L’ENTRE-DEUX OU UNE CONSCIENCE DU FÉMININ DANS L’ÉCRITURE
CLAUDE BER
PLACEMENT/DÉPLACEMENT/ ENTRE-DEUX
Dans ce séminaire, où je vous remercie tous et plus particulièrement Mounira Chatti de m’avoir invitée, et où je le suis en tant qu’écrivain, c’est comme tel que je m’exprimerai sur la manière dont la question du féminin dans l’écriture se pose pour moi. Même s’il n’y a pas d’écriture sans distance ni retour critique, le placement de l’écrivain, comme on le dirait de celui d’une voix, est différent de celui du chercheur ou du critique. Par sa visée comme par sa nature subjective car l’écrivain ne cherche ni n’illustre une théorie sinon dans et par l’écriture elle-même.
C’est dire d’emblée les limites de cette interrogation, qui s’enracine dans la singularité de toute création littéraire, d’autant plus paradoxale qu’elle n’existe que de déboucher au delà d’elle et n’advient à la littérature que de traverser cette singularité vers l’altérité. L’écriture, l’acte artistique se situe à ce carrefour, où se croisent la singularité individuelle, l’appartenance à une époque, une culture, une histoire collective incluant celle des formes et une humanité commune sinon universelle du moins présente à cet horizon indéfini de l’adresse qui interroge autant qu’elle quête cette humanité en devenir et en exigence qu’Anthelme nomme « l’espèce humaine ».
Déjà pris dans ce nœud de tensions, l’écrivain parlant de l’écriture se trouve, en outre, déplacé par rapport au faire qui est le sien. À cette action dans la langue qu’est l’écriture. L’écriture est acte. Acte de langage, modalité de langage autre que le propos, qui se met ici « à l’ordre du discours », pour reprendre l’expression de Foucault. Dire de l’écriture, c’est osciller dans cet entre-deux, qui, sans renoncer à la parole discursive, doit aussi rappeler que la parole sur l’écriture n’est pas l’écriture et que j’expose devant vous non mon travail mais son arrière boutique, ce vrac où se questionne l’écriture et où elle seule est tentative de formulation des questions par lesquelles elle est travaillée.
Le déplacement des représentations que le discours opère démonstrativement, l’écriture le fait ou le tente par et dans un travail de la langue. Sans imaginer s’aventurer à quelque définition de la littérature, il faut, là encore, s’y situer autrement que ne le fait ordinairement l’écrivain dans ce risque qu’est l’ouvrage lui-même. Cédant un instant la parole au discours sur la littérature, j’emprunte à Dominique Viard, ses trois catégories littéraires : l’artisanat de « compagnons du devoir » d’un savoir faire littéraire, la littérature concertante, dite aussi consentante, attentive à l’humeur de l’époque, soucieuse de rentabilité mercantile et de « scandale calibré », qui « traduit l’état social, mais ne le pense pas », la déconcertante enfin qui, se pense comme activité critique, interroge et s’interroge notamment dans et par sa forme, persuadée que de nouvelles significations ne peuvent émerger dans de vieilles formes, écrivant « là où il n’y a pas de mots ou pas encore ».
Il ne revient pas à l’écrivain, toujours dans le doute et l’impossibilité de juger de lui-même, de ranger son ouvrage dans une de ces catégories, mais, tout incertain qu’il soit de ce qu’il fait, dans le risque de réussir comme d’échouer, son geste d’écrire, qu’il le veuille ou non, conformément à son dessein ou non, déploie une idée de la littérature essayant de se mettre en œuvre. L’écriture est, pour moi, du côté de « l’Intranquillité » pour reprendre le mot de Pessoa, du côté du travail de la langue, d’un sens qui n’émerge pas hors de sa forme. Davantage du côté des chemins de traverse que des pistes balisées, des questions que des réponses. Plus déroutante ou « déconcertante » que balisée. Et, dans tous les cas, ne pouvant se jouer hors d’un déplacement dans et par la langue.
Si ce minimal positionnement est préliminaire obligé, c’est parce que la question n’est pas celle de l’expression des femmes – qu’elles aient absolument ce droit est si essentiel que le mettre ne serait-ce qu’en débat relèverait pour moi de l’irrecevable éthique et politique- mais celle de l’écriture. C’est dans cette perspective qui interroge la relation entre genre et écriture, face à laquelle, je me suis toujours sentie dans une posture ambivalente, un entre-deux, qu’il m’a paru précisément intéressant de m’interroger.
J’ai, d’une part, la sensation, et j’emploie ce terme à dessein, que l’attente d’une spécificité féminine, avec le lien qu’elle établit entre une écriture et une identité générique elle-même figée par ses définitions aussi raffinées qu’elles soient, débouche sur une forme d’assignation identitaire, faisant fi à la fois des identités multiples qui nous constituent, de leur constante évolution au contact d’autrui et du monde, comme de la distinction entre la personne et l’écrivain et de la construction de l’identité de ce dernier par l’écriture. D’autre part, j’ai identiquement la sensation que ne peut demeurer sans effet l’entrée dans l’écriture d’une moitié de l’humanité jusque là privée de la parole sur elle-même et sur le monde ou réduite à la portion congrue.
C’est du tiraillement entre ces deux pôles qu’est née cette réflexion, qui n’aboutit peut-être pas à une issue théoriquement pertinente, mais qui reflète, au delà de mon seul cas, une préoccupation plus large des femmes écrivains car cette relation entre genre et écriture ne va pas sans questions de tous côtés. Du côté de l’identité comme du côté de l’écriture et se heurte significativement à la difficulté de se nommer.
NOMMER/ DÉ-NOMMER
Ecrivain, écrivaine, femme-écrivain, écrivain-femme, poétesse, femme-poète, poète-femme, auteur, auteure, la multiplication des termes, relevés dans le corpus des articles et travaux consacrés au rapport entre genre et écriture, travaille la langue de manière explicite et reflète la situation problématique de – au choix – la femme–écrivain, l’écrivaine etc., mettant en avant tantôt le genre de l’intéressée, tantôt sa création, tantôt une volonté de continuité, tantôt un désir de rupture, soulignant politiquement le féminin dans écrivaine, l’annulant dans écrivain par un refus de confusion entre genre sexuel et genre dans la langue...
La langue dit tout rien qu’à cette prolifération du lexique, à cette nomination, qui dé-nomme en même temps qu’elle nomme. Tout d’une condition des femmes dans l’écriture. Du danger, dans poète-femme ou femme-poète, de mettre en avant femme avant poète ou écrivain au risque de lier l’écriture à l’illustration du genre ou de l’inféoder à des visées politiques extérieures à elle, pour légitimes qu’elles soient. De l’impossibilité de donner la primauté à la poète ou à la femme dans une hiérarchie absurde quand l’écriture s’enracine à la fois dans le plus intime de soi et s’en écarte dans une posture d’écrire distincte d’un premier degré confessionnel. De l’ambiguïté d’une histoire littéraire, où les femmes ont eu jusqu’à nos jours place minoritaire et de la réticence à endosser des dé-nominations qui, tout en affirmant le féminin, font de la catégorie écriture ou poésie féminines une sous catégorie de la poésie et de l’écriture.
Pour trancher ce nœud gordien, j’use, depuis longtemps, de l’expression une poète dans ce jeu avec les mots, qui est le propre de l’écriture et qui a pour vertu de mettre du jeu dans les rouages des discours et d’interroger l’écriture là où elle a lieu : dans la langue. C’est donc autour de mots que va s’aimanter, dans quelque allusion métaphorique aux rhizomes chers à Deleuze, cette réflexion qui sans renoncer à la forme du discours ici obligée, prendra quelques libertés avec l’argumentatif, dans une allure plus « à sauts et à gambades » que soumise à une visée démonstrative.
L’ENTRE DEUX DE L’AFFIRMATION ET DE L’ASSIGNATION
Si l’hésitation de la nomination révèle le rapport complexe et parfois conflictuel entre genre et écriture, l’explorer plus avant en déplie les contradictions et les apories.
La femme-poète ou la femme-écrivain affiche les conditions de l’écriture des femmes. Et à juste titre. L’existence, la visibilité, la reconnaissance de l’écriture des femmes ont une histoire. Elle ne vont pas de soi. Des inégalités de droit et/ou de fait, des intégrismes religieux et des idéologies patriarcales continuent de confiner les femmes au rôle de génitrices, dans une partition entre le « domus » et « l’agora », la « polis » réservée aux hommes et l’intime réservé aux femmes, entre la création d’un côté et la procréation de l’autre. La création littéraire et artistique des femmes demeure, à l’échelle planétaire, encore minoritaire et sa visibilité souvent moindre avec des nuances importantes selon les époques et les cultures, qui appelleraient une histoire et une sociologie.
