MÉDITATION DE MOTS, article de Claude Ber
0-Prolégomènes à un discours risqué
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Y a-t-il poésie sans pensée poétique ? L’acte d’écrire se double d’un recul critique et génère une réflexion théorique et plus encore une pensée, qui œuvre dans et par l’écriture du poème non dans son commentaire. Si ce dernier est hasardeux voire impossible au poète, la réflexion sur sa pratique m’a semblée, elle, dicible. Sans certitude, toutefois, que quelque chose puisse s’en saisir vraiment ailleurs que dans le poème et par lui.
Dans ce dire risqué qui prend pour objet sinon sa propre écriture du moins sa pratique, j’ai choisi le fragment. Pour laisser entre la saisie de la parole l’espace allusif de son dessaisissement.
À la frange du discours l’horizon du poème.
Il m’importe, en outre, de préciser que ce je dis ici de la poésie s’enracine dans mon expérience de son écriture. Des traits en sont, sans aucun doute, communs, d’autres singuliers, mais dans tous les cas, rien ne se veut assertion générale. Ce n’est qu’afin de minimiser la répétition des « pour moi », « dans mon expérience » « à mon sens » et autres expressions d’une subjectivité assumée comme telle que je les répèterai le moins possible, mais il faut les sous-entendre sans cesse.
Enfin, c’est parce que le poème est, pour moi, en lui-même, un faire, une pratique méditatifs, dans les deux sens du terme – méditation philosophique et exercice spirituel – que j’ai accepté la gageure d’essayer de formuler en quoi cette dimension traverse mon travail d’écrire à défaut d’un comment, qui ne s’expose, lui, qu’au poème sans que le poète lui-même puisse en avoir la certitude, pris qu’il est dans ce paradoxe de l’objet artistique qui ne tient pas sa réalité de lui-même, mais de la reconnaissance d’autrui.
1- Forme pensante, posture et appel
La méditation est une des postures du poétique. L’écriture et la lecture du poème sont des postures méditatives. Elles me sont toujours apparues comme des activités pensantes et le poème lui-même comme une forme pensante.
Parce que le poème est interrogation de notre destinée comme de notre humanité, parce qu’il la questionne à la fois dans sa condition et à la lumière noire du siècle, il ouvre espace méditatif. Même si, dans une écriture contemporaine, où le poème se questionne sur lui-même jusqu’à devenir parfois autoréférentiel, cette dimension méditative ne s’affiche pas comme elle le fit antérieurement jusqu’aux méditations lamartiniennes ou hugoliennes en passant par les Gedankenlyrik de Schiller, elle travaille le dedans du texte dans une écriture qui se fait aussi interrogative d’elle-même.
La posture poétique – et le mot s’oppose à pause comme à imposture - est posture méditative dans ce que la méditation inclut de pensée mais aussi dans ce qu’elle en soustrait. Dans ce qu’elle comporte, au delà du religieux, de dimension spirituelle, d’énigme et de mystère. C’est cette énigme de nous-mêmes et du monde, que le poème « formule » dans la tessiture de sa langue, nouant davantage de questions qu’il ne délivre de réponses.
Dans son et dans mon histoire, le poème est lié à la question de la pensée, de la possibilité même de la pensée, parce qu’il est le lieu où la question du sens prend forme hors discours, dans la chair de la langue et d’un dire qui l’expérimente et l’éprouve – la met à l’épreuve et à la preuve à travers le sensible plus qu’il ne l’analyse ou ne la commente, travaillant moins des significations qu’une signifiance qui en excède la somme et inclut sa propre défaillance, que l’on nomme cette dernière « indicible » ou conscience d’un rapport rien moins que transparent entre le langage et le réel.
Cette manière d’éprouver la question, d’en faire l’expérience et l’expérimentation dans l’écriture du poème, fait creusement d’un espace méditatif. Réflexion, à proprement parler, miroir « réfléchissant », le poème est dans son entier espace méditatif. Où se médite et se réfléchit la langue dans la langue. Où notre propre visage s’incarne et s’éprouve dans nos mots – et sinon visible de face, du moins susceptible d’être entr’aperçu, reflet ou rencontre fugaces de nous-mêmes.
Au demeurant charnel, sensuel le poème. Ancré dans les sens, les perceptions, les sensations, les émotions. Comme, d’ailleurs, la méditation qui n’est pas seulement exercice intellectuel, mais aussi exercice de la pensée en corps.
À écrire le poème, c’est l’en-corps inéluctable de la pensée qui travaille la langue du poème et qu’elle travaille. Les sens font sens en tous sens dans une homonymie qui les réfléchit l’un l’autre dans ma langue.
Cela est, certes, affaire de posture poétique, mais cette posture poétique, qui rejoint une façon d’être au monde, comme déjà chez Bashô et chez bien d’autres, ne se confond pas avec l’écriture du poème. Cette manière d’être au monde, de le considérer ou de le vivre en poésie, et ce, loin des clichés, dans l’éveil inséparable du méditatif comme du poétique, prépare et accompagne l’écriture, mais ne s’y confond pas. Que la posture poétique soit espace méditatif où se pose le poème – poème migrateur plus que sédentaire et qui n’habite pas la posture, y passe seulement, parfois, pas toujours – prépare et appelle l’espace méditatif du poème, mais seul le travail d’écriture le constitue.
Écrire est une action. Un acte spécifique qui, parfois, capte de la poésie (et je préfère dire de la poésie plutôt que la poésie car c’est par fragments et bribes, coupes dans un flux ou récifs affleurant dans le silence), parfois non. L’écrire, l’acte des mains au stylo ou au clavier fait appel de. Lanceur de et vers la poésie. Le poème est épervier, à la fois nasse de pêcheur et oiseau. Ce qui s’y déplie d’espace méditatif et qui me semble être la poésie même – qui est, pour moi, la poésie même dans la suspension qu’elle opère à la fois du bavardage intérieur et de « l’universel reportage » – est fragile, incertain.
Une seule chose est sûre, c’est qu’il y a, à l’écriture du poème, déblaiement de l’espace intérieur. Silence peut-on-dire. Dans cet espace déblayé, l’acte d’écrire le poème est, lui-même, condition nécessaire non suffisante au surgissement de la poésie. Événement qui tient à la fois du lucide, du concerté et de l’aléatoire, d’une apparition, d’une épiphanie profane que le travail poétique convoque, mais dont il ne provoque pas le surgissement mécanique. Tout est action, mais à la somme des actions conjuguées, au travail de la langue, à l’ajustement des mots, des rythmes et des figures, à la construction/déconstruction du poème – car écrire est soustraire et par ce retrait saisir – s’ajoute de l’inattendu. Un inattendu qui suppose la pesée précise, exacte, attentive, mais aussi l’excède.
Au regard de cet excès, l’acte d’écrire le poème ne détient pas davantage la poésie que ne se détient la vérité. L’écriture se trouve parfois être « dans » la poésie, mais ne la possède pas, ne s’en empare pas. Elle la réfléchit et en fait scintiller un éclat. Lorsque cela a lieu, c’est ce miroitement qui crée dimension méditative. Espace de suspension de parole. Lorsque la parole cesse de.
Le poème est ce qui reste de ce parcours. Ou de ces états. Et il est, en même temps, lui-même, le lieu et le véhicule de cet état.
2- Feuillature et « selva oscura »
Je n’ai jamais envisagé le poème – et je donne au terme d’en-visager son sens plein comme un vis-à-vis essentiel. Une nécessité vitale. Et cela dans le plus lointain du rapport à la langue.
Car la méditation du poème est d’abord méditation de la langue dans et par la langue.
Le poème, pour paraphraser Mandelstam, nous rappelle ce que parler veut dire. Et c’est dans cette conscience de la langue qu’est sa dimension méditative.
Écrire c’est interroger la langue. Déconstruire le déjà dit. Tenter de donner aux mots le pouvoir de réveiller le monde, de le faire naître ou renaître par et dans la langue. Sachant aussi que ce pouvoir est autant sinon davantage traversé de doutes et de conscience de ses limites qu’animé par une foi aveugle dans le langage.
