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09/02/2011



EXTRAITS D' OUVRAGES

MUES ED. PURH 2020



Récit de la dernière matinée d’une Résidence d’écriture au Monastère de S., les sept chapitres de Mues croisent trois voix, celles du présent du 17 août en romain, celle du carnet tenu durant le séjour feuilleté à l’italique et, en gras, celle mue rétrospectivement par l’écriture. Récit, poème, méditation, Mues brasse récit et poème, immédiat d’une matinée, souvenirs d’enfance, introspection, méditation, échos d’un aujourd’hui explosé et disparate.
Se ramifiant en rhizome de sensations, d’émotions, de courts circuits temporels et sensibles peuplés de présences, cette traversée d’un moment de vie se penchant sur une vie, où l’expérience du deuil et de la folie côtoie l’intensité de la plénitude et de l’attention au présent, égrène un alphabet commun à tous.
L’énergie et la richesse d’une langue, dans ses variations de la prose au poème, entraînent le lecteur dans ces "mues", dont nous sommes faits, et dans une expérience de l’éveil des sens et de la conscience.

TABLE DES MATIÈRES DE MUES


I. Vendredi 17 août, 6 h, Monastère de S.
Les mots, le vent, les herbes racontent.

II. 7 h 40
Macher, ruminer entre sources et rivières
est une activité spirituelle.

III. 8 h 20
Ce qui s’éboule et se moissonne entre pics et monts.

IV. 9 h 45
Le soleil s’est levé. La nuit aussi en lui.

V. 10 h 25
L’air, la voix, leurs portants

VI. 11 h 05
Où se dispersent pollens et débris

VII. Vendredi 17 août, monastère de S., 12 h
Le ciel, l’épervier et rectifier.


MUES: CHAPITRE 1

I-VENDREDI 17/08 6H. MONASTERE DE S.
LES MOTS, LE VENT, LES HERBES RACONTENT



(Hospitalier). Le jour, le mot hospitaliers sous le ciel
dur. Si le vent participe c’est de façon décidée
ou primesautière. Qu’importe, la pulpe palpite.
Du petit loin et du grand large frémissent,
un segment, un quartier de lune, de pomme,
une cocarde. La symétrie de l’émotion
avec elle même, le zèle à emplir qui la caractérise
est là, immédiat, dans un arbre capital, un rameau,
une lichette. Pour bras et jambes, leur ouverture
de soufflet soufflant la flamme suffit à l’incendie
provisoire comme un vol à la tire ou une martingale.
Le vent ne présume de rien, il sait des choses
et, parmi elles, l’apesanteur, l’enfoui, l’enfui,
la flexion, le flux flexible et leur écrin feuillu.













Au mur de la cellule, soleil estompé. Le temps a rongé la fresque, rendu le motif indéchiffrable. Traces de feuilles de laurier en équerre. Soleil crevé sur la lunule écarlate de sa naissance ou de son extinction.
Les autres cartouches sont encore plus effacés. À la comparaison avec ceux des cellules mitoyennes se reconnaissent bâton, épée, marteau, tenailles, cor de l’obéissance sonnant l’appel du croyant. Seule la face christique d’un vert délavé fondu dans le plâtre, comme essuyée au mouchoir de Véronique, est encore lisible.
Mes yeux vont de cette menue monnaie des siècles aux notes prises le matin du premier jour : 1 d’aube et d’avant du mot – 2- le village, l’enfance – 3, les tous morts-. Puis, en vrac eau jade du lavoir / raidillons abrupts / maisons à pic des pentes / déboulées de rocs et de ravines dans le coupant en V des vallées où coulent des rivières torrents, Vésubie, Roya ou Verdon.

Tu respires dans ton sommeil
parole de poumon
pas encore façonnée par les lèvres ou les lettres
irriguée de souffles et de fluides
ponctuée de haltes
elle tâte le matin de ses cils. Jusqu’à la page
où elle prend dans du mot.


Autre chose s’écrira que ce je tapote sur le clavier dans l’apaisant d’un récit d’enfance que tout ici convoque. Ce n’est que fagots, petit bois pour allumer l’écriture.
Il y a longtemps que je n’ai pas employé ni entendu le mot fagot. Je ne ramasse plus de fagot. Autrefois oui - autrefois disaient les villageois pour qui ce terme désignait un temps non seulement passé (pour le passé ils disaient simplement « avant »), mais révolu, dont les manières, les habitudes, les croyances et même le langage avaient disparu.

Autrefois, j’ai vécu dans un de ces hameaux à flanc de montagne avec les mêmes rues pavées de pierres asymétriques, les restanques plantées de châtaigniers, les bancs sous les marronniers et les tilleuls. Et, dès le 15 août, à l’horizon fermé des cols, des fonds d’orage bleutant la lumière et couvrant le ciel de leurs ailes d’ombre.
Celles duveteuses de ce matin
battantes de clarté et de paupières te dressent au bord du lit
longiligne pinceau de peuplier
le long de la rivière.
Tu t’étires. Six heures à peine. Ta voix tinte entre les murs
bille bondissante et
tactile.
Il passe du jour venant. De la hâte et du froissé. La fenêtre ou l’édredon.
L’aube est aqueuse. Son esquisse de parole première dans du blanc qui regarde.

Je sais encore prévoir la venue de l’orage. Il se sent à la texture de l’air qui fraîchit. À un contraste plus net entre ombre et lumière. Mais, comme mon souvenir des sentiers, ce savoir paysan est devenu incertain.
Je ne serais pas sûre de retrouver les gestes de la Marroune ce jour d’averse si violente qu’elle avait déclenché un éboulis de cailloux et de boue barrant les chemins et défonçant les routes. Je la revois dévalant une pente bourbeuse, l’enfant cachée sous son châle, et je mesure avec étonnement que j’approche de l’âge de celle que nous surnommions la vieille.
Une dizaine d’années tout au plus me sépare de cette autre vieille clopinant dans le cloître, balançant de droite et de gauche comme le font les paysannes aidant d’oscillations du corps leurs jambes fatiguées. Les récits que conterait cette femme à la démarche bancale et à l’œil barré d’un sparadrap ne sont plus ceux de jadis mais ceux de ma propre époque qui s’enfouit lentement dans l’histoire.