Ces dernières se sont penchées sur cette histoire, qui a occulté la part des femmes. Pour ne citer qu’un exemple, au fil des mots qui sont mon matériau, la banfilé et la bandrui celtes, connues des seuls spécialistes, ont été rayées de la mémoire collective alors que leur homologue masculin le barde est une figure familière. Sans imaginer reprendre ici ce vaste débat où une « her/story » revendique sa place dans une « his/story » qui l’en a exclue, je ne peux le perdre de vue ni ignorer que les représentations, qui confinent les femmes au trois K (Kinder, Küche, Kirche) pour le dire davantage sous forme de slogan que d’analyse, est tenace et que son incidence sur l’écriture des femmes ne peut être écartée.
De la censure induite par une disparité de droits et une répartition rigide des rôles à des formes d’autocensure subtiles, qui font au dominé intégrer les catégories du dominant ou se conformer à ses attentes, les représentations liées aux inégalités patriarcales travaillent l’écriture des femmes. La prégnance d’une image conventionnelle et infériorisée du féminin dans les sociétés et les mentalités influe sur elle. Dans l’entre-deux entre censure et autocensure, elle demeure parfois encore prise, à des degrés divers, dans les mailles d’une absence de liberté, de rôles assignés ou d’une moindre reconnaissance qui la conduit à se conformer à des attentes ou à s’affirmer contre celle des hommes, ce qui ne va pas, de tous côtés, sans risque.
On peut comprendre la volonté d’afficher ce féminin, souvent laissé aux périphéries d’un champ littéraire dans lequel il s’agit d’entrer parfois bien qu’on soit femme. Mais en même temps qu’il affiche et affirme l’enjeu, ce féminin s’affiche aussi comme hors jeu, hors de l’évidence dont est doté l’écrivain. Revendiquer que les femmes accèdent à l’écriture, que leur place, leur visibilité et leur reconnaissance soit égale à celle des hommes est une question de droit, mais la possibilité d’inscrire une écriture dans le littéraire n’est pas une question de droit ni de parité décidée. Il faut distinguer les conditions, cette « Chambre à soi » indispensable dont parlait Virginia Woolf et qui désigne bien autre chose qu’un simple local, et l’écriture elle-même, qui demeure pour chacun et chacune dans son risque entier, son devenir aléatoire échappant à l’écrivain lui-même. Cette possibilité s’effectue ou pas. Comme la liberté, elle ne se réclame pas, elle se prend. Au risque de réussir comme de rater son coup ! On peut revendiquer les conditions politiques et sociales de cette possibilité mais on le devient ou pas au regard des autres, et cela encore dans des incertitudes, des variations, des fluctuations historiques et autres redécouvertes et relectures qui ne donnent ni certificat ni garantie de rien.
L’affirmation du féminin porte en même temps témoignage d’une affirmation et d’un danger de relégation à ces catégories secondes de poésie ou d’écriture féminines quand on réserve aux femmes, et autant avec bonne que mauvaise intention, un lot d’anthologies ou de colloques concernant la poésie ou l’écriture féminines dans cette asymétrie où ne leur fait pendant nulle écriture ou poésie masculines. En bonne logique, cela devrait, si lier genre et écriture avait quelque sens, mais je crains que cela n’en ait pas d’autre qu’historique, politique et social.
Pour légitime que soit, par exemple, la volonté politique qui tient à souligner la présence de la magistrate aux côtés du magistrat et à faire de la boulangère autre chose que la femme du boulanger dans la perspective d’une égalité réelle des droits et des conditions, elle ne se heurte pas moins au risque de confusion entre le genre dans la langue et le genre dans son acception sexuelle. Il y a, à exagérément pointer le sexisme supposé d’une langue, des excès, eux aussi, révélateurs de la posture des femmes qui écrivent face à elle et parfois plus d’une difficulté à prendre la parole ou à entrer dans l’écriture, et j’insiste sur la connotation, que du sexisme d’une langue, qui n’existe jamais en elle-même mais seulement dans ses usages, structurée qu’elle est par un arbitraire du langage et des fonctionnements étrangers à une intentionnalité quelconque fût-elle sexiste.
L’éclat du soleil phallocratiquement attribué aux hommes oublie qu’en allemand soleil est féminin et lune masculin et qu’en français, si le « e » marque le féminin, il ne lui est pas pour autant nécessairement lié dans une « chansonne » systématique oubliant tous ses mots masculins terminés par « e » en commençant par la « force » du « mâle » comme les termes féminins qui s’en passent tout aussi bien telle la « volupté » ou la « douceur » censément féminines ! Le genre des mots n’est pas celui des sexes. « L’action » et la « vigueur » réputées masculines sont au féminin et « le passif » si longtemps voué au féminin, se dit au masculin. Inutile de poursuivre cet inventaire, si trace de sexisme il y a, dans la langue française pour s’en tenir à elle, c’est ailleurs, dans l’évolution, par exemple, de « pute »/« putain » cas sujet et cas régime de « jeune femme » en ancien français et prenant le sens qu’on lui connaît en même temps que le droit romain élimine tout droit antérieur des femmes.
Une langue reflète les représentations propres à ceux qui la parlent et se modifie quand ces dernières évoluent. Les élèves de nos écoles n’avaient pas attendu décret pour parler de la prof ou de la proviseur sans d’ailleurs ajout d’un « e ». Le terme de « nègre » est devenu inemployable sauf contextualisé ou quand la négritude en inverse le caractère péjoratif. Ces marques de l’histoire, qui ne concernent pas que les femmes, inscrivent dans la langue les stigmates de nos exclusions quand le terme « moche » issu du prénom juif « Moshé » garde mémoire de l’antisémitisme ou bien quand le fier coursier allemand « Ross » ne peut être en français qu’une rosse. Et se peuvent aussi bien traquer traces du rejet de l’autre que l’inverse. Notre Babel porte partout marque de nos ambivalences. La langue enregistre et traduit ce que nous sommes, nos stagnations comme nos évolutions, reflétant et intégrant l’histoire et l’idéologie des locuteurs.
Bref, à confondre la langue et son usage, en oubliant que parler n’est jamais innocent, on n’arrange pas nécessairement la situation des femmes qui écrivent quand, à l’accord au féminin d’auteur en auteure et d’écrivain en écrivaine, se décline une féminisation des métiers mais se traduit aussi, parfois, la méconnaissance du fait qu’en français le masculin ne l’emporte pas sur le féminin dans un sexisme ravageur, mais porte simplement la double marque du masculin et du neutre. Cette absence de neutre comme celle du « Mensch » ne font ni la langue ni l’écrivain français plus sexistes que leurs homologues allemands.
Et la langue, à qui je prête soudain quelque sournoise intentionnalité bien féminine puisque le mot est féminin (ne nous gênons pas dans la surenchère d’absurdités et de stéréotypes, où conduit un tel positionnement du débat !) se venge de son ignorance en débouchant sur des usages ambigus. Dans cette double marque du masculin en français, écrivain contient écrivaine, mais écrivaine ne contient pas écrivain et l’on bute, par exemple, sur cette phrase d’un article résolument féministe présentant la poétesse Akhmatova comme « une des plus importantes poétesses russes du XXe siècle ». Certes, mais la phrase est ambiguë qui la désigne comme la plus importante parmi les poétesses alors qu’elle veut signifier l’importance de sa place, poètes et poétesses compris. « Un des plus importants poètes russes du XXe siècle » suffit à inclure grammaticalement les poétesses, mais, s’il faut les y loger visiblement, la seule solution est la redondance : « une des plus importantes poétesses parmi les poètes et poétesses russes du XXe siècle ». Le charabia guette ! Car, à forcer la langue, on se retrouve en posture de dire autre chose que ce que l’on veut dire.
L’arbitraire, le collectif et coercitif de la langue s’imposent et tout cela devient à la fois kafkaïennement labyrinthique et rien moins qu’insignifiant quand c’est avec le matériau de la langue que travaille l’écrivain. Je n’entame là nulle querelle byzantine, soulignant simplement les forts bonnes et égales raisons des femmes à vouloir se nommer écrivains ou écrivaines, sans qu’on puisse univoquement accuser les premières, fidèles à la langue, de trahir leur genre ni vilipender les secondes qui veulent faire acte politique.
Une seul chose est sûre, c’est que l’écrivain-femme, l’écrivaine ou ce si multiplement nommé qu’il en devient innommable, est de toute façon acculé (e) – le « e » entre parenthèses introduit variation pratique!- à une inconfortable posture, un entre deux dans une interrogation de ce que parler veut dire et des rapports du poïetique et du politique.
Loin des arguties grammairiennes ou des querelles de mots, c’est, à partir de l’exemple minuscule de quelques uns, un peu considérer le matériau de base de l’écrivain, la langue. Et comme tout matériau à la fois il résiste et il plie. À l’écrivain et à l’écrivaine de faire et de défaire à sa manière, avec, contre, peu importe mais sachant qu’il ne fait pas sans ni dans l’inconscience de ce qu’il fait. À chacun et chacune de se colleter au problème dans une conception du poïetique qui ne saurait être normative. Car c’est moins par décrets ou discours qu’à travers des actes d’écriture, que quelque chose peut se déplacer.