Le sens mallarméennement plus pur à donner aux mots de la tribu est une question de langue quand il s’agit de « trouver une langue » dans une langue toujours étrangère et quand ce n’est pas avec des idées mais avec des mots qu’on écrit un poème… Même ainsi convoqués, dans l’allusif, les Mallarmé, Rimbaud, Michaux et autres Char, Jouve et Bonnefoy, demeure pour chaque poète la question dans son entier. Et avant eux, avant même la fréquentation du poème dans le multiple de ses voix présentes et passées, ce fut pour l’enfant que j’étais, une question de langue. Une question de malaise avec la successivité de la langue alors même qu’à chaque instant, en nous, une intrication de sensations, de perceptions, de pensées simultanées fait de l’espace mental un étagement dynamique. De malaise aussi avec le rapport de la langue au réel et à l’effacement de ce dernier dans les mots qui le nomment quand dire fait disparaître le monde au lieu de l’évoquer, de l’appeler de la voix à sa présence comme y invite l’e-vocare originel, convoquant l’inerte et le disparu – « les voix chères qui se sont tues » – à une renaissance dans la parole…
L’apparition du poème, du vrai poème, en latin et en allemand en classe de 6ème , fragments de Virgile, Horace, Goethe, Novalis, Hölderlin, Rilke, fut une révélation parce qu’une issue. Enfin cela signifiait en même temps, le son, les sens, la disposition, les images, les rythmes. Cela signifiait de façon plurielle. Comme le réel ou ce que je ressentais comme mon expérience du réel. Multiple, proliférant, rhizomique. Et énigmatique. Et cela existait. Cela faisait illusion ou substitut de la présence.
Un millefeuille, le poème était un millefeuille, dans lequel pouvait se saisir les couches et fils mêlés d’un réel protéiforme et insaisissable. Plus tard résonnèrent les baudelairiennes « correspondances », premières pour moi à désigner cette architecture du langage spécifique au poème. Beaucoup plus tard, s’apprend que le poème est forme stratifiée et polysémique, mais cet autre savoir est distinct de son expérience. Sans rapport direct avec elle. Son expérience fut originellement celle de ce que je nomme aujourd’hui sa « feuillature » par goût de ce mot artisan et de son suffixe qui désigne le résultat de l’action et l’action elle-même. Toujours du côté de l’action le poème, du côté de l’acte la parole. Du côté de l’acte la méditation, qui est engagement actif et non réflexion abstraite, ouverture réceptive mais non passivité.
Cette feuillature ouvre l’espace méditatif dans la dynamique de ce qui fait sens en tous sens. Pas toujours. Pas de manière constante ni équivalente entre les poèmes, mais il y a, même dans le plus naïf d’entre eux, le sonore de la langue qui joue de son sonore (et la rime n’est qu’un cas particulier), le rythme de la phrase qui joue de ses tempi (et l’aller à la ligne du vers n’y est pas un passage obligé ni non plus magiquement efficient). Quelque chose qui se détache de la parole prosaïque, de son « usage ustensilitaire » comme disait Artaud et qui vise la présence et non la seule désignation.
C’est à travers la suggestion, l’é-vocation, au sens propre, la tentative de faire surgir la présence, le sentiment de la présence dans un regard et une écoute renouvelés, redonnés comme neufs, comme naissants, que le poème ouvre espace à la pensée, à la méditation. Il est une dynamique de la pensée. L’écrire est travail du sens. Et le rythme qui travaille le poème est celui de la pensée.
En variation de la maxime de Claude Simon « l’écriture travaille celui qui la travaille », le poème travaille celui qui le travaille. Je médite en poésie et la poésie me médite en retour… Boucle d’asservissement et modification de celui qui fait acte d’écriture en poésie par cette action même. Ouvrage de langage, le poème médite le langage, s’aventurant à ses confins. Méthodiquement – le dérèglement de tous les sens fut toujours « raisonné ».
Méditation de mots et en mots, le poète ne fait que cela, se demander sans cesse ce que parler veut dire, méditant chaque mot. Du moins, c’est ce que je fais. Toujours. Sans cesse écrivant. De quelque manière que cela se fasse, dans la vitesse ou la lenteur, l’immédiateté de la trouvaille ou le retour sur l’écriture.
Ce fourmillement du mot en tous sens, vers ses contiguïtés sonores ou sémantiques, vers ses parentés, ses ascendances, ses alliances, cette manière de faire le mot aimant est méditation du mot et par le mot. Et il faut bien que se médite, à écrire « aimant », une aimantation qui tient autant du phénomène physique, de l’attraction des corps célestes que des figures de l’éros pour que l’écrire ne soit pas insignifiant.
Que les formes de cet espace méditatif aient changé au cours du temps, ne modifie pas fondamentalement la question du poème, que la modernité a conduit à se penser lui-même comme question. Ce statut interrogatif du poème s’interrogeant non seulement sur sa nature, mais sur la possibilité de la parole, l’éventualité même que du sens émerge en elle, ne fait qu’accroitre cet espace méditatif, le dédoubler dans un emboitement de poupées gigognes où l’écriture du poème interroge l’humain, le réel, le langage et lui-même dans leur énigme.
De quelque manière que surgisse cette énigme, de quelque manière qu’elle traverse le poème, dans son épaisseur – car il est toujours question d’épaisseur et de transparence à la fois -je ne peux la dissocier de l’écriture du poème. Cette densité, ce poids et cette légèreté du poème, toujours peu ou prou condamné à l’oxymore, et de la même manière acculée à l’oxymore la parole qui parle de lui, a directement affaire à la question de l’être. À la Quatrième Méditation cartésienne comme à l’image du voyageur qui se trouve dans la forêt obscure – chez le Dante de mon enfance de culture florentine c’était la selva oscura – à l’égarement dans la forêt des signes, où la seule issue est de poursuivre dans l’obscur...
Là s’arrime la méditation. Et ce terme d’obscur est à prendre, là encore, dans sa potentialité oxymorique où « l’obscure clarté » hugolienne, est inévitable… Le poème s’organise autour de noyaux de résistance, concrétions de langage, condensations d’images qui font noyaux durs. Nœuds de langue. Là quelque chose se tait enfin. Se tait et se dit.
Le poème est à la fois ouverture aux bruits, au bruissements des autres et du monde et résistance au bruit, à la langue vide, à la « communication » – elle minimum de sens sur maximum de surface, lui maximum de sens sur minimum de surface –, en précisant seulement que l’abondant peut être tout en muscle et la constriction une fausse maigre. Ni Homère ni Dante ne sont bavards et certaines minimalités sont simplement indigentes. Cette résistance du poème le constitue en langue nutritive. Comme familièrement se pourrait dire un « plat de résistance ». Dans la quête d’une commune langue susceptible de toucher n’importe qui, aux antipodes d’une langue éviscérée, prétendument destinée à tous. C’est instaurer la singularité au cœur du poème, quand aussi bien lire qu’écrire le poème c’est s’y interroger en tant que sujet pensant, sentant, ressentant, sujet vivant et précaire… Ou alors quoi ? Et quoi d’autre la méditation ?
Dans tous les cas, c’est à partir de ces étagements, de ces réseaux et de ces noyaux qu’œuvre l’espace méditatif du poème. Du sens y naît, y tremble, s’y déplace, s’y abolit aussi dans le heurt entre les mots et ce qu’ils tentent d’appréhender.
C’est cette énonciation d’un tremblement, d’une incertitude, d’un déplacement, d’un statut de la parole moins rivée à l’objet qu’elle désigne que pont, câble tendu entre les choses, d’un énoncé qui se déploie dans l’intervalle, dans les entre-deux et l’entre-deux d’entre l’énigme et la lucidité comme celui d’entre naître et mourir, qui fait de l’écriture même du poème une méditation.
3-Le koan et le vide
Il n’échappe pas, à parler des noyaux de résistance du poème, de ces agrégats de langue qui la subvertissent, qu’ils désignent à la fois un plein – une concrétion de sens – et un vide, une suspension de l’évidence, de l’habitude de l’esprit à croire comprendre, agissant un peu à la manière du koan zen. Dans les deux cas, l’effet, qu’on le nomme satori ou changement de paradigme ou conversion du regard ou réenchantement du monde ou etc., etc. tant et tant cela se reformule par chaque poète et dans chaque poème, est, à la fois, de créer une pause, un silence et de mettre en mouvement. C’est aussi le sens initial de l’émotion, de cet e-movere, qui traverse le poème. Et qui est déclenchement d’une autre manière de sentir. Dans tous les cas qui vise un autre mode de sentir.