Je me gratte le bras. De quelque manière que tourne la langue, elle mijote son ragoût. Raies des ongles sur la peau. Un avion griffe les mêmes sur ciel bleu roi. De quelle royauté sinon la destitution du roi en bleu de chauffe ? De l’ambition de la parole en présent continué.
Dans ce qui est sans demander à être.

Toujours sur la première page du carnet, le motif imposé : obstacles, empêchement, entraves…
Il y a quelques mois, j’ai acquiescé à ce thème évoquant les aléa d’une destinée empêchée, marquée par l’adversité, les coups du sort, les rendez-vous manqués avec la consécration séculière tandis qu’ici, en ce lieu régulier, son intérêt se ternit en même temps que s’amenuise le souci de ma propre existence.
Vanitas vanitatis. Il manque à la cellule le crâne de méditation.

Le destin contrarié qui fut mien, car ma vie aura été cycliquement détournée de son cours par une violence tragique, se résume vite. À chaque décade fut détruit ce que j’avais construit, rendu inaccessible ce à quoi j’avais œuvré. Mort, folie, suicide et autres événements de moindre consistance, mais toujours ravageurs, ont scandé les décennies, se prolongeant jusque dans le détail de coïncidences malvenues avec un acharnement antagoniste du sort, auquel fait pendant une chance tout aussi persévérante.
Des trèfles à quatre, que je trouve à foison, me plaisant à croire au bonheur qu’il sont censés porter comme je joue à croire sans y croire à tous les brimborions qui donnent semblant de sens à l’incohérence d’une vie, n’émane qu’une demie protection. À l’adret des collines des saignées de bauxite s’ouvrent avec le jour dans le partage tranché d’une vie bipolaire brimbalant entre cimes et abîmes. La plénitude amoureuse y côtoie les grandes douleurs et l’aridité des réalisations empêchées. Mais ce constat n’est que la découverte, pour chacun nouvelle et cependant commune, que nos vies ne nous mènent pas où nous croyions aller.
Il en est de la mienne comme des autres. Un chaos, qu’ordonne le regard rétrospectif. Dans cette charpie, l’impression de clarté diffusée par les mots – trouée dans l’épais pareille à celles des bulldozers forant la roche – est d’autant plus précieuse qu’elle est artificielle. Une fiction. L’éblouissement de la claque du jour au bout des tunnels traversés pour arriver ici.
Selon l’humeur, j’y vois une bouffée d’éveil, la promesse puérile de lendemains heureux ou, à l’inverse, l’annonce de l’ultime couloir censé s’ouvrir sur la lumière.

Hier, au retour du petit déjeuner dans la salle commune matin et son événement.
Fruits en offrande sur la table. Repas de la bouche et de l’œil en pyramide de pêches et de brugnons, égrappé de raisins tombés du compotier.
Le manger et boire matinaux dans leur cérémonial. Le mystère omnivore et sa métamorphose de l’autre en soi. Il y a de la dévotion dans les mandibules. De la sauvagerie et de l’exaltation.
Ce qu’on voit (cuivre de l’huisserie ou présence nocturne, touffe d’herbe ou filature de rayons)
ce qu’on croque et qui craque sous la dent (l’effrité des biscottes, une croûte, un pépin)
ce qui disparaît, ce qui apparaît se défait et s’inverse dans le tremblement de l’aube.

À écrire, nécessairement après que
après coup
ce qui mène aux mots
ce qui les détourne de leurs cours est là
érosions alluvions
berceau et caveau arrimés à une même drosse sonore et aquatique.


Ecrire mâchonne de l’absence. Le dit des dents plantées dans la chair farineuse d’un abricot a tourné court. Le trompétant martial reste en rade dans les gencives. Troupe d’on ne sait quoi consignée à la caserne.

Un geste maladroit a fait dégringoler l’étagement des fruits
floraux dans leur dispersion.
Sur la table la ponte grumeleuse d’une orange.


Au ber de la voûte (son échappée marine
dans le brassage liquide de l’aube) et les colonnes crayonnées de volutes
le haché menu de chaque instant
et le seuil de la chambre aussi inexploré que l’univers.


Le jour se lève lentement, capuche sur les pics dans l’ambre d’une aurore géomètre qui joint et sépare les couples contraires. Dans sa mince ligne l’espoir ou le regret d’unité communs à toutes les croyances.
Une lumière rasante grimpe en auréoles derrière les montagnes avec une insistance de sensation tue. Le matin sent la mûre et l’humide, sa graine nichée dans l’encorbellement des crêtes
le jour s’épaissit un peu
confit
son attendrissement dans l’un peu
amolli de tout
son dessin et le nôtre dans le vide un peu
branchu entre les particules
et l’appuyé sur rien d’une humanité violente
et frêle.

Le muscle tendu
le monde tournant le dos
sa vase élastique. Un peu
de cela prend au corps
avec le lancer nerveux du figuier
- ses feuilles-mains – les nôtres
et la joue bleuie de coups d’une femme, qui hèle les rares passants pour parler à quelqu’un.

Ce matin pimenté de peau, de débris de rêves et, déjà, nous escortant, de l’imprévisible ou bien le petit moine méditatif – Lao Tseu juché sur son buffle - et le troupeau totémique des bêtes rameutées par le babillage amoureux.
Les meutes que nous sifflons n’ont d’autre litière que nos voix
appelle-les à la rescousse
ta voix rassembleuse, son épervier
dans la clarté incisive
d’un matin un peu
sorcier un peu
crayeux un peu
lent lisse. Ce matin un peu
écrit
sur la page du pré. Sa verve follette de cerfeuil, d’hysope et de coquelicots
et la parole à la jambe des arbres.


C’est distraitement que je feuillette les pages du carnet en ce début de jour doux de même teinte céladon que le cœur couronné d’épines. Dans ce tendre pastel, il ne souffre plus les mille morts que je lui voyais, enfant, au plafond de l’église, où, brun ensanglanté, il tenait à la fois de l’allégorie de la torture et de l’enseigne de triperie. Ce que je relis pâlit et se corrode à la fraîcheur acide du matin, déblayé par l’aube ménagère et son dépoussiérage minutieux du moindre coin d’obscur.