À introduire la nouvelle trublionne de la poète au défile des masques nominatifs, je n’ai ni prétention d’édicter autre décrétale, je trafique et tâtonne simplement dans la langue pour y inscrire l’entre-deux à ma manière et sortir de l’impasse de cette tension du politique et du poïetique, en usant des moyens de la poète que je suis, les mots, déterrant l’étymologie du latin « poeta », profitant de l’ambiguïté du « e » final en français, rien que pour mettre du jeu et du « je » dans la langue et opposer au poids des pressions la légèreté indocile du poïen.
À pesamment dire que c’est exemple d’appropriation de la question non dans un discours, tel que je le tiens ici, mais dans un acte de langage, c’est accorder beaucoup à du bien minime, mais qui désigne, effectivement, même à minuscule échelle, ce pas de côté que tente toujours l’écriture. Quand, à être dans l’impasse obligée de l’entre-deux, ne reste pour s’en sortir qu’à trouver son issue, quand toute écriture est en quête d’une langue à l’intérieur d’une langue toujours étrangère. Là est l’enjeu de l’écriture, qu’elle parvienne à élargir l’expérience humaine, sa représentation d’elle-même ou pour le dire comme D.H. Lawrence à « découvrir par un nouvel effort d’attention un monde nouveau dans le monde connu ».
Là est aussi l’enjeu de l’écriture des femmes, qu’elles participent pleinement de ce possible. À la distinguer ou à en espérer une spécificité se risque d’en perdre la portée à laquelle doit pouvoir prétendre toute œuvre créatrice, dont il me paraît essentiel qu’elle ait par principe la possibilité (et peu importe ici qu’elle l’atteigne ou pas) d’avoir un écho dans les consciences et sur la sensibilité humaines quel que soit le sexe de chacun.
C’est là, déjà, un premier degré d’une conscience de ce que l’on dit, qui se déploie dans le mouvement même d’écrire. Qui est conscience que ce qui se dit est dans le comment on le dit tout autant sinon plus que dans ce qu’on dit. Et en l’occurrence ce qu’on écrit. Une conscience du féminin dans l’écriture, qui ne se réduit pas au seul témoignage, n’est pas seulement l’expression d’une féminitude et encore moins celle d’une féminité prisonnières de représentations fussent-elles archétypales, mais émerge dans un travail de la langue qui trouve une langue, voire des langues. Et ce terme de langue vaut ici davantage dans sa charge littéraire en écho au « trouver une langue » que dans son acception linguistique, qui nommerait discours toute actualisation de la langue, mais m’éloignerait de cette langue commune, où glissent les mots d’un lieu l’autre et où, dans l’interstice des champs de connaissance qui découpent leurs frontières et érigent leurs définitions, le « poïen » fait feu de tout bois pour seulement alimenter le sien et, à ce stade, désigner déjà cette prise de possession de l’entier territoire de la littérature et de la langue, que Virginia Woolf donnait pour but à l’écriture des femmes.
Peu importe le terme désignant ce sujet poïetique au féminin, l’essentiel étant, pour moi, d’insister sur le fait qu’il n’existe pas, à mon sens, comme une donnée définie antérieurement à l’écriture, mais s’élabore dans son faire, et que le nommer la poète est manière parmi d’autres de le situer dans l’entre-deux entre assignation et affirmation. Manière de flécher ce double mouvement de désappropriation et d’appropriation qu’est l’écriture dans sa tentative d’échappée hors de l’usure de la parole, hors du déjà dit et du non dit marqués d’histoire et d’idéologie, que l’acte d’écrire travaille non pas en l’analysant, mais en faisant. C’est minime clin d’œil au « donner un sens plus pur aux mots de la tribu » de Mallarmé, rappelant que l’écriture a affaire à l’épaisseur de la langue, à la densité accumulée des sons et des sens et que c’est dans cette forêt de signes que s’aventure ce sujet de l’écriture au féminin de l’écrivaine comme celui de n’importe quel autre écrivain et qu’il y déploie une conscience de lui-même dans une expérience de l’écriture, qui est moins celle d’une identité antérieure et extérieure à elle, que celle d’une identité en mouvement dans la confrontation à la langue qui se questionne dans son faire.
LE JEU DES « JE »
Le poïetique, qui a quelques tours dans son sac, reprend alors sa part au politique en soulignant que le « je » de la femme (comme de l’homme) qui écrit ne peut pas être assimilé au « je » de celle (de celui) qui écrit car ce « je est un autre ». Nul besoin de varier la phrase rimbaldienne « je est un autre » en un « je est une autre » puisque ce n’est pas la personne mais le pronom « je » qui est sujet. Il ne s’agit pas d’un « je suis un autre » appelant sa variation « je suis une autre » dans une assimilation réductrice du sujet « poétique » au moi psychologique. Dans l’acte d’écriture je, que le sujet de l’écriture soit homme ou femme, est autre. Autre et pluriel. À cela ne se réduit pas la phrase rimbaldienne (c’est le propre du poème d’être irréductible à son arraisonnement) mais elle réintroduit du « jeu » et donc du « je » possible dans les rouages des discours.
Alors se peut, suivant le contexte, être écrivain ou écrivaine, auteur ou auteure, poète ou poétesse selon que l’un ou l’autre de ces termes semblera mieux approprié, non pas dans la contrainte d’une norme mais dans l’éventail des possibles que recèle la langue, puisque, de toute façon, le je qui écrit est autre de moi. La poésie, le poïetique a dans le symbolique des vertus radicales! C’est même sa fonction que de travailler ce symbolique pour nouer le sujet au réel comme de récuser l’assignation à ce dernier prétendument transparent à la chose quand le rêve du Cratyle se dégrade en mirador.
Le je qui écrit, le sujet de l’écriture est autre et distinct de celui ou de celle qui écrit – enfin des parallélismes, qui sortent de l’impasse obligée de l’opprimé(e) acculé(e) à intégrer les raisons du maître (et de façon révélatrice « raison » signifiait originellement « discours » dans la droite ligne du Logos) ou à être rejeté(e) dans le non dicible, l’innommé ou l’innommable. Que la formule « je est un autre » soit d’un homme ne change rien au fait qu’elle libère le possible de la poète que je suis dans un poïen qui appartient aux deux et par lequel je désigne simplement, sans aucun halo sacralisant, cette face de l’action humaine, le poïen, qui a sa visée hors d’elle-même comme la praxis l’a en elle-même. Des deux, les femmes ont été exclues. Dans l’un comme l’une, c’est à elles d’y prendre place, sachant que l’on n’entre pas simplement dans l’un par l’autre quand cette distinction entre le moi et le sujet à l’ouvrage d’écrire débouche sur une diffraction et une effraction qui multiplient et inventent le sujet de l’écriture bien au delà du seul féminin, lui même déjà fort insaisissable au delà de la donnée des deux sexes qui nous constituent et des aléa rien moins que minimes réservés au deuxième dans l’histoire.
Le sujet de l’écriture advient et devient en écrivant. Il s’y découvre multiple et s’y invente. Du sujet et de l’identité se construisent et se défont dans et par les mots quand « l’écriture travaille celui qui la travaille » comme le rappelle Claude Simon. De l’inconnu y surgit. De l’inconnu de soi compris. Il est dans une posture d’écrire – et j’emploie ce mot en opposition à pause comme à imposture –, qui prend place dans les enjeux multiples des interrogations éthiques et esthétiques d’une époque. Il se diffracte en une multiplicité de voix et fait sens dans tous les sens, sons, disposition, figures, lexique, syntaxe. Ces voix venues du dehors comme que du dedans, puisent autant à l’expérience du moi y compris à son ignorance de lui-même qu’à l’expérience de l’autre et au collectif dans une traversée de l’altérité sous toutes ses formes.
Que toute écriture soit indissociable d’une expérience personnelle, d’une vision du monde, d’une condition et de conditions de son émergence, ne la réduit pas pour autant au témoignage ni le sujet de l’écriture à une subjectivité sans médiation. L’écriture n’est pas plus une cure analytique qu’un document sociologique. Même si analyse et sociologie ne se privent pas d’y puiser matériau, elles n’en épuisent pas plus la réalité résistante que les significations de l’écriture n’en épuise la signifiance toujours ouverte aux possibles de l’interprétation.
Que l’écriture illustre des données de l’humain, de sa et ses conditions, est un truisme. Elle ne fait même que retisser indéfiniment des thèmes récurrents, des topoï comme dit la critique (l’amour, la mort, joie et souffrance, le moi et les autres, le collectif et l’individu, la transcendance, le monde etc), mais indéfiniment autrement aussi… On ne trouve à la fin que ce qui y est au début dans un mouvement tautologique qui n’apprend rien quant à l’écriture elle-même sauf que l’ouvrage artistique, quand il parvient à émerger en tant que tel, est œuvre ouverte, davantage catalyseur que dépôt de significations.