Tant à écrire qu’à lire le poème, un déplacement a lieu. Une surprise, un étonnement, un réveil de l’attention… Un éveil. Quelque chose qui fait que cela bouge dans la langue communément et justement dite de bois pour qu’elle redevienne de chair désirante et mortelle. Que quelque chose décille les yeux habitués de voir et les oreilles déshabituées d’entendre. Le jeu du poète avec la langue met du jeu et du je dans les rouages de la langue. Du « je » qui appelle le tu. Du « je » non qui se mire dans sa parole, mais interpelle la parole et à travers elle la Parole, dont la majuscule rejoint aussi bien la sacralité du mystère que l’énigme d’une humanité qui accède à elle-même par le langage.
Est-ce dimension méditative cela ? Pour moi essentiellement.
Et inévitablement cela fore la langue. Va au vide dirait la méditation. Ce vide qui est espace creusé par la méditation de la langue qu’a travaillée le travail de la langue. Où il y a autant de retrait que d’expansion. De ce retrait de la parole pour qu’elle germe. Dans la conscience qu’aucune parole n’épuise la parole.
Trivialement, à la manière des maîtres zen, un soulier le poème. Comme les godillots de Van Gogh, humblement rassemblés, pieusement finalement. Qu’on se rassure, une pantoufle n’est pas un escarpin, ni un mocassin une bottine. Le poème a une forme, des formes et sinon un sens du moins du sens. Pas tout et n’importe quoi. Mais, pas de doute, il faut qu’y entre le pied et que ça marche ! Et que ça aille ailleurs, où cela ne se nomme pas autrement que poésie… La forme du poème moule la place du vide. La place de l’altérité. Le poème est « altéré » au double sens du terme, habité par une soif inextinguible et ouvert à l’autre, y compris l’autre ou les autres de soi, y compris l’absolument autre de la langue et de nous-mêmes. Altéré jusqu’à l’altération.
Car il arrive aussi au poème d’être tout entier happé par le vide.
4- L’oreille et la bouche
De toute façon le poème va du creux au creux. Du trou au trou.
D’origine le poème sort par le bouche et entre par les oreilles. Du dedans du corps vers le dedans du corps. Oralité initiale. L’écrit et les yeux lui confèrent un « point de vue » plus distant, des aptitudes à devenir voyant. Il n’en demeure pas moins qu’au sonore de la langue, bruit le poème de toutes parts et sans « point d’oreille » pour unifier cet épars.
Cette tension entre l’œil et l’oreille creuse aussi l’espace méditatif du poème comme de son écriture. Là, la langue cesse de dire pour bruire, là, le son cesse de bruire pour dire. Et le fil est ténu, la tension forte entre les pôles, juste de quoi créer un interstice du sens. Dans son effondrement ou sa danse. Car aussi bien peut le poème aller au blanc, au silence, à l’extinction du mot sur la page, à son renoncement, qu’au festival sonore, à la surenchère d’échos en redondances. Cette chute parfois ou cette danse parfois du poème a affaire à une dynamique, à une énergie.
Toujours un peu incantation, prière, mantra de quelque manière. Sans exagérer ces derniers jusqu’aux mancies ou à la mystification car la magie du verbe ne fait pas de miracles et les mantras ne sont que simplification des védas pour une vulgarisation religieuse… Plutôt que les desseins profanes de toute cléricature, retenons-en seulement le minimum minimorum du rythme et de la respiration. Le poème est respiration. Et la méditation aussi. Ouverture aux rythmes du corps et du monde.
Ce qui fait le vers, c’est la pause du souffle, le blanc en bout de ligne. Juste un vide. Un appel d’air. Une pause. Un rebord, qui se glisse aussi, parfois, à l’intérieur, en bords successifs et qui parle de vertige. De l’instant devant le précipice, de la défaillance du mot à dire. De l’impossible expérience de la mort. Ou de l’étrangeté de la langue elle-même. Du concevable non imaginable ou l’inverse. Des traquenards de l’esprit. Du muet du corps. De son exultation. De l’illusion ou de l’espérance de la nomination.
S’il n’est divin, sorcier ou rédempteur, le verbe poétique se souvient du Verbe. Il est poïétique avec ce que le terme porte de pouvoir créateur et d’impouvoir, de possibles indéfinis et d’ombres prisonnières de la caverne. Le mot du poème comme son écriture emplit mais évide aussi. Comme le bâton de Diogène brise l’objet qu’il désigne. Et pas plus la dimension méditative de l’écriture du poème que la méditation ne sont uns quand l’enseignement de Drukpa Kunley, moine frère de Rabelais, passe par le rire. La profondeur n’est pas la pause et l’espace méditatif est aussi celui de la bouche bée par où passe le cri, le chant ou le rire… Bouche- oreille, ouverte par et à la surprise, l’étonnement ou… l’évidence. Cela peut-être aussi une manière de désigner le travail d’écriture du poème. Dans son ouvert.
Le blanc du poème est pour l’œil et pour l’oreille. Il est le silence de la bouche close, l’avant du poème – ou son après – surgissant dans le dessin des lettres. Il est répit de l’œil et de la voix. Pause méditative. Entre les mots, entre les blocs de profération, un espace.
Un vide. De la pratique du zen en poésie ou Propos sur la peinture de Shi tao, le moine Citrouille amère... Pratique du koan – quel est le bruit d’une main levée ? Quel est votre visage d’avant la naissance ? –. Le poème joue de même de l’arrêt du langage. D’un écart du sens. D’un étirement du langage jusqu’au déchirement. Au vide.
Le poème est action. Geste de langage. Et une pratique méditative dans et par le langage. La question, l’unique question est toujours de la tension, de l’écart, de l’entre-deux. Par où entre le vide. Par où, non pas le faire entrer, mais le laisser entrer. Le « ne pas faire » est aussi indispensable au faire que l’expiration à l’inspiration, un mot à vaste histoire poétique celui-là, mais tout à l’heure… Le discursif est successif…
Il y a, ou il faut qu’il y ait, une main ouverte au poème.
Creuser la paume, creuser la langue. Peut-être alors, là, peut-être seulement, la place de… Suffisamment de plein pour une conque où résonne le silence suffisamment de vide pour qu’une oreille s’y dessine.
Un tympan dans la bouche.
5-Entre l’œil et l’oreille, la voix et l’expérience sensible de la pensée
Je ne peux pas parler d’espace méditatif dans ma pratique du poème sans insister sur la bouche, l’oralité, le chant, la voix cette origine du poème. « Le sensible de la langue, ce qui tombe sous le sens, c’est l’énigme de la présence d’une voix (personne) » écrit Celan dans Meridian-materialien. Et Valéry de noter dans ses cahiers « le principe de la poésie est à rechercher dans la voix et dans l’union singulière, exceptionnelle, difficile à prolonger de la voix avec la pensée ». Existe-t-il expérience de l’écriture du poème hors expérience de cette voix ? Qu’on la prête aux Muses, à l’inconscient ou à un arbitraire de la mécanique rythmique peu importe. Elle résonne. Dans cette « atmosphère de la pensée » que Kierkegaard prête au poème. Cette expression dit pour moi avec une grande justesse cela qui, dans le poème, le lie indissociablement à la pensée et à son versant méditatif et ce qui l’en distingue comme proprement poétique.
Écrire le poème plonge dans une « atmosphère de la pensée ». Dans autre chose qu’un « comme » de la pensée, qui ferait du poème une illusion ou un ersatz de la pensée. L’atmosphère de la pensée et ce dans quoi se meut, respire la pensée. Le contenant de la pensée, la forme a priori de la pensée dans laquelle elle se développe. C’est à cela de la pensée que l’écriture du poème a affaire. Que s’y exprime une pensée, que s’y formulent des pensées et bien autre chose d’ailleurs, sentiments, sensations, impressions, est second.