Quel ordre et quel désordre se contaminent à l’éclipse de la nuit, au frottement des peaux et des mots ?
Je songe
à un bec à un soc
à la Pythie répondant à Zénon cherchant une vie meilleure « Revêts la couleur des morts. »
à l’aimer léger au pipeau de sept heures
à ta nudité précisément
au vivre vaguement
dans le flottement des manches autour des bras, enfilant pantalon, chemise, chaussettes du même geste répété qui glisse les membres dans le froissement de l’étoffe, boutonnant la veste d’un mouvement quotidiennement recommencé, sa mécanique machinale inaugurant une connaissance nourrie par la seule attention.

(Familier toi). Dos sur le lit, levant
les genoux jusqu’au visage presque, ôtant
gymniquement ton pyjama
tu es toi en toi respirant.
Deux longues jambes dessinées,
le sexe entre les cuisses fermes,
tu es toi chez toi. Respirant.
Le temps indistinct ouvre
et ferme une infinité de visages.
Des yeux internes parcourent
leur mémoire invisiblement.
La sérénité, répétitivement,
à ce ballet de membres est une surprise ordinaire,
la saveur d’un kiwi colonisé de soies.


Au jeudi 16 toujours du déjà-soir dans le matin saturé de lui-même. Du terminal et de l’étreinte de début et de fin embrassés. En quête d’un point d’orgue. D’une situation. D’un aphorisme qui ordonne la confusion de son ni veille ni sommeil,
son hors des deux sans déclin ni renaissance.

Le pareil évidé de l’espace et du corps fait bloc
précisément la minute
précisément la vue sur les balcons (chaises, jardinières, vitres reflétées par des vitres)

précisément la surface grossièrement rabotée de l’étagère et ses piles de livres
précisément une crampe entre plexus et nombril.
Le corps. Son délai entamé d’années. L’ébouriffé d’une vie et son paraphe.

Un piqué de corbeau rase le pré de sa mélancolie métaphysique

plumage de sexe ou d’arbuste carbonisé
puis rien que lui
posé.

Une chose ne peut plus être autre
ni s’inverser dans la culbute des mots, leurs appariements, leurs dérapages, leurs passes joueuses même si parfois putassières
cela aussi mourir.

Une vache attrape la lune, la langue sa caque de paroles.
En haut du promontoire une vision panoramique sans voir.

Des voix dans l’escalier
écorcent le matin
agate rousse dans une tranche de quartz ou lieu d’une élocution improbable sonnant l’appel à la clairvoyance.
Est-ce discernement inventif d’étoiles, qui prendrait la fin comme un bus vers leur lueur presque éteinte
ou rien que le ratissage rassurant du langage ?



Entraves, empêchements?
Elle fut rude cette vie, où il a fallu, cycliquement, faire avec et faute de grives manger du merle. Elle m’a cognée, mais pas lassée. Elle m’est seulement trop intime pour m’intéresser. C’est plutôt à m’en délester que j’aspire. A nous déposer elle et moi sur le bas-côté.
Ensemble dans la sacoche le sans espoir et sans crainte de l’ataraxie stoïcienne, le boiteux claudiquant pied déchaussé, le trobar clus et le trobar leu accouplés sous une pluie de tisons et de lys dans l’appareillage excessif et lyrique de giclées de lumière éparpillées.
Les peaux battent des ailes voyageuses, essaim de possibles tassés dans les pores.
La colonne de vertèbres s’avale en ouroboros et, descendant l’échelle de Jacob, c’est, dos courbé, penché vers le stylo tombé, un vertige de méninges.

Au loin, les cimes. Leurs pentes en pigeonnier pour un déploiement aérien de voilures. Un périple solaire ou une reptation fureteuse dans les soubassements. La mesure des choses réduite à l’angle de la pupille. Dans elle l’hésitation. Son trou d’air. Sa chute libre.
Un déjà là sans après-coup.

Obstacles et empêchements dégringolent avec les éboulis au fond des ravines. Tellement encombrent que mieux vaut le commencement infatigable des matins et de l’enfant insouciante, alerte, dont perdure davantage que le souvenir comme si rien n’avait pu entamer son énergie première.
Sa vitalité demeure intacte et s’est usée. Ces deux constats contradictoires et également vrais coexistent comme, dans la cellule monacale, le minimalisme dépouillé du nécessaire et l’amplitude de l’espace qui s’y engouffre, mesure et démesure s’éloignant, se rapprochant avec les fissures du roc. Tantôt rayures, tantôt crevasses selon le réglage des jumelles que je porte à mes yeux.

Advienne que pourra marmonnaient les vieillards de la placette, assis sous les platanes, main en coiffes sur les genoux. Il en est déjà beaucoup advenu. Viennent même un jour les années de trop, qu’on aurait préféré ne pas vivre. L’enfant avait une curiosité insatiable. Pour celle que je suis aujourd’hui, il y a des souffrances que j’aurais aimées ne pas endurer, des sentiments que j’aurais préférés ne pas éprouver, des savoirs que j’aurais voulus ignorer. C’est à une envie, jusqu’alors étrangère, de ne pas connaître que je mesure que j’ai vieilli d’un coup comme au précipité chimique prenant brusquement sous l’effet du dosage décisif.
« C’est la goutte qui fait déborder le vase » auraient-commenté ceux du village, parlant la plupart du temps par proverbes et maximes. Leur vision du monde était, pourtant, souvent moins étroite que celle que j’ai côtoyée par la suite dans des milieux supposés plus raffinés que leur société campagnarde. Sans doute aussi l’enfant n’avait-elle pas mon regard et le souvenir bienveillant que je conserve de cette époque est-il celui de la tendresse qu’on me portait.