L’oublier, c’est omettre le travail du langage dans lequel s’enracine le trajet poïétique à travers une pratique, qui se réfléchit en se faisant dans son faire comme dans la réflexion qui le double et révélant la multiplicité des modalités du je qui y est à l’œuvre, ses métamorphoses et ses capacités d’imaginaire. À affirmer la primauté de ce sujet poïetique, il n’y a nulle spécificité ni révélation à getter dans l’écriture des femmes même si, inévitablement, des thématiques sont inspirées par leur condition, mais est-ce à dire qu’il n’y a rien à en attendre ? L’entre deux est tenace qui oblige, pour échapper à la posture de l’âne de Buridan, à enfoncer de nouveau un certain nombre de portes ouvertes dans l’espoir de glaner, au passage, quelques miettes.
L’ÂNESSE DE BURIDAN ET LA FIGURE DU MONSTRE
À ce point d’un cheminement subjectif, au ras duquel je me tiens, je balance toujours, en bonne ânesse de Buridan, entre négation et affirmation d’un féminin dans ce sujet de l’écriture.
Non, il n’y a pas de spécificité de l’écriture des femmes dans la suite cohérente du sujet poïétique, qui distingue de toutes les manières le sujet de l’écriture du moi de la personne. Non, parce qu’une expérience artistique identique à celle d’un homme et de l’expérience partagée, parfois commune, s’y déploient à travers le singulier dans une cartographie d’ensembles aux recoupements, inclusions et exclusions multiples, où l’identité du sujet de l’écriture se pare davantage du manteau d’Arlequin que du sur mesure identitaire.
C’est que le malheureux écrivain ou la malheureuse raconte, narre... Et voilà que surgit le nouveau larron ou la nouvelle larronne de la narration, traînant Paul Ricœur et ses identités narratives après elle ! Et si l’identité était une narration, une fiction... Il faut bien quelque humour pour persévérer sur cette scène du théâtre identitaire, où l’écrivain a le mauvais goût d’emprunter plusieurs masques, d’usurper des conditions, de créer des figures d’hommes quand il est femme et l’inverse, d’inventer des histoires qu’il n’a pas vécues et pire encore de les rendre plus crédibles que de vrais protagonistes !
Le poïen tire l’entier de la couverture à soi. Wittgenstein le disait, après tout, il n’y a pas de langue en soi, il n’y a que des jeux de langage, dont aucun n’est fondé à se déclarer le vrai ou à tenir discours totalisant sur les autres. Le fond de l’affaire dévoile ou bien l’art et l’écriture comme des discours de connaissance parmi d’autres ou l’artiste, l’écrivain et l’écrivaine à sa suite comme des imposteurs, dévalisant les vies, trafiquant le réel, empruntant n’importe comment à la philosophie, aux sciences un tout et n’importe quoi, se prévalant, en outre, du droit usurpé d’en dire et d’en médire. C’est juste retour des choses, après tout, quand l’écriture se faisant sagement objet de toute les analyses, s’autorise, à son tour, à glaner partout à sa seule manière. Tromperie ! Artifice ! Hors de la Cité le poïen et son mensonge !
L’art et le politique ne font décidemment pas bon ménage. On le sait depuis Platon. Mais assez de digressions ! Un peu d’ordre ! L’ordre, voilà bien l’obstacle auquel se heurte le poïen, surgissant au détour du discours qu’il subvertit, non pas qu’il soit désordonné mais rétif qu’il demeure à toute mise à l’ordre des discours.
Car c’est hors de l’ordre des discours, que la littérature, l’écriture précisément fait autre chose qu’eux. Qu’elle dit autrement. La littérature n’est pas démonstrative. Elle montre. Effectivement davantage du côté du monstre, de la monstration que du côté de son apprivoisement dans la dé-monstration. Elle fait narration, même lorsqu’elle la déconstruit. Description même lorsqu’elle la brouille. Et avec tout cela elle vise à dire. Intransitivement. Non pas dire quelque chose, mais dire. Maniant le bâton de Diogène qui brise en même temps qu’il désigne. Fabriquant cet objet de langage problématique, qui n’a d’autre garant que lui-même et qu’on est forcé de laisser à la porte quand on en parle, juste invité au coin de la phrase à montrer l’oreille du loup face au despotisme du discours. À le subvertir par le rire, l’image, le jeu de langage, le rapprochement incongru, le dépliement des ramifications, le surgissement de singularités irréductibles.
Et c’est la mettre au pas, ici même, que de reprendre le fil du discours et son ordre, qui n’est plus tout fait le sien dans l’entre-deux où mon propos oscille lui aussi, et où l’ânesse de Buridan se force à enfoncer des portes parfois depuis longtemps ouvertes, mais qu’il lui faut bien retraverser, elle, ne serait-ce que pour les fermer une fois pour toutes à sa façon, y cherchant au passage, à repasser sa propre balayette, quelque poussière qui soit à elle. Elle pourrait, après tout, raccourcir son propos, se déclarer adepte du rhizome deleuzien, de la récusation de la dualité et pour le brouillage des pistes identitaires « queer » et dur! Mais ce n’est pas à se situer que cherche l’écrivain, mais, au contraire, à se perdre dans le dédale des signes, à s’enfoncer dans l’épais de la langue et du corps pour si ce n’est, ici, autrement dire ou dire autre, du moins désigner son autrement dans les ramifications du parcours.
Non, donc, et revoilà un sage connecteur logique, qui, trompeusement, ouvre nouvelle digression dans un emboîtement de poupées gigognes figurant les emboîtements et les successifs plis et replis de l’écriture et de l’identité en une pliure dont le révérence à Deleuze est toute consentie, non donc, à retomber dans le prosaïque de l’énumération, il n’y a pas de sujet féminin repérable de l’écriture et il n’est, dans la critique, guère d’exemple de spécificité de l’écriture de femme qui n’ait son contre-exemple. La trace d’oralité pour n’en citer qu’un, attribuée parfois à leur mémoire de conteuses, est tout aussi caractéristique de la poésie à son origine, dont celle d’Homère, de Pindare et de nombre de traditions orales des aèdes aux bardes et troubadours illustrées par des hommes, qui les ont renouvelées dans les formes contemporaines de l’oralité en poésie autant explorées par les unes que par les uns.
De même l’affinité, souvent avancée après Freud, du « féminin » et du poétique, qui saupoudrerait de large part féminine les poètes mâles pourrait bien ne refléter que l’histoire de la poésie, en Occident, qui de genre majeur est devenu mineur et s’est de plus en plus retirée de la Cité, dévolue au masculin et où elle régnait chez les Grecs, vers ses marges et vers l’intime dévolu au féminin . Voilà le poète devenu féminin après avoir été chantre des exploits épiques à moins que tout simplement la place de la poésie en Occident ne soit devenue féminine c’est-à-dire, selon l’image traditionnelle, exclue de la cité. Il n’en est pas de même partout ni toujours et lorsque la poésie reprend dimension politique, elle redevient éminemment masculine si l’on entend par là en prise directe avec le devenir de la Cité telle celle d’un Darwich, d’un Adonis ou antérieurement d’un Neruda. On ne fait là que prendre les effets pour les causes. La poésie n’est ni masculine ni féminine, elle occupe par rapport à la Cité une place tantôt plus masculine tantôt plus féminine quand ces deux termes renvoient encore dans l’inconscient collectif, à la partition patriarcale du « domus » et de « l’agora ».
Non encore, car à ce piège du féminin, l’écrivaine, et je choisis ce mot à dessein dans la palette, est roulée dans la farine par une attente qui l’assigne à des domaines voire à des formes, sommée qu’elle est même d’éclairer, par exemple, ce censément « continent noir » de la sexualité féminine. L’appétence pour le témoignage sexuel, notamment de viol ou d’inceste, qui, c’est à souligner, privilégie encore, dans les représentations, une sexualité féminine douloureuse plutôt que triomphante, peut se comprendre en réaction à une parole bâillonnée mais déboucher autant sur l’élargissement de l’empan de l’écriture que sur un confinement. L’intime aussi est politique, mais, en littérature, il ne change la donne que par l’écriture, non par son propos.
Un éminent traducteur de Virginia Woolf soulignait comment, à la lecture du passage où elle met en scène la pensée du viol chez un de ses personnages, il avait perçu pour la première fois avec étonnement et dans un sentiment d’étrangeté inconnu jusqu’alors, son propre corps de mâle comme susceptible d’être perçu par les yeux de l’autre comme dangereux. On saisissait bien, à l’écouter, que la réussite de Virginia Woolf résidait dans la capacité de son texte à influer sur le regard de son lecteur, à modifier sa perception de lui-même. Car l’enjeu de l’écriture n’est pas de dénoncer le viol, cela est engagement éthique distinct, mais de modifier une perception, d’introduire dans la conscience humaine le point de vue de qui le subit, et en l’occurrence le plus souvent des femmes depuis des siècles et de façon parfois quasi légitimée. L’écrivain Virginia Woolf avait rendu là lisible pour lui comme pour d’autres un pan de réalité non pas inconnu mais jamais révélé de cette manière, n’opérant pas autre chose que de rendre soudain visible ce qui est sous nos yeux comme le fait un Cézanne lorsqu’il invente la montagne Sainte Victoire, comme le fait toujours un acte artistique dans ce mélange de surprise et d’évidence qu’il provoque.