Car la dimension méditative du poème n’est pas dans le contenu méditatif de ce dernier. Pas seulement ou simplement pas du tout. Présent ou pas, il ne constitue pas en lui-même la dimension méditative du poème et de son écriture. Les thématiques méditatives n’habitent pas seulement le poème et elle peuvent l’habiter sans lui conférer pour autant dimension méditative. Elles peuvent, à l’inverse, n’y être pas explicites sans que pour autant la dimension méditative soit absente. C’est ainsi que j’entends cette « atmosphère de la pensée » et c’est surtout ainsi que j’en fais l’expérience à écrire. C’est autre manière de nommer la voix dans son énigme parce qu’elle est sans identité et à proprement parler sans parole – « personne » précise Celan –.
Voix sans son et pourtant audible, énoncés sans mots et pourtant intelligibles comme le sourire sans chat du chat de Chester chez Lewis Carroll. Nettement voix pourtant et même précisément cette voix spécifique de la pensée qui ne résonne que dans « l’atmosphère de la pensée ». Que la poésie a diversement nommée, voix de l’âme, des dieux, des Muses etc, et que l’écriture du poème fait expérimenter, concrètement, dans simplement l’expérience indéniablement « singulière » de cette « atmosphère de la pensée» et de la jonction du rythme de la langue et du rythme de la pensée, dans une sorte d’exercice sensible de la pensée.
Cette expérience sensible de la pensée dans la langue est la dimension méditative de l’écriture du poème.
Qu’il soit ensuite question d’oreille juste et de placement de voix pour qu’aux déplacements de langage du poème se dégage un espace spécifique, est une conséquence attendue. Cet espace spécifique, que j’ai nommé l’inattendu et qui n’est pas le surgissement de quelque fantasmagorie mais celui d’une autre écoute créée par une autre résonnance de la langue, est, pour moi, le poétique. Et il faut bien parler d’écoute – il faudrait même parler d’entente quand le mot résonnerait de ses multiples sens – car au pendant d’inouï, nul invu…On naît de l’oreille. Et le poème passe par la bouche…
Ensuite chaque expérience est singulière. Pour moi ce fut dès l’origine et cela demeure, expérience d’un pluriel de voix tressées (un tissu de voix comme préfigurant la connivence du tissu et du texte, leurs fils noués) et d’une tension. Entre dire et écrire. Entre bruit et silence. Entre le mouvement et sa suspension. Un intervalle en somme. Celui d’une question. Un dirécrire comme il m’arrive de nommer cela. Dans le retrait des deux pour que l’autre soit.
L’espace d’une histoire aussi, telle que je me la raconte et qui tient du conte, de la légende personnelle. Celle où le poème entre dans le livre. Passe du corps à la page, se rigidifiant en formes fixes, se codifiant en règles de plus en plus étroites puis se relâchant, se défaisant peu à peu, et dont n’émergent plus que quelques restes – quelques ossements dans le blanc de la page – du linceul –. À quitter la voix vive du corps vivant, le poème entre dans un écrit comme tombeau, et le poème se nomme ainsi parfois. Et c’est toujours la voix qui ressuscite le corps mort du poème. Voix qui le profère de nouveau ou le respire dans le silence d’une lecture. Car même s’il va à l’œil, c’est la voix du poème – telle celui qui la reçoit, l’entend à son tour et créant, cette voix, « atmosphère de la pensée » – qui, à défaut de la magie d’un chant orphique ou d’un miraculeux « Lazare lève-toi ! » capables de fléchir ou vaincre la mort, redresse le poème de l’horizontal de la page dans la verticalité du corps qui le dit ou le lit…
L’écriture du poème, elle, va du corps à la page et fait de la page corps. Le poème a directement affaire, pour moi, à faire et à défaire, à en coudre et en découdre avec cet entre-deux de la parole et de l’écrit, de l’oreille et de l’œil, de l’être au monde et de l’exil, avec l’entre-deux d’une chair vive entre le réel et les mots, les mots et la mort. Entre présence et absence. Où résonne sa voix. Où se frayent, parfois, une voie et une voix. Où à s’écrire le poème fait à la fois résonnance et deuil de la voix. Mantras disais-je. La méditation spirituelle égrène toujours un chapelet. C’est un rythme des doigts. Elle manie le rituel et la répétition. Le poème de même, entre ruades et contraintes. Que ces dernières soit de forme fixe, puisent dans un hasard oulipien ou naissent de sa nécessité interne.
Est-ce méditation que cette écoute et ce rituel d’ajustement qu’est toujours le poème ? Je le vis comme tel et, dans tous les cas, il y a de la règle, qui, d’un côté comme de l’autre, règle le pas et l’esprit, le souffle et la mesure y compris dans leur dérèglement, leur emballement ou leur tétanisation. La règle n’est pas la norme…et le poème n’est pas la méditation même s’il en est un possible véhicule.
6- Chercher midi à quatorze heures ou age quod agis
Le poème médite l’espace méditatif de qui l’écrit et de qui le lit. J’écris « le poème médite » et non « je » » médite car le paradoxe de tenter de parler d’une pratique de l’écriture de la poésie est qu’elle ne peut se saisir qu’en parlant du poème comme s’il était sujet de l’action. Et il en est effectivement le sujet. Car le poème fait le poète autant que le poète le fait. Que j’écrive « en » poésie – plutôt que « de la » poésie d’ailleurs, comme on dirait en une langue étrangère – cela je peux le dire, mais que cela fasse poésie, je ne peux le dire, même si je prends à chaque instant le risque d’en décider. Paradoxe. Aporie même.
Il y a identiquement aporie à répondre à la question de « la dimension méditative » de ma « pratique d'écriture ». J’en pointe ce qui est, pour moi, de l’ordre du méditatif et de sa jointure avec la pensée, mais, à serrer au plus juste, s’agit-il de dimension alors que l’écriture du poème est, dans son entier, activité méditative ? Mais cette activité méditative se distingue de la méditation. En fait, je pourrais aussi bien dire qu’à écrire le poème il y a et il n’y a pas, pour moi, dimension méditative. Dans un A est et n’est pas non A d’une licence toute poétique à l’égard de la logique binaire, mais que quelque perspective de « synthèse disjonctive » deleuzienne rend moins absurde.
Il y a trop d’aguet, de vigilance, de travail, de vissage, serrage, de technique comme de bricolage à l’action d’écrire pour la nommer méditative. Il y a aussi du spontané, de l’immédiat, du donné d’emblée et par surprise, du non médité dans le poème, nullement antithétique d’ailleurs du méditatif. Ça agit multiplement écrire. Dans des modalités variées et non réductibles à une seule. Et ça médite agissant. Dans et par l’action d’écrire. Tout cela se fait faisant et, à le dire simplement, au fil de la vie, au quotidien de la vie, dans son agitation comme dans ses pauses contemplatives, le poème sans cesse est là, se méditant… Je ne suis pas sûre qu’il soit possible à un poète de parler autrement qu’en poésie de la dimension méditative de sa pratique car c’est le poème lui-même qui s’en charge. Prend en lui cette méditation et s’en charge comme une batterie se charge.
C’est, sans doute, quelque peu chercher midi à quatorze heures qu’ainsi tourner et retourner la question jusqu’à la possibilité de la question, mais c’est cela que font aussi et le poème et la méditation. Il y a de cela dans l’écriture du poème comme dans la méditation. De ce creusement, de ce retournement en même temps que du déblayement, de cette pesanteur, de cette lenteur en même temps qu’une vitesse, une légèreté, une accélération… De ce midi à quatorze heures qui est de nul temps et d’une chronologie sinon déroutante du moins différente. Dans tous les cas, il est question de temps, de rapport au temps et de sentiment du temps où les horloges du discursif et du poétique ne marquent pas la même heure.
Qu’à l’inverse de la perception ordinaire et spatiale du temps ouvrant devant nous ses chemins de possibles, ce soit le temps qui nous traverse, chacun l’éprouve d’évidence à certains instant et il y a longtemps que les poètes le disent – « Les jours s’en vont, je demeure… ». Au plus près, de l’expérience du temps dans l’écriture du poème il y a, central, un age quod agis, un « fais ce que tu fais », un être là qui font conjoindre la méditation et l’acte artistique dans ce présent entier de l’acte qui les définissent.