Par contraste celui de l’adolescence abîmée. D’elle, j’ai gardé la distinction entre ce que je nommais la « vraie mort » et la « mort en vie ». À la mort que la fillette avait vu donner aux poules, aux lapins, aux canards, cous tordus ou saignés à l’œil, et qui recélait encore du vif dans sa violence primitive, s’opposait une autre sorte de mort faite d’humiliations, de mensonges et de blessures telles que nous seulement nous les infligeons.
Je mesure, rétrospectivement, ce que cette expérience d’une enfant jusque là protégée brusquement bousculée et maltraitée, a entraîné de rébellion contre ce qui asservit et ce qui a pu en découler d’entraves. Des cicatrices demeurent. Des obstinations aussi. Se paye ce qu’on devient de ce qu’on ne sera jamais. Devant les montagnes à présent dessinées par une lumière nette, qui en dénude l’arête et creuse les vallons, je sais que je referais même choix d’insoumission. Que c’est dans le loin d’une enfance indocile qu’il s’enracine.

Le matin avance à sa rencontre avec délicatesse. Dans la précaution d’une concentration méditative, d’un soin porté à des malades. Maladresse d’actes et de paroles étreignent le même indéfini que les doigts écartés sur le rebord du lit le bourrelet de couverture bouffant entre eux. Matière un peu rêche de l’étoffe et de l’esprit confondus.
Dans le parfum des pommiers ici
l’odeur de carburant et de crème à raser d’une rue parisienne
la houle brassée d’air et de nous foulée par une identique lumière décidée.
Plus loin que la sensation, en arrière de l’émotion à être, l’histoire ajoute à l’histoire. Une éternité abstraite s’exerce au ras du corps et de la conscience. Dans l’événement.
Il arrive qu’il arrive. Que se dessine en chacun son patio intime comme le théâtre de rue trace son cercle au charbon noir. Dans ce centre a lieu. Etape d’une générosité itinérante et gratuite.
Ce matin le matin a lieu en lui-même.
Nous savons aussi parfois
lever en nous.

Un début de soleil divise la cloison mi ombre, mi lumière palpitantes. Quel damier pour quel jeu ? dis-tu incidemment comme la plupart de ce qui se prononce juste. Dans le détour et le coudé. Au passage de la langue.
Dans l’éveil intermittent du profond.


Des jours durant, l’enfant courrait à travers champs. Grimpait les pentes escarpées. Sautait par dessus les clôtures de bois. Escaladait les lamelles friables des murettes et les haies de lauriers piquées de ronce et de ciste, dont les fleurs aux pétales fripés glissaient dans le feuillage un froissement de tissu.
La fillette les lissais à plat sur les pierres où s’imprimait en mauve pâle un signe cruciforme. Ces trophées de pétales séchés étaient ensuite échangés contre la réalisation d’un vœu ou une aide providentielle dans un de ces trocs intérieurs, dont l’enfance a le secret, trafiquant des alliances profanes et sacrées avec une impudence, aux effets de laquelle je regrette de ne plus pouvoir croire.

Le jour tape sur le schiste et éclaire d’un blanc chaud la page du carnet où sont écrites mes raisons d’être ici : Résidence d’écriture au Monastère de S. : déambulations et stations dans le lieu et en soi-même, méditation de lieux à la manière des Jésuites.
Suit une liste de mots, une palette comme en contiennent tous mes carnets, indication de tonalité, matière première ou lierre langagier enchevêtré à moi-même.
Ce matin, ai-je griffonné à la page 5 du carnet soleil brutal. Immobilisant tout. Son direct au visage. Branchement d’énergie et de dynamisme irrigués de leur sève originelle de force en action et en puissance.
Retourner à la naissance des mots, ranimer leurs premiers balbutiements avant qu’ils ne bavardent.
Mais la durée du cœur à l’écorce est rude à peler
dans son usure

la successive nôtre.
Dynamiques énergiques pourtant
les merles à picorer. En élan
immobile, frémissant
de la queue et des rémiges dans
une annonce d’envol. Roucoulements
de colombes, sifflements
aigus, pépiements
arrière des moineaux en ébouriffé de feuilles et de plumes dans l’air ouvragé, arabesques sonores jaillies d’un gosier unique. Dentelle de motifs agitée d’hybridations et de métamorphoses. Son babil millénaire dans la confusion de la vie
et la démesure d’une hauteur disproportionnée
aux yeux.

(Echappées). L’aurore métissée de nuit casse
dans le bricolé du bout à bout. Elle inaugure pourtant.
Ne serait-ce qu’un émiettement et une taie de ciel `
amidonnée. Ce qui nous fend de manière violente,
intempestive, libère du dansant et couve, cotonneux,
sa dose d’irréel. Son cuticule d’œuf de caille en dôme
tacheté sur le faîte des tuiles. Ce qui balbutie à l’entrevue
du jour et de la nuit, aucune bouche ne le prononce.
Cette défaillance ordinaire dissout les catégories.
Ce qui s’élimine ainsi de jugement est libératoire.
Tension tenue entre grenouilles d’arbres et

Monts jaunes, la fine amor et l’effroi de la terre étoile
morte. La lumière forge à plusieurs enclumes. Le désir
à de nombreux confins. L’esprit à son besoin d’illimité.


Où est né l’étranger que j’ai croisé ? Dans quel nous ? Devenant chacun de nous rencontrer.

Sur la même page, en trois colonnes :

Le vent dans la vallée
levant vulves et viers
sur les parois rupestres et la virevolte du calembour, son brouet de mots et de chair
levant le vent
dans le levant et l’avalé
Passe : argent passé en sous-main dans les trocs financiers ou sur les tapis verts ( les deux femmes avaient joué en trois coups à la roulette le salaire de plusieurs vies. En causant boutiques. Leurs époux sirotaient un Aberlour) Inspirant ce qu’inspire la trachée dans le bol
d’air de l’instant même.
Berce ou patte de loup
Et l’indolence des têtes de chameaux dans le livre d’Ingeborg Bachmann


Déjà, dans cette enfance, que tout ici ravive, les noms me fascinaient. Ceux, rares, des insectes - la lucane, le bombyx, le scolopendre -, des pierres et des plantes que j’assemblais par parenté sonore, alliant les lauzes et la luzerne, le grès et le blé, l’ardoise et l’armoise, l’épeautre et l’épeire, collectionnant les plus rares comme celui de passiflore assorti à l’étrangeté de cette fleur à étages, barbée de pistils à capuchons violets, hérissée d’antennes piquées sur sa coupole en rosace. Sa croix emblématique incarnait les pompes du rituel religieux et l’extrayait du catalogue floral pour la classer parmi les ornements sacerdotaux.