C’est moins une féminité qu’illustre là l’écriture de Virginia Woolf qu’une capacité à s’emparer des moyens de l’écriture pour rendre un point de vue partageable et en quelque sorte commun. Rien, dans ce passage, n’y diffère de la manière dont, dans Mrs Dalloway, elle fait entrer son lecteur dans le point de vue de la folie. La preuve qui est apportée est moins celle de la spécificité d’une écriture de femme que de la capacité d’une femme à être un écrivain, qu’elle parle du viol, de folie ou d’autre chose. Peu importe qu’elle puise à son expérience ou à son imaginaire, du moment qu’elle parvient à élargir l’expérience humaine et sa représentation d’elle-même.
Le besoin, la nécessité d’entendre résonner la parole des femmes longtemps bâillonnée peut aussi bien déboucher sur un enrichissement des représentations que jouer un rôle d’injonction restrictive au risque de limiter l’écriture à un dire obligé. Les écrivains femmes ont certes à dire un non dit, qu’elles nourrissent de leur histoire, comme des écrivains hommes l’on fait, dans celle de la guerre par exemple, mais c’est à émerger dans une forme, que le propos se dit et se rend audible.
Les mots ne sont pas innocents et leur efficacité politique a aussi ses effets pervers, eux même révélateurs de l’injonction paradoxale bien connue qui reproche aussi bien aux femmes de l’être et de l’être trop que de ne l’être pas ou pas assez, d’illustrer les stéréotypes que de cesser de le faire et les accule de toute façon à l’impossibilité d’être quoi que soit quand à rester dans le rôle de femelles, elles ne sont rien que cela et à explorer territoires réservés aux hommes, elles sont accusées de perdre on ne sait quelle féminité ou d’intégrer le discours du dominant. À ce « doble bind » demeure impossible l’émergence du sujet d’écriture et immuable l’appropriation du corps des femmes par un discours collectif, qu’il s’énonce au nom de leur asservissement ou de leur libération.
Les choses sont évidemment moins schématiques, ne serait-ce qu’à connaître et nommer ces impasses, mais, de manière plus fine, la double contrainte continue parfois encore de s’exercer y compris dans la réception de l’oeuvre, plus dissimulée, mais imposant insidieusement des stéréotypes et des autocensures aux écrivaines comme aux écrivains également pris dans le filet des présupposés et des attentes.
Séparer les domaines est là comme ailleurs, une manière de résoudre la tension de la différence entre distinction et similitude en assignant des territoires respectifs. Les rivaux se détestent d’autant plus qu’ils se ressemblent et une spécificité de l’écriture féminine réduit pour les uns la concurrence et pour les autres les risques de l’écriture en la protégeant en même temps qu’elle la marginalise dans un territoire réservé, une nouvelle « domus » en somme, où peuvent bien se pousser tous les cris de révolte sans que cela change grand chose si l’entier territoire de la langue et de la littérature n’est pas parcouru et reconnu comme un possible identique des uns et des unes.
C’est donc de plus en plus non à une affirmation du sujet d’écriture au féminin quand, encore, à relever le défi de distinguer dans une brassée d’écrits anonymés, et encore moins dans un corpus contemporain, ceux d’une femme de ceux d’un homme, ni la thématique ni la stylistique ne sont probantes. Non, décidemment non, quand à l’altérité du sujet de l’écriture, aux masques de l’écriture dans la diffraction de leurs multiples voix, s’ajoutent encore ceux de l’écrivain, qui avec pseudonyme ou sans, de toute façon, se figure autant qu’il se dé-figure dans son ouvrage.
Les pseudonymes ont le mérite d’être parlants car ils sont actes de langage, mais il n’est point besoin d’eux pour que des Confessions de Rousseau aux Mots de Sartre, à Enfance de Sarraute et aux variations de l’autofiction contemporaine, même le pacte autobiographique déplie ses replis bien distincts d’un rêve de littérature-réalité équivalente à la télé-réalité, avec ce qu’elle comporte de plus mensonger que l’artifice poïetique dans une évacuation du symbolique qui le rabat sans médiation sur la violence d’un réel censément brut et devenant par là même impensé et impensable.
Le pseudonyme dit, à son tour, tout des enjeux de la nomination déjà évoqués. Les politiques quand Jean-baptiste Arouet se rebaptisant Voltaire échappe à la censure. Les entre-deux des femmes écrivant, quand George Sand émasculant le Georges de son « s », le soustrait ainsi de tous les Georges comme d’ailleurs des Georgettes par un jeu de langage qui est manière de s’en approprier. La multiplicité des je de l’écriture et le défilé des identités multiples convoquées dans les hétéronymes de Pessoa, chacun pourvu de son histoire et de son style. Le poids des représentations quand Yasmina Khadra dit avoir pris pseudonyme féminin pour s’élever contre l’intégrisme et « en finir avec une sorte d’autocensure dans ses premiers écrits ». Il n’a nul besoin d’être femme ni même de rêver l’être pour avoir conscience du féminin dans l’écriture et des représentations induites par ses représentations indissociables de leur pendant masculin.
Et voilà que, brusquement, comme à la contemplation du dallage proustien, inversion des motifs, réapparaîtrait, un lien entre genre et écriture ! Comme quoi… non pas être une femme, mais se nommer au masculin ou au féminin, écrire au masculin ou au féminin, change la donne. Car ce n’est pas, là, question de sexe, de genre sexuel qui importe, mais celle du genre dans la dé-nomination de l’auteur, de langue... On le soupçonnait un peu quand à doser le quota sexuel identitaire du « Madame Bovary, c’est moi » de Flaubert ou celui de Yourcenar dans Hadrien, l’ânesse y perdrait vite un latin qu’en bonne femelle elle ne tient pas d’Apulée.
Le poïen et sa meute de singularités rétives à un rangement, qui omet le versant de son imaginaire comme la multiplicité identitaire, déborde les classements et y met telle pagaille à introduire son troupeau de Chimères qu’il est fort peu convoqué dans le débat identitaire sur la toile de fond duquel se débat cette question du genre.
LE POINT DE VUE DE LA CHIMÈRE
Interroger la différence, c’est risquer de s’égarer en dédales de plus en plus ramifiés quand l'histoire des femmes y apparaît aussi comme révélatrice de la difficulté à penser la différence, témoignant, pour y aller à la diable, des deux formes opposées du rejet de la différence par son creusement et par son effacement.
Creuser le fossé, aboutit, en son pire, à la négation de cette humanité commune sinon réelle du moins espérée et tissée dans nos représentations de nous-mêmes, qui traverse la frontière des sexes comme elle traverse celle des cultures. Elle s’est traduite et se traduit encore, en ce qui concerne les femmes, par leur mise à l’écart d’une humanité représentée au bout du compte par le seul masculin flanqué d’un appendice sorti de sa côte.
À quitter les subtilités du débat, le résultat est pour le moins ravageur, à l’aune de telles privations de droits et de tels traitements qu’Amartya Sen poussait, hier encore, un nième cri d’alarme pour attirer l’attention sur les cent millions de femmes manquantes dans le monde, exécutées ou acculées à la mort. S’il ne s’agissait pas de femmes on parlerait de génocide , mais les gynécides qui pavent l’histoire humaine des bûchers aux lapidations ne sont pas encore entrés dans la catégorie des génocides.
C’est payer cher le bénéfice, substantiel il est vrai, de l’asservissement légitimé au nom d’une affirmation de la différence revigorée par une critique de l’universalisme, et de l’élimination de la difficile question de la différence posé par l'articulation de cette dernière à la similitude quand, en plus, des myriades de similitudes et de différences se conjuguent diversement. Une fois la femme, ou l'autre, quel qu'il soit, relégué dans une différence constitutive, économie est faite de façon radicale des tourments de l'altérité et des variations du prisme identitaire. À l'autre extrême, éliminer la différence, réduire l’autre au même et l’assimiler à un soi, lui-même assigné à lui-même, simplifie identiquement la question en même temps qu’elle accule à la fois à l’invivable et à l’absurde.
Le pouvoir à s’exercer, se débarrasse brutalement des raffinements théoriques, dans une « réalité rugueuse », qu’à défaut d’étreindre, je ne peux écarter dans ma pesée méticuleuse et attentive aux recoins, dans ce ménage de la Cité encore plus à recommencer sans fin que celui du « domus ». Force m’est faite par la force de constater que réduite aux droits théoriques, l’égalité demeure une abstraction et que, privés d’eux, l’animal humain redevient corvéable à merci.
Entre le différentialisme communautariste, qu’il soit culturel ou sexuel et l’arasement des différences par un universalisme abstrait, surgit un nouvel entre-deux qui, pèse à l’arrière plan de l’enjeu de l’écriture des femmes indissociable des contextes où il émerge. Dont celui, entre autres, de la revendication des spécificités individuelles qui s’est développée, entre autre, dans les mouvements féministes et homosexuels. Autour de la notion anglaise de « care » notamment qui ne se suffit plus de droits de l’homme abstraits, mais revendique l’évolution d’une égalité formelle vers une égalité réelle, un droit des hommes plutôt que les droits de l’homme, une évolution du citoyen protégé par des droits vers un individu porteurs de droits liés à ses spécificités.