C’est l’action d’écrire du poème qui crée l’espace méditatif et c’est le poème lui-même qui est espace méditatif. En ce sens, il n’y a pas de dimension méditative à ma pratique de la poésie, c’est la pratique de la poésie qui est ma dimension méditative.
7-Petit véhicule, tout rentre tout fait ventre
Écrire du poème est ma manière de méditer. C’est mon véhicule de méditation pour emprunter image au bouddhisme tibétain qui distingue deux voies, la voie spirituelle ou « grand véhicule » et la pratique du « petit véhicule », dont participe le geste artistique. Et il arrive que les véhicules se croisent voire se chevauchent. Saint Jean de la Croix est poète. Pas « aussi » poète. Poète et mystique ou mystique poète ou poète mystique.
On ne peut pas plus se débarrasser de la spiritualité que de la pensée à parler de méditation. Ce qui n’implique nulle croyance et encore moins un dogme quelconque, mais, comme dirait la philosophie, une méditation sur les origines et les fins. Est-ce à dire que la poésie a affaire à la métaphysique ? À l’ontologie ? Oui et non, là encore. Car si cela est, c’est dans une méditation sensible. C’est ce terme de sensible – qui à affaire à tous les sens – qui distingue le poème. J’ai choisi, pour cela, la poésie plutôt que la philosophie. D’elle il me reste des traces. Les cahiers de Wittgenstein ou la définition spinoziste du bien (de la joie) comme augmentation dans l’être ou du mal comme diminution dans l’être ai-je écrit et quelques autres travers et traversées… Mais ce sont des chicots de philosophie quand, pourtant, à parler de méditation, difficile d’en faire l’impasse. Tout aussi impossible de m’aventurer ici à explorer les méandres des bords à bords et frontières de la spiritualité, de la philosophie et de la poésie, leur géométrie d’ensembles imbriqués et distincts, ce n’est pas le propos. Tout n’est pas dans tout et réciproquement, mais, à choisir un chemin, tout s’y enfourne.
À être en posture de poète, au final, tout rentre, tout fait ventre dans le poème.
L’aporie est dans la position du discours. Le poète, je crois, ne peut parler de la poésie qu’en poésie. À s’aventurer dans un autre discours, que fait-il au juste ? Je sais seulement qu’il se condamne au déceptif. Tenté sans cesse d’aller au poème qui lui seul dit ce qu’il tente de dire – la poésie dit ce qui précisément ne se dit qu’en poésie – et résistant à cette tentation pour essayer de dire autrement de sa posture et de sa pratique.
Cela se peut bien évidemment. La poésie n’ôte pas de la bouche les autres possibles de la langue, mais il se créé, à pratiquer depuis longtemps, des placements comme on le dit d’une voix. Quand la voix s’est depuis longtemps placée en poésie, elle risque, à s’aventurer dans d’autres registres, de se sentir « déplacée ». Du moins est-ce ainsi que je l’entends, au double sens de ce terme d’entendre. Dans un obligé déplacement de ma parole, qui la dépouille pour partie d’elle-même quand la poésie se dit en poésie et quand la méditation conduit logiquement à philosopher ou à se taire…
Le poème témoigne. Il témoigne de la méditation autant qu’il la provoque. Pont entre celle qu’il médite se faisant et celle qu’il fait naître.
La philosophie dépose, la poésie témoigne… Dans l’entre-deux où se trouve le poète parlant de sa pratique de la poésie, il fait un peu des deux et rien tout à fait. Mais peu importe, après tout, la dualité de ce propos, mi ceci mi cela, minotaure acculé dans un labyrinthe où nulle voix ne déroule son fil ou simplement Chimère, le poème se nourrit aussi de cette méditation sur la méditation dans l’écrire du poème, puis, à son tour alimente méditation.
Dans tous les cas, cela qui se déplie ici, tout cela est là, toujours, dans l’écrire. Non déplié. L’explicitation déplie sur la page ce que le poème tient entre ses doigts pour écrire avec, c’est tout.
8-Verticalité/Respiration/Méditation
Le poème est parole dressée. Ou verticale. Verticalité dans les deux sens d’ailleurs. À la Juarroz. Qui plonge aux tréfonds autant qu’elle s’élève vers les hauteurs. Cette verticalité du poème est visuelle sur la page, quand l’aller à la ligne le dispose en colonnes même si le poème n’y est pas asservi. Elle est aussi celle du corps. Celle de la verticalité liée à la profération, à la scansion, au chant. Ce debout du poème est à son origine. Dans ses formes même quand, par exemple, le mot ode en grec signifie chant et quand la structure de l’ode pindarique correspondait à des didascalies, strophe, antistrophe, épode accompagnant l’avancée, le recul puis l’immobilité du chœur. Le poème est aussi une question de pied, au sens propre et figuré… Question de rythme et de verticalité. De souffle. Comme le répondait une célèbre cantatrice wagnérienne à une débutante qui l’interrogeait sur la manière de chanter Wagner : avec de bonnes chaussures !
Le poème a, de même, besoin d’assise, de souffle, même s’il étrangle ce dernier dans sa gorge… Avant que l’inspiration ne devienne une figure académique, elle est un temps de la respiration. Inspiration, expiration avec la dissymétrie qui fait du second l’euphémisme de mort et du premier non pas l’équivalent de vie, mais celui d’une « inspiration » désignant une sorte de vitalité de la vie. De vie vivante qui n’est pléonasme qu’à oublier qu’on peut être mort en vie. De là à dire, en bonne alchimie du verbe, qu’ils en sont la « materia prima », il y a peu et place pour autre chose que la voix des Muses. À moins, là encore, de les décaper de leur fatras anecdotique… Mais laissons.
Un poète inspiré, de même qu’un poème inspiré sont, avant tout, à la lettre, un poète et un poème qui respirent. Cela est l’essence de la méditation. L’être là. Dans son minimal, mais absolument là. L’age quod agis, le « fais ce que tu fais » de toutes les sagesses déjà évoqué, mais qui est aussi jouissance de l’instant et reprise de cette dernière dans et par l’écriture. Car là où le terme de « méditatif » pourrait connoter, restrictivement d’ailleurs, quelque retrait du monde contemplatif, l’écriture du poème est action et c’est dans et par l’action que se fait méditation. Pratique qui n’est, d’ailleurs, pas propre au poème quand on pense au « samou » du zen, qui instaure la méditation par la concentration dans la pratique la plus quotidienne – c’est aussi le sens du « fais ce que tu fais » antique. Il y a, à écrire, une même rigueur rituélique, une répétitivité, une concentration tout simplement.
Qu’y souffle ensuite l’esprit à travers les bronchioles, c’est parce que s’y joignent, énigmatiquement de fait, la chair et la langue et cette double respiration physique et méta/physique quand le poème, comme le pneuma grec et le ruah hébreux signifiant souffle et esprit, joignent aussi les deux dans son dire. Dans la langue.
C’est aussi par les poumons de la langue que le poète et le poème respirent. Et si la métaphore vient à la rescousse, c’est parce qu’à faire « monstration » non seulement elle résume plusieurs paragraphes de dé-monstration, mais parce qu’elle lui substitue une autre sorte de dé/monstration qui maintient présent dans le sens qu’elle délivre quelque chose de l’inapprivoisé, du monstrueux du réel que le véritable dé-monstration évacue. Il y a aux poumons et à la langue et a fortiori aux « poumons de la langue », et peu importe, ici, l’intérêt de la figure, du monstrueux opaque de la chair et du langage comme de leur accouplement qui tente de demeurer. Je veux simplement dire, à travers cet exemple simple, que la figure en poésie, est inévitablement méditative… Et que non pas la complication – la poésie n’est pas compliquée – mais la complexité y règne. Comme le risque.
Que l’on évoque cette respiration indissociable du poème et de son écriture en ses versions méditerranéennes spirituelles et philosophiques ou en ses versions asiatiques voire chamaniques suffit à rappeler un cousinage méditatif quand la méditation a essentiellement affaire avec la respiration… Que la poète, que je suis, ait quelques rudiments de zen et de philosophie n’induit rien quant à sa poésie, mais à parler de méditation une minimale expérience me contamine à ces deux sources, qui se rejoignent dans celle, commune, de quiconque méditant et sachant, d’évidence, qu’il s’agit là d’autre chose que de réfléchir et d’autre chose que de se tenir jambes croisées en lotus sur le tatami des versions occidentalisées de la respiration profonde.