Assise en tailleur à la lisière du pré, l’enfant effeuille en même temps la corolle et le mot.
Pas-si-flore la passiflore, dont le nom recèle dans ses syllabes le pouvoir de la soustraire à sa destinée végétale. De conjurer le ternissement des teintes, le rabougrissement des feuilles, l’odeur putride des bouquets fanés et des couronnes mortuaires.
Pas-si-flore-pas-si-folle la passiflore si différente des herbes toujours folles comme les vierges de la parabole, proliférant, au gré de leur humeur, dans les champs et dans les potagers, où il faut les sarcler sans pitié.

Entre les plants domestiqués, l’herbe rebelle hérisse un crin rétif, rue, pissenlit, belladone, chélidoine, saponaire, qui, arrachée ici, repousse plus loin avec une vigueur accrue, s’élance à la conquête des cimes cinglées de traits capricieux.
Le pelage des herbes découvrait à l’enfant la respiration de la terre couverte d’une écriture sensuelle et vigoureuse. L’invitant à un énigmatique déchiffrement. À la promesse de béatitude qu’offrait le mystère compliqué de la passiflore, je préférais déjà l’invite fougueuse des herbes, leur liberté frondeuse, leur nature roturière et réfractaire à la préciosité nobiliaire des fleurs.
Tout en haut, là où le bornage des champs se disloque, la toison d’herbes déferle avec une puissance sauvage, grimpant à l’assaut des alpages qu’elles couvre d’un vert dru piqué d’esquilles par les premières glaces.
Pour l’enfant, l’arche de Noé avait la forme d’un pic neigeux peuplé de vaches, de chamois et de mouflons sous un ciel de ce bleu impossible à qualifier autrement que de marine tant il tient de la mer sa référence. Dans cette imagerie native se réconciliait la dualité d’une enfance partagée entre l’été alpin et l’hiver aux rivages méditerranéens. Ils fusionnaient dans un paysage mental fait de montagnes moutonnant en vagues, de vagues hérissant leurs falaises, d’eau frémissant en ondulations herbeuses et de crêtes calcaires surgissant des ressacs.
Entre les deux, tissu invisible qui les rassemble, soufflait ce même vent qui, à l’instant où je le nomme, emporte mon papier et penche le bout des branches vers leurs racines. C’est une mince brise avec un fond de zonzon d’abeilles dans son crissement flûté.
le vent
son chant
quel vent
en tout tourbillonnant ?
brassant
fouillant
le déliement
l’impermanent
de chaque instant

À la fin de l’été, il enfle en bourrasques orageuses, arrache les branches, jette dans les torrents à sec un bouillonnement rugissant, incendie les nuages à coups d’éclairs, grossissant en échos jusqu’à devenir imprécation capable de déclencher le fracas des avalanches, le grondement des crues et le crépitement des feux.
Puis il s’engouffre entre les pertuis de pierre avec un sifflement aigu qui va decrescendo jusqu’à devenir halètement léger aux abords de la mer. L’eau s’en saisit, le pétrit à grands clapotements avant de le relancer sur la jetée où il explose en geyser d’écume pétillante. Là il se pacifie. Au contact des vagues. S’infiltrant entre les plis de la mer pour finir apaisé, légère brise marine effleurant l’éventail des palmiers.
dur doux le vent
métallique et soyeux
fouet fourrure sur le visage.

Chaque année l’enfant suivait les métamorphoses de cette vie pulmonaire. Aux batailles des cimes labourées de cratères et déchiquetées en crénelures par l’ouragan, succédait l’accouplement avec la mer, que les rafales cabraient de soubresauts. Virant au mercure. Sur sa masse charnue s’émoussaient les griffes qui avaient lacéré le granit. Le tohu-bohu dégringolant des montagnes se pliait à la houle et devenait rythme accordé à la scansion de l’eau.
Ce vent venu des sommets, je l’écoutais s’assoupir à la lisière d’un horizon immuable d’où il repartait en tourbillons vers les grottes aménagées à flanc de montagnes par son souffle infatigable et où il se lovait pour une durée imprévisible avant de repartir à l’attaque. Un jour, trois jours, six jours duraient les razzias soumises à une règle aussi énigmatique que la pulsation binaire de la mer. Il dispersait sur la plage de galets l’odeur de cèpes et de lait de chèvre, transportant, dans l’autre sens, le piaillement des mouettes dans les sapinières, brassant les mondes et faisant de son destin nomade le modèle de la vie. Il était le grand réconciliateur bondissant des terres des hauts sommets entre les cuisses lourdes des vallées jusqu’au ventre de la mer.

Le revoilà ce matin, qui balaye les années et les mots. Advienne que pourra. Il a parfois peu pu ânonne la cacophonie d’une phrase mimant celle d’une existence.
Obstacles, empêchements, entraves… À quoi quand l’essentiel de vivre et d’aimer fut préservé ? M’aura été épargnée l’amertume du narcissisme blessé et des ambitions déçues hors quelques sursauts d’exaspération devant l’injustice ou le désolant triomphe de la bêtise. C’est le menu fretin qui frétille. Au tamis de l’essentiel, il n’en reste rien
seulement
aujourd’hui
sept heures
sa toile
pendue à une accroche invisible.

Cherchant à rassembler mes pensées ou quelque chose qui y ressemble et criant silencieusement heï, héï comme les bergers au cul des troupeaux en transhumance, moulinant des bras et du bâton dans l’aboiement des chiens, le bêlement des brebis bousculées dans le sentier qui escalade la pente raide.
Mouton tire l’odeur de suint, de laine
et de crottes de bique puis celle des flocons de poussière sous les meubles que la balayette pousse dans la pelle, poussant pareil du moutonneux vers l’avant
de mon front – et du moi-même en moi. Il se défait du sombre par la fenêtre
7 heures à peine à peine un trait d’oiseau
oblique sur le carreau se souvient
de l’aigu de la nuit et d’un rythme ébloui de vitesse
contemplé de ma lenteur comme un assis définitif
sa course imaginaire.