Cette position, qui met le respect au centre des rapports sociaux et implique le collectif dans l’accomplissement personnel, est, certes, une avancée vers la prise en compte de nos diversités, mais ne va pas sans risques. Celui de fixer ces diversités parallèles, qui aussi multiplement dénombrées qu’elles soient, n’en restent pas moins attachées au piquet d’une identité assignée, comme de dissoudre le politique dans un moralisme psychologisant, dans une substitution du « bien » au « juste » face à laquelle je suis d’autant plus réticente que moralisme et littérature ne font jamais bon ménage, irréductiblement dubitative que reste cette dernière face à ces enfers pavés de bonnes intentions, qui avant de devenir proverbe étaient avertissement de Pascal…
Du point de vue du poïen, l’émiettement en sous-groupes d’appartenance et de référence ne change pas grand chose à l’appropriation collective du corps, y compris au nom de ses droits. Et le corps résiste dans le geste d’écrire ancré dans un corps singulier, dans des singularités irréductibles et qui fait de ces singularités son objet et son sujet. Au regard de l’écriture pointe le danger d’une de ces « d’identités meurtrières » qui, loin des arguties théoriques, s’inscrivent dans le corps social sous forme d’injonctions, de représentations et de pressions peu soucieuses de subtilités et dans une appropriation collective du corps individuel, dont je peux concevoir qu’elle soit inévitable, tout en le refusant à corps perdu car c’est bien de perte qu’il s’agit.
Le corps écrit, celui de l’écriture et celui du corps qui s’y inscrit, se débat dans ces logiques qui lui offrent d’alléchantes perspectives au prix d’accommodements tout aussi susceptibles de dérives oppressives que l’ont été et le sont des droits abstraits. Car si les premiers méconnaissent les différences, l’exacerbation des secondes ne délivre les singularités que pour les inscrire dans de nouvelles catégories, qui ne sont ni nécessairement ni en elles-mêmes porteuses d’émancipation.
Je ne suis ni sûre que le pouvoir s’allège univoquement à se fractionner ni que ce fractionnement d’une humanité, qui est moins une donnée qu’une exigence, ne soit pas une de ses figures et une alliée sinon objective, le sous texte politique serait cousu de fil blanc, du moins possible du néo-libéralisme. Dans la tentative obstinée et illusoire d’échapper aux figures du pouvoir, qui est celle du poïen, les frontières de ce dernier ne sont que déplacées. Et c’est plutôt du côté de l’entre-deux, qu’il irait chercher quelque synthèse moins dialectique que disjonctive, dans une « Logique du sens » encore une fois deleuzienne et qui lui offre sinon base théorique à un propos qui ne se prétend pas tel, au moins figure et métaphore de lui-même plus compatible avec ce qu’il trafique de son côté.
L’acte artistique n’est pas soluble dans le politique. Aucun point de vue, aucun champ de connaissance n’est totalisant ou n’a vocation et encore moins légitimité à l’être et l’écriture, pour objet d’approches diverses qu’elle puisse être, n’est pas non plus soluble dans le sociologique, le philosophique, le psychanalytique, l’historique et le reste.
Le passage du binaire, différences ou uniformisation, vers un ternaire dynamique issu de l'expérience de l’écriture, qui la place à cet entrecroisement et entrebâillement entre des singularités individuelles, des appartenances multiples et une improbable humanité commune comme son expérience paradoxale de la résolution de tout cela dans un faire et une advenue à l’altérité à travers la singularité, déplace la question vers son propre jeu de couches et d’éclatements et vers l’expérience qui lui est propre.
Si je me connais ou reconnais autant à lire les unes et les autres, à Gherasim Lucas qu’à Ingeborg Bachmann, autant à Michaux et Ceylan ou Pessoa qu’à Virginia Woolf et Akhmatova, autant à Thomas Bernhardt qu’à Elfriede Jelinek, à Amin Maalouf qu’à Finnengan O’Connors, à Dante qu’à Kawabata, à Genet qu’à Louise Labé, Carson Mac Cullers ou Kateb Yacine, à Homère et Pindare qu’à Drupta Kunley, Montaigne, Dostoïevsky Rimbaud ou Shi Tao, Césaire ou Horace dans un inventaire inépuisable, arbitrairement interrompu, et un fouillis traversant les appartenances génériques et culturelles comme les époques, il faut bien en considérer les conséquences.
C’est feinte naïveté qu’énumérer des noms pour rappeler l’intertextualité du littéraire et sa porosité, mais c’est aussi incarner cette dernière dans les singularités qui le constituent. Ca l’est aussi de rappeler que la création littéraire et artistique est un patchwork fait d’emprunts et d’influences, ne cessant de « pilloter » partout, selon le mot de Montaigne, mais c’est salutaire rappel que la littérature existe. Obstinément. Qu’elle résiste surtout. Même si c’est combat perdu, il l’est dès l’origine et il se perd simplement aujourd’hui encore autrement.
L’écriture résiste. Dans tous les sens du terme. À l’interprétation univoque comme à l’inféodation. Et tout comme ne se peut pas interroger la question des femmes et de l’écriture sans interroger l’identité de l’écrivain, ne se peut pas interroger la question de l’identitaire sans y noter l’exil relatif de l’écrivain et celui du phénomène artistique pourtant, par définition interculturel, en même temps que du sensible qu’il met en œuvre.
Que ce terme de sensible se souvienne de son sens dans la phénoménologie, ne le leste d’aucune ambition à philosopher, désignant, seulement, ces données du sensible s’imposant à l’humain et face auxquelles, quel qu’il soit, il déploie sa capacité à les travailler, à accroître sa sensibilité, à découvrir de l’autre, à s’en enrichir, à s’inventer autre. Cet inachevé de soi qui caractérise pour moi l’humain individuellement et collectivement quant ce terme, désigne non une donnée, mais une interrogation et une quête.
Ce sensible travaillé par l’écriture comme par le geste artistique fait pont entre un esprit à l’œuvre et un corps confronté à sa matière et à la matière. L’artiste et l’écrivain sont à la fois objets et sujets de cette connaissance particulière qu’est le poïen ancré dans cet « étrange besoin qu’a l’homme de se représenter » que notait déjà Aristote et dans la façon dont il se pense à travers ses représentations. Au miroir homonymique du sens et des sens, ce sensible déploie une interrogation de nous-mêmes à travers les expériences multiples de notre incarnation. Car c’est d’incarnation, de corps qu’il s’agit, de corps singulier, d’autant plus rétif aux appropriations sociales qu’il s’éprouve à l’écriture, à l’artistique, dans la singularité d’expériences multiples, répétées et variées à la fois, non pas infinies mais inépuisables.
Là s’illustre le paradoxe de l’expression du spécifique et de son dépassement. Ce qu’il y a de propre à une culture, à un sexe, à une histoire, à un individu particulier sans relever pour autant d’un identitaire opposable à une humanité commune, mais de la multiplicité de ses expressions. Nos ouvrages, et l’écriture en est un, reflètent la diversité de l’espèce humaine et du monde qui nous entoure, celle de manières de vivre, de penser, de sentir qui sont données à voir, à écouter, à percevoir à travers cette expérience unique que chacun fait de lui-même et d’une condition humaine toujours improbable dans un corps inscrit dans un genre, des lieux, une histoire. Ils s’échangent aussi dans l’élargissement d’une expérience humaine qui n’est limitée à aucune de ses données, mais les conjugue, les croise multiplement.
Il ne s’agit pas de revenir à une quelconque sacralisation de l’art ni d’aller imaginer trouver en lui réponse ultime, mais de prendre en compte cette autre face de l’action humaine qu’est le poïen et qui invite, comme le souligne le mot de Celan à se tourner aussi vers cette « sphère dirigée vers l’humain excentrique » qu’elle désigne obstinément.
Dans l’imbroglio de tout cela, il est difficile de faire entrer la question de l’écriture et du féminin dans le lit de Procuste de définitions du féminin et du masculin, qui pour élaborées qu’elles soient avec force distinctions entre genre et sexe et force dosages du degré variable de l’un ou l’autre en chaque identité individuelle, finissent, au bout du compte, par répartir toujours de la même manière le passif et l’actif, la réception et l’action en une réactivation de vieilles distinctions déjà en circuit depuis des lustres dans les yin yang et autres animus et anima distribués en tous étant entendu comme le disait Michelet que « tout créateur a les deux sexes de l’esprit » !
Françoise Héritier a bien analysé l’implication et l’arbitraire de ces partitions archétypales ordonnant la pensée en asservissant les femmes pour de concrètes raisons de sûreté du lignage et qui visent sans cesse à se donner caution pseudo scientifique. Loin de traduire un réel, elles en imposent une lecture qui n’en reproduit que l’interprétation. Les singularités dans leur diversité échappent aux pinces de cette saisie globale comme à ses classifications entomologiques aussi raffinées soient-elles et ce serait, au bout du bout, retourner à la question de l’inné et de l’acquis que de s’y confronter. C’est le classement lui-même, ordonnant des pôles à partir de la différence de fait qui serait à considérer en se demandant s’il y a quelque légitimité à ordonner autour de cette différence fondatrice entre sexe mâle et femelle une distribution de qualités en relevant ou si cette distribution ne reflète elle-même qu’une manière de penser et de gérer la différence, qui finit par ne retrouver au bout du processus que ce qu’elle y a elle-même inscrit.