Dans le concret de l’acte d’écrire, faut-il entrer jusqu’à l’anecdote qui fait le poète contemplatif ou marcheur scandant le poème à son pas ou rituellement accoudé aux mêmes heures à sa table de travail ? Les us et coutumes de l’animal poétique sont multiples et variables et aucune n’a, en elle-même, dimension méditative. C’est plutôt la dimension méditative qui les habite ou non. Chacun va là au trot, à l’amble ou au galop de son propre imaginaire. Et de sa propre complexion. La seule question est que cela respire, aille dans et avec la langue.
Méditer ? Méditer, medium stare, se tenir au milieu.
9- Medium stare, méditation de mots
La méditation me parle de « milieu ». C’est toujours à quelque résolution des contradictions de notre condition qu’elle invite. A quelque « medium stare » (se tenir au milieu) dont le milieu se situe là où les couples antithétiques qui nous gouvernent – vie/mort, amour/haine, éros/thanatos, amour/haine, plénitude/manque, déploration/célébration, menace/promesse, guerre/paix, grandeur/décadence, sublime/grotesque, construction/destruction etc… – trouvent sinon résolution du moins autre appréhension dans la fusion au Vide, à l’Un de l’imprononcé, au « Deus sive natura » spinozien ou dans le fragile équilibre « poïetique » de leur tension.
Au milieu de quoi et à quel milieu se tient le travail du poème ? Dans le mille serais-je tentée de dire dans un traité poétique à la manière de la pratique du tir à l’arc pourvu que la flèche vise l’au-delà de la cible. Et toujours au milieu comme, dans l’affairement pressé du quotidien, on disait gentiment à l’enfant que je fus « pousse-toi du milieu ». En plein milieu de tout et excentré le poème car le milieu n’est pas nécessairement le centre de quelque cercle d’une géométrie trop euclidienne pour correspondre aux espaces intérieurs et à celui du poème, parfois Riemannien, parfois Lobatchevskien voire quand la méditation poétique croise la mathématique…
Dans tous les cas, pour moi, inévitablement, il y est toujours question de quelque point d’équilibre ou de déséquilibre, cela revient au même, d’oscillation entre les pôles et de quelque ligne funambule entre des tensions. L’écrit et la parole, l’élan et le recul, l’engagement et la distance, l’apollinien et le dionysiaque et si ce n’est en quête de quelque mediocritas aurea – on a pu nommer cela harmonie – que se met le poème, c’est, tout le moins, à se frayer un passage entre les précipices qu’il s’aventure. Toujours quelque peu odysséen à naviguer entre Charybde et Scylla. Dans le risque du naufrage.
Laisser, par exemple, le poème reposer, mûrir, pour le reconsidérer d’un œil neuf, prendre distance pour le retravailler et méditer, comme j’ai manie de le faire, n’est une garantie de rien. Le méditatif aussi a ses aspérités. Et ses impasses. Il arrive que le poème s’y perde. S’y dissolve. Et il n’y a pas davantage d’assurance, à privilégier l’immédiateté, la spontanéité au détriment du mûrissement – et de son risque de pourrissement… – ça peut tout autant se dissoudre dans le rien, qui est autre chose que le Vide.
Si du medium stare, du méditer, il y a dans ma pratique du poème, c’est bien à ce point incertain entre trop et trop peu. Dans le kairos du temps juste, du geste juste au moment juste, de la parole juste au moment juste et, en écriture, de l’opportunité de la nuance, infime même, de la correction, minime même, mais décisives, du sens, au final, de l’instant où il faut continuer ou bien cesser pour que l’ouvrage ne se perde pas dans le manque où dans l’excès d’accomplissement. C’est la question simple et complexe de l’achèvement. Un poème est-il trop fini qu’il est parfois bel et bien fini, foutu, et que la page s’est trouée comme au Chef d’œuvre inconnu, le héros de Balzac finit par recouvrir son tableau de reprises. Est-il trop inaccompli que le voilà qui bascule de même dans l’insignifiance. Ca se médite l’accomplissement ou ça se tranche sec au coup de glaive du nœud gordien.
Sans doute est-ce dans cette temporalité risquée que s’inscrit, pour moi, au plus profond la dimension méditative de l’écriture. Sur ce fil instable, ténu d’un medium stare qui désigne non un point de stabilité, mais ce que la mathématique nommerait un point d'inflexion ou la physique ce moment de rupture dans un sens ou dans un autre à partir d'un centre par nature toujours en mouvement.
Il y a toujours du rescapé dans le poème.
Du rescapé de l’aphasie et de la logorrhée pythique. Du dosage de l’inachèvement et de l’imperfection.
Inévitablement, pour moi, le poète se meut entre les précipices, entre sens et non sens, dans l’oxymore et la périphrase, la contradiction interne et le détour, dans le dévidement sans surprise des couples antithétiques d’une condition humaine, à la dualité de laquelle la méditation spirituelle espère échapper par l’union au divin ou par la cessation des cabrioles du « singe samsarique » mais que le poème travaille de front. De face. Les mains en plein milieu. Dans le pétrin. À tous les sens du terme. Car il est question d’empêtrement et de désempêtrement pour le poème. De chacun empêtré dans son histoire et dans l’histoire, dans la langue et dans sa langue.
Écrire pétrit cela. Si le poème ne promet issue spirituelle analogue à celle de la méditation – car le poème ne promet rien, il est une promesse possible de la langue – il est lui aussi terrain où s’affrontent ces couples antithétiques, athanor pour une alchimie du verbe, qui, à défaut de transformer la boue en or, désosse le mot à la lettre jusqu’à trouver « mot » dans mort et or en elle, jusqu’à faire comme si l’arbitraire de la langue tendait à l’énigme de toute vie un miroir révélateur, compatissant ou ironique…
Dans tous les cas, le mot se médite en poésie et le poème est méditation du mot, pratique d’une Méditation de mots comme les Jésuites faisaient « Méditations de lieux » aux douze stations christiques. Et l’espace méditatif de la Méditation de mots est propre au poème.
Dans et par cette Méditation de mots ou Méditation de langue, il respire. Je préfère « Méditation de mots » car le poème va mot à mot dans la langue. Il l’épelle. Dans un rapport neuf, comme ignorant de la langue. La retrouvant mot à mot. Et dans ce mot à mot, le poème médite, le poème respire la langue.
Respirer, laisser respirer.
Le blanc, le silence, la suspension, la contraction des images, les rythmes ont affaire à cela. Et point n’est besoin que le poème demeure vertical. Dans sa posture de poème en prose, il respire de même. Quoiqu’autrement… Indéniablement autrement. Question de disposition des vertèbres… De celles du poème évidemment…
Si la méditation est pratique respiratoire, alors l’écriture du poème est une certaine sorte de pratique méditative. Si la méditation est pratique d’éveil, alors l’écriture du poème est une certaine sorte de pratique méditative. Si la méditation est exercice de la pensée, alors l’écriture du poème est une certaine sorte de pratique méditative.
Car quoi d’autre le poème qu’une vigilance, une pratique d’éveil dans et par la langue ?
Quoi d’autre le poème qu’une Méditation de mots ?
10- Formes fantômes
À parcourir en tous sens la dimension méditative du poème et de son écriture, il en sort pis que lapins d’un gibus de magicien. C’est inévitable, me semble-t-il, qu’à la rencontre des termes de méditation et de poème jaillissent, pour un poète, brandons en tous sens quand c’est aussi à courser le feu follet et les fantômes qu’invite le poème. L’écriture du poème est aussi méditation sur l’histoire du poème. Sur le disparu et l’à-venir du poème.
En vers ou en prose, le poème est versus, il fait retournement sur lui-même, sur sa propre histoire comme il fait retournement sur la langue. À Prosa, la matrone latine présidant aux accouchements, qui va de l’avant s’oppose versus le poème qui se retourne. Échos et redondances certes, langue qui se retourne sur la langue, temps qui se retourne sur lui-même. Le poème médite la langue, fait retour sur la langue, mais aussi sur sa propre histoire.