J’écoute le frôlement des doigts sur le clavier
subtil et tiède – son mutisme à bruits inclus – le chuintement de l’eau.
Un reniflement de voitures toupille dans l’air rond
les voix sur ce silence
sont une implosion
ou une salve d’applaudissement à une scène qui se déroulerait dans l’ardeur attentive.
Que se passe-t-il aujourd’hui 7 heures qui jamais ne se reproduira ?
Un masque vénitien ordonne la cérémonie avec des babouchkas de Moscou, le bouquet de genêts et tout le reste, table en merisier, verre d’eau, manteaux en boule sur le fauteuil, qui maintenant projettent leur double dans les vitres, chacun jouant cette scène donnée sous mes yeux une seule fois
cet aujourd’hui sept heures déjà se défaisant
sa réalité prise au dépourvu
et
dans cette figure fluide
l’inconstance d’exister
son dodelinement animal
dans l’évidé des intervalles.

Un téléphone sonne comme du dedans d’une tombe. Les caveaux de cimetière que les touristes visitent dans les capitales, monumentaux et ornementés, se mettent à bruisser, équipés de portables, participant de la frénésie parolière qui parcourt le globe, mêlant la voix
des morts
et des vivants. J’en conclus qu’il y a du morbide dans ces ondes. Mais c’est une idée sans profondeur comme elles viennent lorsqu’il reste du débris de langage où elles se casent.
Je l’abandonne sans regret dans un recoin de mes neurones et un paquet de linge dans le panier derrière le placard. À cet instant lui et moi sommes sans qualification.

Le plafonnier encore allumé
clapote dans son double.
Aujourd’hui sept heures alors qu’il n’est plus 7h heures depuis un moment, le temps continue de tourner sur l’écran de l’iphone, où, 7h27 en chiffres blancs sur noir maculé de gouttes (les remarquant pour la première fois ces gouttes de fond d’écran) indique que je retarde de plus en plus sur lui.
Sans raison et sans profit
la mort
semblable à ce décalage m’occupe l’esprit comme, le jour du départ, les graffitis sur les mur de la gare, leurs zigzags répétitifs soulevant, par contraste, la question insoluble de l’art. Sa raison d’être introuvable. Sa nécessité inutile.
Tout cela laissé dans un informulé
pareil à un moment pointu et rare
ou bien à un tronc
traîné en travers de la route par une crue. Avec la certitude
- ce matin sept heures passées -
qu’escalader ce qui s’abat en nous est une question de langue
pupilles tournées vers
la nuit s’éloignant.


Le soleil vrai se fond à celui de la fresque effacée. Son caillot perle sur la sphère cramoisi. Dans son triangle trinitaire l’inscription modestia prend sens au delà de l’hagiographie. Le catéchisme est loin. Il était, dans ces vallées, mêlé d’impiété et de superstitions. Tout se joint à présent en un rituel indifférencié et sans croyance où ne s’exprime que la plénitude d’exister.
Tandis que les guerres ravagent ma planète, que sa survie est menacée par mon espèce, que d’autres formes de dictatures, aussi abjectes que celles que j’ai connues, couvent dans sa misère, l’insignifiance des lettres qui s’impriment sous mes doigts, s’inscrit dans l’ambivalence d’une humanité incertaine. Volatile et ambiguë.
Si peu chaque vie et pour chacun ce presque rien précieusement irremplaçable.
Ton pas se rapprochant
l’amour tapi dans sa tanière entre les côtes bondit en esquisse de main qui te touche, son incivilisé nocturne apprivoisé par le jour.
Que dis-tu de ce loin si proche appelé nous que je ne reconnaisse comme une bête son fourrage, les brindilles du nid, le fumet de son poil ?

(Affirmatif). Le profil, la peau, la silhouette,
un précipité de pupille les organise et
ce qui cligne entre les cils
est un matin
imposant et magistral
de nuit grasse lourde dans son ventru.
Le petit habit léger
froissé au bord du lit
est émouvant comme une phrase inachevée
où, pas à pas, le jour fait
son apparition. Si brusque

pourtant. Son modèle encore flou
mais plein à ras bord de clarté
épèle un oui tactile et bref.













MUES CHAPITRE II EXTRAIT

Aux mains calleuses des paysans de l’arrière pays, où l’enfant logeait sa main petite dans du douillet de paume, elle apprenait le refus tenace et taciturne, aux doigts musiciens d’aïeux émigrés de Toscane, la note d’un art de vivre à la fois impulsif et construit, folâtre et tragique, où gratuité et beauté du geste valaient pour riposte au dérisoire de toute vie et pour signet de sa célébration passagère.

(Odeur de vie). L’impression parfumée lilas
du cadre de la salle à manger
(bouffées de carmins et de parmes
sous le tremblé mouillé
d’un pare brise) fait revenir l’en-bas lointain
de ce là-bas où je naquis
sans souvenir aucun de cet atterrissage
et maintenant le pigment poivrée d’huiles essentielles

massant la peau d’un même baume végétal
que la mémoire – l’être entier palpé
entre des mains habiles –
son gluant de vie neuve et d’immortelle
naissant, glissant des doigts elle aussi
toute entière rassemblée dans les paumes.


L’index humide corne le bas des pages. Sous sa poussée oscille le pendule du matin. Au 10, la liste des matins devient liste de morts, épelant un chapelet de disparus, en vrac, comme ils viennent.