Dans la bibliothèque de Wittgenstein il y a « mille façons de classer les livres et de les remettre en place » et « il arrive trop aisément (au philosophe) de croire, pour avoir correctement classé deux volumes, l’un par rapport à l’autre, qu’il a découvert leur emplacement définitif. » Dans cette bibliothèque toujours en rangement qu’est écrire, et qui opère en outre un incessant dérangement, l’identité est malmenée, éclatée, multipliée et de toute façon déplacée au point qu’y reconnaître et désigner ce féminin, dont je suis censée parler est soit clairement politique et idéologique soit illusoire.
L’écriture et l’art naissent de singularités et s’intéressent aux singularités, flanqués qu’ils sont du paradoxe de les dépasser en créant ces étranges objets, ces Chimères, dans lesquelles non pas tout le monde, mais n’importe qui peut, éventuellement, se reconnaître. Ce n’importe qui se donne comme tierce voix entre le sociologique étudiant à qui s’adresse l’objet artistique et l’universel abstrait que l’écrivain ne rencontre jamais. C’est des hommes et des femmes qu’il parle dans leur diversité, leurs singularités, dans l’empêtrement de leurs histoires empêtrées dans l’Histoire.
Dans une assemblée, où chacun situe son propos dans un domaine spécialisé, où le littéraire représente encore celui de son étude, l’écrivain ne représente rien d’autre que lui-même. Ni la littérature bien évidemment. Ni un champ du savoir. Il et j’y incarne – le terme signifie fortement – seulement un objet de multiples approches au demeurant toutes légitimes, dont je suis… quoi d’ailleurs ? Productrice ? Fabricante ? Artisane ? La langue dit artiste, écrivain, poète, poétesse etc dans l’embarras et l’incertain de mots encombrés de représentations multiples et mouvantes, sans cesse modifiées. Et ce n’est que passant du substantif au verbe, passage rien moins qu’innocent comme on le sait de longtemps à majusculer ce Verbe, que se désigne ce faire. Une seule chose est sûre, j’écris. Je fais cela dont je ne sais pas ce que c’est avant de le faire ni même si ça se fera ! C’est dire si c’est chimère…
Et c’est pourtant là, à ce je minuscule, incarné dans un corps, confronté au matériau de la langue, ramené au plus primitif de la représentation et de l’interrogation de nous mêmes par nous mêmes à travers toutes nos formes de langages, loin des catégories sophistiquées que manipulent nos savoirs, que tout se joue. Non pas bien sûr autour du je de ma personne, mais de ce je à l’œuvre dans l’écriture, qui résiste à ses objectivations et se dissout dans la figure de la Chimère et de ses chimères.
Et c’est aussi, là, dans la multiplication de ces sujets écrivant, dans ce troupeau de chimères que le développement de l’écriture des femmes déploie alors une diversité de singularités de plus en plus impossibles à réduire aux archétypes ou aux fantasmes du féminin comme à ses assignations. C’est là que leur entrée dans l’écriture peut, peut-être, avoir une conséquence sur les représentations.
L’ânesse de Buridan ramenée à son entre-deux, commence, cependant, à se dire, à avoir malmené son discours de monstres en chimères entre digressions et sentiers battus pour en battre les cartes, qu’elle va peut-être finalement s’installer dans cette inutilité radicale de l’acte artistique et dans l’indifférence de la Chimère à manger et à boire dans un labyrinthe d’écrire où son corps se nourrit avant tout de désir.
LE CORPS ÉCRIT
Qu’écrire ait affaire au désir n’est pas une découverte. Pas plus que ne l’est la récente accession des femmes à être sujet de ce dernier dans leur parole. À cette nouvelle articulation, aussi distincte que soit la Chimère du moi qui voudrait la réduire à lui-même, elle n’en est pas moins confrontée à la jonction et dis-jonction de ces deux corps, celui de l’écriture où elle émerge et celui de chair dont elle émerge. Corps seulement. Corps morcelé comme corps sans organes que les présocratiques marteau et sandale d’Empédocle et le corps démembré de Dionysos opposent à l’aile de l’âme platonicienne (cf. Deleuze Les Trois images de philosophes) ! Corps d’un langage qui est corps et que ce corps écrit, dans le double sens de l’expression qui désigne tant le corps qui écrit que le corps écrit dans et par l’écriture en une mimétique flexion et la double transgression, dont parle Klossowski, du langage par la chair et de la chair par le langage. Le corps écrit. Il écrit dans l’écrit et l’écrit l’écrit. C’est avec cela, dans cela que se fait l’écriture, dans le corps d’une langue qui se fait corps et d’un corps qui advient au langage et l’infléchit. Dans une porosité identitaire, un polymorphisme, des singularités et leurs fictions.
Des pseudonymes aux incarnations en voix multiples, l’enquête n’en finit pas de traquer Proust à la fois dans Charlus et en narrateur amant d’un Albert devenu Albertine et, au final, dispersé partout dans son écriture elle-même, son style comme disaient les Classiques. Il n’y a ni place ni temps ici pour aller à une analyse littéraire qui ouvrirait large l’éventail des variations de l’écriture et du désir, ne serait déjà qu’à retenir la seule expression explicite de ce dernier quand de Pétrarque à Shakespeare, d’Eluard à Genet, de Sappho à Louise Labé, Georges Sand, Djuna Barnes ou Duras, Selby ou Yourcenar, de Woolf à tant d’autres, écrivains hommes et femmes en ont déplié tous les avatars, dans un déboulé de singularités que non seulement n’épuise nul catalogue, mais qui en déplace les repères.
Qui renonce à utiliser le poïetique comme illustration d’un parti pris est amené à constater que la différence entre écrivains femmes et hommes est moins dans l’écriture ni même le point de vue que dans l’accession à cette écriture par des écrivains femmes, rares avant notre époque. On ne retrouve de différence que la disparité de la place et de la visibilité de la création des femmes précédemment évoquée et, là, de la différence apparaît, de la différence s’efface. Une meute de singularités s’enfourne dans une multiplication, qui défait autant les stéréotypes que les intentions.
C’est d’aller aux nœuds du texte et du corps, à son fatras de sensations, d’émotions, de bouleversements, d’irruptions, d’exultations, de déchirures, de désirs, de pulsions, de figures, que la Chimère se nourrit dans une écriture travaillant autant sinon plus à se dépouiller des représentations et des identités qu’à les construire.
Car écrire c’est d’abord se débarrasser. C’est déconstruire et construire d’un même geste. Dans un effort de désappropriation, de dé-nomination au sens propre qui doit d’abord dé-nommer avant de pouvoir, éventuellement, nommer et faisant les deux dans un même mouvement confus qui avance en lui-même à l’aveugle sous la figure d’un Œdipe, qui doit à la transgression et à sa cécité symbolique puis réelle de devenir aussi aède. Boiteux entre corps et langue, dans l’entre-deux entre conscient et inconscient certes, mais aussi entre proximité et distance, jonctions et ruptures, coutures d’appartenance et arrachements, sujet au travail d’écrire qui émerge autre de lui-même à s’écrire sur la page, où profondeur, élévation et directions migratoires se retrouvent aux prises avec la surface et la mise à plat de l’écrit.
À moins de céder aux platitudes, cette mise à plat est pour le moins pliée, dépliée, repliée, trouée, bombée en une géométrie où se quitte de nouveau Euclide pour Riemann et Lobatchevski ! L’entre-deux du féminin n’y reflète plus seulement l’inconfort de la posture des femmes écrivant, sans pour autant l’éliminer, il se décline parmi ces entre-deux où l’écriture se faufile, surgit avec la vivacité d’un geyser ou coule de source. Et l’image, ici comme ailleurs, parle multiplement dans tout l’empan des désignations explicites comme allusives, dans cette minimale conscience de ce que « parler veut dire » dans laquelle l’écriture travaille à l’aveugle mais sans innocence… Aveuglement comme claudication de l’entre deux et pas de côté y blasonnent davantage une marche qu’une démarche. Davantage une errance oedipienne au pied bot initiée par la transgression des interdits ou une plongée orphique transgressant les limites et significativement conclue par le démembrement qu’un parcours. Si parcours, il y a, à terme, c’est celui de l’ouvrage, celui du lecteur. L’écrivain, lui, est antérieurement situé, dans un antérieur d’ailleurs autant passé que futur qui, là encore, atèle le présent de son faire à la chimère…
L’acte d’écriture seulement constitue ce sujet écrivant qui se qualifie dans son écriture, au risque bien sûr toujours de rester dans le néant, mais il ancre en elle sa qualification. Ce sont les écrits des femmes qui, à terme, qualifieront leur écriture, non une identité féminine a priori qui qualifie l’écriture des femmes. C’est dans cette inversion de la question, que je situe aussi ce que je nomme une conscience du féminin dans l’écriture. Chimère. Concrétion d’écriture, qui tente de dire quelque chose à sa manière de ses rapports avec la question du féminin.