Dans l’anecdote de ma pratique, qui est interrogée ici, « Fragments méditatifs » est l’un des titres provisoires des poèmes que je travaille en ce moment même. Ces titres provisoires, qui disparaissent le plus souvent au final ont, eux-mêmes, rôle méditatif. Jouant de ce que je nomme les « formes fantômes » qui travaillent l’en dessous du poème. Souvenirs formels et/ou thématiques à partir desquels l’écriture du poème médite sur elle-même et sur son histoire. Comme La mort n’est jamais comme était travaillée par l’ode, mais brisée, tel le chant impossible du deuil et d’une époque de parole éclatée et privée de socle, ce sont la « méditation » et le mot « méditation » qui travaillent en ce moment mon écriture. Tantôt le poème se nomme épître en référence à l’adresse, au « tu » qui s’y insinue comme un dédoublement et allusivement à une dimension moins didactique que spirituelle du poème, hors croyance mais dans son dressé, son élan. Tantôt il se nomme plus directement « méditation ». Ces titres provisoires, échafaudages seulement, délimitent pour moi un espace méditatif dans une perspective qui lie l’histoire au questionnement présent.
De quelle manière résonnent aujourd’hui dans le poème les termes « d’épître » ou de « méditation » ? Cette question, qui implique certes des thématiques, mais beaucoup plus essentiellement des longueurs, des rythmiques, des formes, car, dans le poème, la matière est la manière, résonne à travers les couches de l’histoire de la poésie et de ses métamorphoses, travaillent le poème qui, s’écrivant, médite l’entier de ma propre histoire en même temps qu’en écho et écart de sa propre histoire.
Écarts indispensables quand, à écrire, il s’agit de tenter d’aller où les mots ne sont pas encore allés. Échos inévitables quand le poème est méditation sur le poème et sur la poésie et travaille avec ou contre mais toujours dans sa propre mémoire. Qui est aussi mémoire de et dans la langue.
Cela rejoint la feuillature, les voix et autres notations précédentes car il faut choisir entre le circulaire du méditatif et le linéaire du démonstratif. J’ai choisi le circulaire et, au jeu des figures, le poème tracerait, entre les deux, sa spirale entre la succession inévitable du dire et le retournement du mot sur le silence.
C’est à méditer et ruminer la langue, l’histoire et mon histoire que la poésie m’a originellement conviée et qu’elle continue de le faire. À travers son écriture comme à travers sa lecture, versants indissociables.
Comment ce terme de « méditation » travaille-t-il, en ce moment même, mon écriture dans ce hasard qui me conduit, parallèlement, à faire, ici, réflexion sur lui ? Que signifie-t-il, qu’induit-il par rapport à la contemporanéité toujours interrogative de l’écriture du poème ? La définition que donne Agamben de cette dernière en résume pour moi le paradoxe et la gageure : « Contemporain est celui qui reçoit en plein visage le faisceau de ténèbres qui provient de son temps ». Dès lors, je ne puis même pas assurer, écrivant de cette dimension méditative de mon travail d’écriture, si je suis de ces contemporains et encore moins capable de dire qui l’est. C’est pousser la question à ses conséquences ultimes, mais, à ne pas la pousser, y a-t-il vraiment encore question quand écrire est tout entier traversé par elle ? Et quand, surtout, c’est l’acte d’écrire qui médite cela dans son faire et qui génère cette réflexion et non l’inverse.
11 - Memento mori
Enfin - et, dans le choix circulaire de ce propos, ce pourrait être aussi bien d’abord- je n’imagine pas le poème s’écrivant d’ailleurs qu’à partir de la conscience de la mort. Dans l’implacable inachèvement qu’impose la mort – Inachevé de soi je dis en poésie –. La méditation avec et dans le poème s’accomplit, parfois, mais ne s’achève pas plus que le poème lui-même.
Il n’est pas de méditation qui ne soit memento mori et vanitas vanitatis. Qu’elle prenne pour support le crâne des cellules monacales ou le centre vide de la roue de Lao Tseu. Il n’est pas de poème, du moins pour moi, qui ne s’y affronte d’une manière ou d’une autre. Dans son inachèvement et dans la conscience que, radeau de fortune et d’infortune, il ne fut l’horatien monumentum aere perenius, ce monument plus durable que l’airain, que dans un geste de l’écrire face à la mort, qui ne la vainc ni ne l’outrepasse.
Ce n’est pas le durable du poème qui riposte à la poussière que nous sommes et qu’il rejoint tôt ou tard lui aussi, c’est son incandescence.
L’éternité est d’instant et d’intensité de quelque manière qu’on la convoque. Hors du temps.
Et parfois le poème fait court-circuit.
L’art du court-circuit est une version plus profane que celle de l’éclair créateur, mais il y a toujours quelque étincelle dans la pratique de la parole poétique. Ici du Buisson ardent, ailleurs du rite solaire. Peu importe quelque chose ardoit ou éclaire dans la Ténèbre.
Ou tente de le faire. Ou croit le faire.
Memento mori qui se confronte toujours à la nuit obscure…
Dans ses versions les plus immédiates, de la répétition sonore et rythmique de la berceuse ou de la comptine à l’accompagnement ultime du psaume, quelque chose du poème veille, dans tous les cas, aux seuils mystérieux de la vie et de la mort. Poèmes et chants, poèmes-chants président aux passages. Y font intercession. Y font consolation. Il y a, en cela, du poreux entre prière et poème. De cette porosité qui fait Semprun réciter Élévation pour accompagner dans la mort un ami détenu avec lui en camp de concentration. Mais si le poème, en son espace méditatif croise la posture spirituelle, il ne s’y confond pas. La méditation poétique contient sa propre finalité, elle est avant tout poétique et se justifie par cela même.
Que la poésie contemporaine, du moins ici, car la temporalité du poème diffère selon nos histoires et nos cultures, ait déboulonné depuis longtemps la statue du poète en vates, en prophète vaticinant, et qu’il y ait belle lurette que, confinée aux cénacles restreints et dépouillée de sa prétention à la plénitude du verbe, la poésie n’a plus ni fonction cathartique ni vocation de thaumaturge, la mort n’en demeure pas moins présente à son socle et à son horizon, qui est simplement le nôtre.
Au plus près des os. Dans la déploration ou le balbutiement, dans un forage de la langue qui en démantèle le corps, brise sa syntaxe, tranche le mot en fin de ligne… À défaut de savoir pourquoi on meurt, se bricole une imitation de la mort… Mimétisme et parodie ensemble. La destruction de la langue y vaut celle des croyances. Dans tout les cas, c’est aussi la mort qui se nomme et fait question dans la question de la parole, du statut de la parole poétique dans la prolifération des signes.
Question centrale quand, en ce qui me concerne, je ne vois pas qu’une écriture poétique puisse exister sans confrontation à la mort ou simplement hors de sa mesure. Condition nécessaire non suffisante, mais nécessaire pour échapper à la culture « camelote » pour reprendre le terme d’Adorno. Il le posait ce terme en vis-à-vis d’Auschwitz non pas dans l’interdiction d’écrire des poèmes comme la vulgarisation de son propos a pu le faire croire, mais comme un appel pour que la culture s’interroge sur elle-même, précisant dans Métaphysique : « Je suis prêt à concéder que, tout comme j’ai dit que, après Auschwitz, on ne pouvait plus écrire de poèmes – formule par laquelle je voulais indiquer que la culture ressuscitée me semblait creuse –, on doit dire par ailleurs qu’il faut écrire des poèmes, au sens où Hegel explique, dans l’Esthétique, que, aussi longtemps qu’il existe une conscience de la souffrance parmi les hommes, il doit aussi exister de l’art comme forme objective de cette conscience. » Nietzsche le disait déjà : « Nous avons l’art pour ne pas mourir de la vérité ».
D’une manière ou d’une autre, pour moi, le poème ne peut ni faire impasse de cette souffrance commune ni échapper au memento mori. Cela ne veut pas dire qu’il en cause, qu’il en jacasse à longueur de vers ou de lignes ni qu’il se prive de la joie, de la célébration, du ludique, de l’insouciance, de l’écume légère de l’instant, de tout ce qui le fait et qui est le tout de nous, non, cela est simplement son substrat. Ce sur quoi il se pose à l’arrière de la voix, en dessous de la page qui, elle, peut être aussi bien marbre tombal que piste de danse et les deux à la fois et rien sinon possible de l’écriture. Sans détermination cette écriture du poème. Mais non sans fondement.