Voilà l’Antoine électrocuté à vingt ans en mission de sauvetage pour la Croix Rouge. Son regard vitreux de trépassé fixe son nom inscrit en lettres dorées sur le monument aux morts.
Derrière, c’est Petra dell Prato quittant sa riche demeure florentine pour suivre un bel anarchiste tailleur de pierre à Carrare parce que sa famille n’avait pas voulu qu’elle épousât le médecin bossu, dont elle était amoureuse.
La même ensuite ravaudant des sacs en haut de la colline des Ritals.
Elle encore en aïeule cassée par l’arthrite qui rétorque à sa fille lui reprochant de barguigner en patois : « ce n’est pas du patois, figlia, c’est Pétrarque ! ».
Plus loin, se profile Joséphine, dite Finette, suicidée à cinquante ans en se jetant dans le Riou et qui, pour ne pas être enterrée avec son ivrogne d’époux, a laissé ce mot au revers d’une liste de courses : « je l’ai eu toute ma vie sur le dos, je ne veux pas l’avoir sur le ventre pour l’éternité ! ».
Celui d’après c’est Touan, le maçon, essuyant la sueur sur son crâne chauve en soulevant sa casquette et déversant sur le buffet des paniers de quetsches, de cœurs de pigeon et de griottes et, en automne, les grappes serrées du raisin de framboise.
A côté de lui, sa femme enfermée cinquante années à l’asile où elle épluchait les légumes dans des bassines de cuivre gigantesques aux yeux de l’enfant, et eux deux sur une photo de mariage telles qu’on les tirait à l’époque blanche et bistre, tendue de crêpe noir depuis l’entrée de la femme chez les fous.
Il y a aussi le bedeau devenu sourd à force de sonner les cloches de Saint Colomban et qui partageait incestueusement avec trois générations de concubines une seule pièce insalubre et puante près de la chapelle. L’une d’elle plaquait une tranche de steak sur le cancer de sa joue pour qu’il mange la viande plutôt que la chair. « Oui, oui, c’est une cousine, la pauvre… » murmurait la Marroune, couvrant l’enfant de son tablier pour la cacher du cancer.
Puis voici Violetta, svelte et droite, belle encore sous les rides qui quadrillent sa peau. Elle vit retirée dans une bergerie isolée, en bas d’un pré piqué de pâquerettes et de jonquilles. C’est elle, dont il se raconte qu’autrefois elle était danseuse de revue et qui offre à l’enfant une fleur de passiflore et… Et sa vie se perd dans un chuchotement où il est question d’un oncle coureur de jupons qui lui aurait fait don de tous ses biens.
Celle qui avait eu la poliomyélite rampe sur le sol tendant vers les debouts un fin visage innocent avec, aux oreilles, de toutes petites boucles en forme de myosotis. Derrière, poussant la chaise roulante, toujours pressée et souriante, la jeune infirmière morte d’une embolie à trente ans et dont le chapeau à cornettes blanches glissait comme un cygne sur l’eau noire des vieilles agenouillées dans l’église.
Cet autre, grand, blond, profil aquilin, c’est Primo Ribelli fait prisonnier à Dunkerque. Des camps il rapporte un dictionnaire allemand/français mangé par les rats et le moisi. Il apprend à l’enfant à trouver l’eau avec une baguette de coudrier dans les profondeurs d’une terre fertile, où il a planté un verger foisonnant de fruits, de rouges-gorges, de loriots et de pies pépiant comme sa femme Rose, qui ressemble à son nom fleuri et vient pomponnée, parfumée et poudrée, partager, tous les jeudis, une sieste amoureuse avec lui.
Et encore lui, dont on raconte les faits d’armes en cachette - « Porco maïale le profit, le fascisme et les guerres ! »-. Dans l’un d’eux, Primo Ribelli, rebaptisé Paul pour franciser le prénom, est, à force tentatives d’évasion, déporté dans un camp de redressement. Le convoi lâche son flot de prisonniers sur le quai d’une lointaine gare prussienne, une fillette échappe à la main de son père, Paul Primo Ribelli s’élance, la rattrape juste avant qu’elle ne soit happée par la motrice.
- « Herr, Herr, ihre Name, ihre Name !» crie le père.
Quelques heures plus tard l’homme viendra chercher le prisonnier contre sa parole de ne pas s’enfuir. Paul Primo Ribelli ne s’évadera plus pour ne pas mettre en danger la famille de Hans. Il s’occupera de la ferme lorsque ce dernier sera enrôlé de force pour la bataille de Stalingrad. Quinze années après, comme tous les étés ou presque, Paul et Hans bavardent près du plaqueminier sous la tonnelle de muscats.
Et c’est le même Paul en tablier bleu dans les rues du marché, soupesant les melons d’une main experte, vérifiant la fraîcheur des sandres et des dorades en soulevant leur ouïe qui dénudent des lamelles rougeâtres, dénoyautant d’un coup d’ongle les nèfles, dont les gros noyaux luisants jaillissent des cavités satinées. Et lui encore jouant du piano dans l’appartement sombre au dessus du restaurant de la vieille ville, où il cuisine socca et stockfisch, ou bien improvisant au banjo et à la guitare en chuchotant à l’oreille de l’enfant : « Ton arrière grand-mère était musicienne, autrefois, à Florence ».
Le visage caché dans ses mains, c’est un autre revenu de guerre mais de la précédente, le sexe rongé par la syphilis et qui bouche de son poing le trou de la balle qu’il s’est tiré dans la tête plutôt que de continuer avec ce moignon de membre rongé par les chancres.
Et encore le Jacques du Terron disparu en allant acheter un paquet de cigarettes comme on croirait que ça n’existe que dans les blagues et les chansonnettes si bien que cette façon de faire a fini par paraître plus stupéfiante que sa disparition. Le Djani aussi maigre, long que sa femme était petite et grassouillette. Il parlait toujours mezzo voce avec une douceur égale à celle de ses yeux dans le roulement rocailleux de son extraordinaire voix de basse. C’est lui qui refusa un sac de pommes de terre à sa belle-sœur pendant les disettes de la guerre et aima sa femme d’une passion jalouse soixante années durant.
Il y a aussi l’employé de la morgue qui faisait évader les Résistants dans des cercueils. Resté presque nain à cause d’une maladie de croissance, il avait une si longue verge – paraissant encore plus grande à cause de sa petite taille - que sa femme avait pris peur le soir de leurs noces avant ensuite de l’apprécier, comme elle disait, souriant, à sa juste mesure.
Bras dessus bras dessous trottinent Baptistine, la none de St Joseph aux traits réguliers illuminés d’une ferveur d’icône et son athée de sœur Louise Philippine Noëllie, dont les quatre vingt quinze années de vie exigeraient d’être détaillées : chap 1 l’enfance de Louise, jeune paysanne analphabète au début du XXème siècle. Chap. 2 amour, guerre et anarchie ou la rencontre de Louise et de Clément le libertaire qui mène les grèves de l’Arsenal à Toulon. Chap. 3 veuvage et faits de guerre où il serait raconté comment Louise cacha des Juifs, reçut des lettres de dénonciation et entra dans le Maquis commandé par son fils. Chap. 4 joies et chagrin ou comment Louise perd ce fils unique, mais redécouvre sur ses soixante quinze ans l’étonnement de l’amour. Et encore est-ce trop élaguer. Louise mériterait plus ample oraison.
Comme mériterait substantielle épitaphe Clément le libertaire, qui dût s’exiler au Cameroun pour trouver du travail et y mourut à trente ans, enterré, comme il l’avait exigé, dans la fosse commune avec ses ouvriers « nègres » plutôt que de reposer l’éternité dans le cimetière blanc avec les exploiteurs.