LE TRAVAIL DE PÉNÉLOPE
Par cette expression donc, j’entends conscience de tous les entre-deux que j’ai parcourus et qu’il est inutile d’énumérer de nouveau et auxquels s’ajoute, à l’entre deux des sexes et du sexe, celui de l’écriture qui choisit d’ainsi y figurer la question du féminin en s’efforçant de faire sens dans son signe, au risque, évidemment, de s’y abolir.
Peu importe, au final, le propos d’une écriture des femmes, qui va explorant le tout venant de ce que lui apporte leurs expériences diverses, amours, douleurs, jouissances, révélations, angoisses de la mort et celles du monde, histoire des autres et de soi emportées dans une histoire qui nous échappe, la question est celle de l’écriture. C’est là qu’explorant leur intimité la plus organique autant que brassant l’histoire collective, peu importe, l’histoire de l’écriture des femmes peut y déployer autre chose qu’une revendication à être et les fait passer d’un rôle passif à un rôle actif, de la revendication de leurs potentialités à leur mise en œuvre dans et par leurs réalisations. C’est ce faisant et se faisant dans un faire qu’elles sortent non seulement d’une dépendance, mais aussi de la perception d’elle-même en tant que victimes d’inégalités et peuvent devenir, là comme ailleurs, actrices de leur histoire et de l’histoire au même titre que les hommes, engagées avec eux dans notre histoire non pas semblable ou différente mais commune et diversement déclinée dans des singularités.
Ce qui en découle et que je désigne aussi par cette conscience du féminin dans l’écriture, je ne peux pas le nommer avant que cela même n’émerge et ne se nomme. Je peux seulement dire que j’en ai la sensation, revenant à ce terme qui ouvrait mon propos le plaçant dès l’abord à l’écoute du corps et du flottant d’entre lui et l’écriture.
Là, à cette entremêlement des fils du tissage d’Arachné ou de Pénélope, j’ai la sensation d’un mouvement, d’une métamorphose en cours, prise dans la confusion et l’éclatement des mutations et des changements d’échelle, tout comme d’autres couleurs à la diffraction du prisme que l’art et l’écriture font de nous-mêmes. À moins de m’aventurer de nouveau, et je l’ai assez fait, en discours autres que le mien, je ne peux pas dire autrement que dans ce métaphorique de l’écriture, qui ne désigne pas seulement une défaillance de l’esprit que l’analogie sauverait du naufrage, mais d’autres motifs, que je ne suis, moi-même, occupée à tisser, trier, nouer et dénouer dans mon écriture sans même pouvoir affirmer que j’aboutis à quoi que ce soit.
Pénélope, après avoir conjugué les vertus de l’épouse fidèle, pourrait bien incarner le travail d’écriture à tisser et détisser secrètement sans fin les fils de son ouvrage pour échapper à la demande haletante de la Cité, qui la presse et attend qu’elle abandonne enfin ces tricotages et détricotages inutiles et prenne époux pour que l’ordre revienne dans Ithaque mise à sac par les prétendants. L’écrivain est une machine célibataire… Et ses ouvrages des ruses du poïen face au pouvoir. Pénélope ne tisse rien hormis le temps et ne dit rien d’autre ni autre qu’Ulysse, elle dit et sa parole modifie, à cet instant là, le cours du récit.
L’écriture de la même manière modifie le récit, la fiction que nous nous faisons de nous-mêmes. Comment ? En écrivant. Mandelstam rappelle que « parler signifie se trouver toujours en chemin » et Heidegger décrit le poète « eundo assequi », « allant atteindre quelque chose en chemin » par et dans le mouvement même qui déploie l’écriture. C’est ce déploiement que désigne l’expression de conscience du féminin dans l’écriture.
C’est, à l’exprimer grossièrement, supposer, que là comme ailleurs l’accès des femmes à la parole, à l’écriture ne peut pas être sans incidence. Sans que cette incidence ait fonction de révélation. C’est supposer que, tout comme s’est peu à peu défait l’ethnocentrisme occidental à la fois mis en cause de l’extérieur par les peuples qui se sont libérées de son joug et de l’intérieur de lui-même par la pensée critique et comme ont accédé à la reconnaissance des arts et des littératures autrefois méprisés, se peut envisager analogue évolution à travers l’écriture et la création des femmes.
Serait-ce là le rôle du rétif poïétique, qui entretient avec la Cité des rapports ambigus, qui se perd à s’asservir à d’autres causes que lui-même. Le poïétique, n’est pas seulement antagoniste du politique, il en est dépendant et travaille à son tour le symbolique, les représentations que l’homme se fait de lui-même, sa mémoire.
Toujours les pouvoirs s’en méfient et les totalitaires comme du diable quand, sans en être à une contradiction près, encore aujourd’hui, en même temps art et création sont à la fois affirmés apanage des hommes et accusés de les féminiser aussi bien au regard des thuriféraires de la tradition qu’à celui des intégrismes religieux qui l’interdisent à leurs guerriers virils. Le féminin y joue à la fois le rôle de repoussé et de repoussoir. Le poïétique n’est pas indifférent au politique. Et c’est dans une dépendance réciproque, où à la fois l’évolution sociale et politique influe sur l’accès des femmes à l’écriture et où cet accès est susceptible à son tour d’influer sur les représentations, que se situe cette conscience du féminin émergeant dans notre pensée et notre représentation de nous-mêmes. Et ce aussi bien dans l’écriture des femmes que des hommes. Dans la multiplicité des représentations singulières, que j’ai déjà évoquées, mais aussi dans des usages de la langue.
J’ai la sensation, toujours elle, qu’il ne s’écrit pas des femmes, des hommes, du désir de la même manière qu’antérieurement et que cela a quelque rapport, pas seulement mais aussi, avec l’entre-deux spécifique des femmes dans l’écriture. Qu’écrivains comme écrivaines travaillent quelque chose de cela. S’y conjuguent toujours plus, du côté des femmes, l’incitation de Virginia Woolf à cheminer dans l’entier de l’écriture, loin de tout arraisonnement à des domaines traditionnellement ou spécifiquement féminins ou à une écriture censée l’être, et un autre mouvement qui implique tant les écrivains que les écrivaines et qui travaille la langue dans l’écriture de toute les manières dans des influences réciproques qui s’interpénètrent et reflètent la mutation sociale de l’émancipation des femmes et faisant l’écriture à son tour entrer, à sa manière non réductible à un engagement, dans les agents et les effets de cette dernière.
FORCLUSION
À m’être aventurée en ces méandres du travail d’écrire, outrepassant mesures et règles imparties au discours ici attendu, le clore débouche davantage sur une forclusion que sur une conclusion. Parce que s’y est perdu sinon le droit de dire, du moins ma manière de le faire. Toujours l’écrivain cherche une forme qui fasse sens, non un mode d’exposition qui organise ce dernier.
Ceci n’est donc que ruminations d’écrivaine à sa table de travail et je me suis interdit de me référer directement à ce travail qui est mien parce qu’il est aussi impossible qu’hasardeux pour l’écrivain de se référer à son ouvrage. Mais le propos sur l’écriture ne peut se substituer à elle. L’ouvrage et l’acte artistiques disent ce qui ne peut se dire autrement qu’à travers eux. C’est cet autrement là, cette spécificité du geste artistique, de l’acte d’écriture que j’ai tenté de rappeler.
C’est là que tout se joue autrement que je ne le dis ici, dans l’écriture, qui, à la fois, inclut et excède la question du genre, la déclinant dans son espace propre, en pensant les termes dans son déploiement quand l’enjeu de l’écriture des femmes n’est pas, à mon sens, d’inscrire cette dernière dans le débat identitaire et les questions de genre, mais, à l’inverse, d’inscrire ces derniers dans les enjeux de l’écriture.
Dans le dépouillement de toute visée démonstrative ou illustrative, dont la littérature est démenti, même lorsque ces visées sont revendiquées par l’auteur qui n’écrit ni nécessairement ce qu’il dit ou croit écrire. Hors de l’intention. À ce lieu où l’écrire, même s’il en est nécessairement traversé, s’en défait au profit d’un faire qui résout en lui et par lui les contradictions qui le tiraillent et autrement qu’en visant à les réduire. Ma parole sur l’écriture les expose, interrogeant certes mais aussi censurant une écriture qui ne peut se nommer ailleurs qu’en et par elle-même.
Mon propos demeure et se clôt ainsi dans un ultime entre-deux, sans assurance d’être d’un grand intérêt pour vous et vos recherches, sauf à penser qu’il y en a toujours à croiser domaines et paroles et qu’au delà d’un exemple parmi d’autres, l’écriture participe à sa manière de cet effort de clarté par laquelle je la désigne.