À cette jonction où le sous-bassement du texte poétique rejoint celui du texte philosophique en un « que philosopher c’est apprendre à mourir » qui n’empêche nul Montaigne d’y aller allègrement « à sauts et à gambades », il peut se dire de même manière que poétiser – il faut quelque ironie à évoquer la camarde – méditer en poésie est sinon apprendre à mourir, du moins inévitablement s’affronter à mourir. Point de clivage ou d’articulation. Qui ne condamne pas le poème à la méditation de l’ossement mais le tourne vers vie/mort indivisibles. À cette aune de la mort, le poème nous et la médite quand le hasard de ma langue (bis repetita) n’intercale qu’un « r » entre le mot et la mort et quand ce que la mort ajoute aux mots c’est la soustraction de qui en trace les lettres.
Il faut bien, au bout du bout, que le poète désencombre de lui l’espace du poème pour que ce dernier s’ouvre possiblement à sa plénitude. Le poème écarte le poète. L’évacue. Qu’est-ce écrire en poésie sinon se désécrire ? Du moins il me semble. Du moins est-ce mon expérience de la méditation de mots qu’est la poésie.
Au parcours de l’écrire en poésie le dépouillement, le dénudement sont postures majeures. En cela la pratique de la poésie peut être maître en méditation. Pour « petit véhicule » qu’il soit à la mode tibétaine, le poème n’en est pas pour autant, initiatiquement, moins implacable.
Lanceur de balltrap le poème, dans la si bien nommée « fosse universelle », d’où sont tirés les plateaux d’argile de ce jeu. Initialement de vrais oiseaux vivants libérés d’un chapeau, puis ce furent des leurres. Il y a, à la fois, de l’oiseau et du leurre dans le poème. Et est-ce celui qui lit ou celui qui écrit, qui, au final, touche ou rate la cible ? La métaphore n’inclut pas la mort. Comparé, mais jamais comparant. La vie peut être comme la mort, mais la mort, elle, n’est jamais comme.
La dimension méditative de l’écriture du poème s’articule sur l’inconnu de la question quand sa véritable question est de répondre à une question informulable ou non encore formulée.
12- Méditation/ rumination ou le poète est une vache
Au final ou dès l’orée, à force de ruminer de méditation poétique en poésie méditative, le poète est une vache. Ruminant. Ruminant sans cesse. Et le poème lui-même ruminant. Se ruminant en entier. À convoquer un troupeau de bovidés profanes et sacrés dans la rumination méditative, c’est dire qu’à poétiser et méditer, à méditer en poésie, par et dans l’écriture du poème, c’est de rumination constante qu’il s’agit. Tout ce que, supra, je viens de ruminer, et plus encore évidemment, est toujours là présent à se ruminer dans l’écrire du poème. Là présent à l’ouvrage, mais non exposé dans lui. Non dans l’explicite du déplié, mais dans l’implicite de la posture d’écriture du poème.
Là toujours, dans les plis du langage comme aux plis et replis de mes propres circonvolutions cérébrales, aux rides et aux pliures de la peau et des organes, à cette feuillature – toujours elle – du corps, de l’esprit, du vivre et de l’écrire, dans les entrelacs de la mémoire, les soi multiples, les caches et enveloppes du plissé et plié des poumons, des boyaux et du cerveau, dans le touffu de l’interne et de l’externe, dans les entrelacs de la chair au jouir et au souffrir, dans le feuilletage de la conscience, l’entrelacement des temps, le glissement de nos visages et des visages sur le visage, de la parole sur la parole, tout cela est sans cesse présent à l’ouvrage d’écrire. Dans sa durée indéfinissable comme dans l’instant précis de l’acte d’écriture.
Et tout cela passe au poème. Passe par le poème. Moulin à rumination, moulin à méditation comme il se dit moulin à prière. Que le lait de l’éternité ou la substantifique moelle se traie aux pis de la voie lactée – « nageurs morts suivront nous d’ahan/ ton cours vers d’autres nébuleuses… » – où à l’eau du satori en lavant la vaisselle, ruminations, méditations, ruminations…
Le poème se mâche et remâche entre les dents. Les mots du poème mâchent la langue entre les mots. Le poème se faisant mâche, mâchouille, mâchonne la langue entre ses mots. Et le poète de même mâche, remâche, mâchouille, mâchonne la langue entre ses mots. Il se pourrait dire triturer car il y va aussi de la main au poème – cette « main à plume » qui valait rimbaldiennement « main à la charrue » – mais au méditant du poème c’est le bruit de bouche qui en dit le plus.
Le poème se mâche à l’écriture. Il se mâche aussi à la lecture. Rumination. Il revient à l’esprit comme le foin de la panse. À l’esprit sans cesse de qui l’écrit comme à celui de qui le lit quand chacun a pu faire l’expérience du poème depuis longtemps connu et qui s’entend soudain, vraiment, dont, brusquement, un pan s’éclaire ou plutôt éclaire lumineusement. Le Messer Gaster rabelaisien vaut de rappeler ce qu’entendre veut dire. Cela s’entend à double entente. Il n’y a pas poème, pour moi, s’il n’y a pas enclenchement de cette rumination. De cette méditation, qui à la fois occupe et déblaye l’esprit. Et qui tient indéniablement de quelque magique tournemain ou mystère stomacal, quand, à considérer la vache, se mesure l’écart entre la botte de foin ingérée et la tonne de viande ou les litres de lait qui en découlent. La rumination est indéniablement productrice. Et d’autre chose que d’elle-même…
La question du poète écrivant n’est pas de développer une méditation mais de créer par et dans le langage du méditatif. Qui est à la fois pâturage et pâture du poème, son habitacle et sa vocation.
À dresser, au final, portrait du ou de la poète en Charolaise, Tarine, Jersiaise, Frisonne ou Blonde d’Aquitaine – car il y a, heureusement moult et moult espèces de poètes divers en cette configuration vachue du poétique – le rôle s’y décape du danger de sérieux– le b a ba du maître zen –, rejoint l’étable humble de toute nativité – mémoire spirituelle de notre histoire oblige – et troque, pour une fois, la lyre d’Orphée contre les cent mamelles de l’Artémis d’Éphèse emplies du lait de la sagesse, du philtre herbé et du vin dionysiaque...
Le poète est une vache et le poème se rumine et fait poème de sa rumination, mais le discours du poète sur le poème, lui, se mord la queue. L’ouroboros de la parole du poète sur sa pratique de la poésie s’avale et se digère lui-même. Question de métabolisme… La vache fait lait d’herbage, la pratique du poème fait de méditation poésie et de poésie méditation, mais le dire de cette pratique fait le poète dévoreur de sa propre parole.
À avoir écrit en Vues de vaches ruminantes méditations, cet ultime avatar du poète en vache est totem inévitable et, après tout, éminemment prédestiné quand on se souvient qu’il préside tant aux mystères isiaques et au regard de l’homérique Athéna aux yeux de vache qu’à la bovine contemplation du train… du monde. C’est aussi brin herbu d’humour indispensable quand s’exposer à parler de sa pratique du poème sans quelque peu rire de soi-même, serait double trahison et de la poésie et de la méditation, car, à leurs parcours méditatifs, c’est sinon à la dissolution de l’égo, du moins à quelque distance avec lui qu’ils conduisent... Aux hauts fonds, on ne va que nu et se dépouillant.
Du vent, de l’air, du vide… Respiration/méditation/rumination.
Dans le sans limite de ses prairies terrestres et célestes comme dans le reclus de son tête à tête avec la lucarne de son clavier, dans la bruyante agitation de carrefours citadins saturés de bruits et de foule comme face à le verticale inversée et désencombrée de la mer, dans son quant à soi égal au quant aux autres sans lequel il n’est pas, la poète que je suis médite sans cesse sa rumination de mots ou rumine sa méditation de mots. Et ce faisant écrit en poésie.
Ou du moins le tente.
Claude BER
in La poésie comme espace méditatif Editions Classiques Garnier 2015