Il y en a tant. Il y en a trop de ces tous morts anonymes d’ici, attendant que quelqu’un déterre leur histoire, poussières qu’ils sont dans les cimetières perchés des villages de l’arrière pays comme pharaons dans la vallée des rois. Entêtés à exister avec une obstination, que je tiens d’eux, de tous ces enterrés.

(Voici la vision). Et son accès de fièvre
infantile et inspirée,
petite chose qui pousse son aile
entre les omoplates.
Dans le plat, pommes de terre et oignons
se mélangent à l’olive et au thym,
ce qui nous sert n’est pas la cuillère ni les doigts
mais un maillon de mémoire confuse.
Cette troupe turbulente fut puis défaite,
poudreuse comme un bord de route.
On dirait se dissipant un point de départ.
À la semelle une peu de silex effrité,
son attachement crissant, son fumet
de feu éteint et sa nostalgie entêtante.


MUES CHAPITRE V EXTRAIT

Pour l’heure, je m’en tiens à la décision de décliner matins comme moines mâtines, répertoriant les stations du carnet disséminés en cairns sur les névés de pages. Monticules de lettres semblables aux tas de cailloux qui bornent, ici, les sentes montagnardes ou à ces inukshuks inuits dressant les mêmes amas pierreux sur la banquise, où leur silhouette parfois vaguement humaine dresse des bras imprécateurs dans le blizzard.
Barbotant à contre courant de l’écrit, je poursuis mon équipée de saumon remontant à la source.

Demi obscurité et hachis de lumière. L’herbe au loin salée de gelée blanche. Et d’étranges fantasmagories comme si allaient paître au champ de la conscience les animaux de l’Apocalypse ou que se tendrait
paume ouverte
une poignée de lupins à un mastodonte surgi des couches du jurassique, son cou serpentin en putréfaction oscillant avec une mollesse élégante d’anguille.
Il n’y a rien à faire ni
à penser de ces visions de l’esprit. Elles occupent parfois
de leur nécessité. Puis s’effacent aussi absolument qu’elles étaient là
dans l’hésitation entre se désoler et se réjouir de leur disparition, laissant le champ libre à une journée ordinaire, où je me sens soudain flétrir comme un œuf frit. D’une manière
brusque et cuisante.

Je me rappelle, à intervalles réguliers, qu’il faudrait changer l’eau des fleurs, dont les pétales pendent en bajoues de bouledogue, mais je ne le fais pas.
Par manière de résister de façon insignifiante et obstinée aux ainsi faut-il qui cernent une vie de leur impératif.

Ce matin j’écris plusieurs pages, ordinateur calé sur les fémurs, nuque tenue par un coussin plié. Puis je les efface avec autant de plaisir que j’ai eu à suivre des yeux la procession fourmilière et familière des lettres sur l’écran.
Je songe lointainement à l’écriture comme à une activité d’insecte. À l’agitation ouvrière d’une termitière ou à des ondoiements de lombric. Mais c’est seulement le rostre d’une anecdote. Elle aurait pu s’épanouir en corolle comme, à la limite du pré, la queue d’un faucon crécerelle qui criaille éperdument, mais elle a tourné court, dandinant quelques minutes avant de s’évanouir. Croupion de quelque chose qui s’éloigne et disparaît de son hypothétique réalité. Pareille en cela à 80% de la réalité, qui n’advient jamais à réalité, mais oscille, instable sur le bord coupant entre possible et impossible, ourlet d’indécision comme au rebord du vase que je pose sous le robinet, sa porcelaine amincie, d’une finesse affûtée qui, d’un coup de son rasoir, disposerait d’une existence. J’ai rempli le vase, pensé à la mienne plutôt comme à l’eau débordant de lui que comme à celle qu’il contenait alors que, contenue elle est, comme †outes les autres, avec, à l’instant où je l’écris, une croix à la place du « t », surgie du dérapage des doigts sur le clavier en un lapsus tactile, que je contemple surprise mais non étonnée que le corps sache de lui-même aller à sa fin et l’inscrive avec simplicité dans les signes que je trace depuis si longtemps que mes doigts en savent sur eux bien plus que je n’en sais.

Ce matin donc la mort a rôdé dans ma tête et peut-être autour de moi, prenant forme d’un cri de faucon, d’un vase, d’une procession de lettres, d’une indécision de réalité et d’autres sensations encore, états imperceptibles, intuitions fugitives, qui se sont évanouis avec elle
sa glisse feutrée alignée sur celle du pied dans la chaussure que je secoue, tapant sur un coin de mur son cuir rassurant d’adhérence à la terre et ponctuant une autre marche que celle des cordées estivales
t’apercevant donner du pain sec aux oiseaux, émiettant les croutons entre tes doigts, te hissant d’un mouvement acrobatique vers les branches hautes dans un début d’envol.
Cet élancé dans l’air cendré est une phrase à copier coller telle quelle sans la formuler. De cet impossible, il reste une trace
dans ma voix qui t’appelle.

Ce matin sept août, nous échangeons quelques mots avec des voisins par dessus la clôture. Nous parlons fort, crions presque alors qu’à peine trois ou quatre mètres nous séparent.
Appuyés à la rambarde de leur terrasse, tout petits devant l’arrière plan mastoc de leur maison
ils penchent au pont d’un paquebot
nous en contre-bas, les hélant de ces esquifs rapides que les capitaineries envoient pour la manœuvre d’entrée au port.
Cette impression d’accostage maritime au milieu de l’asthme de leur garçonnet et du goûter que nous devrions partager le samedi suivant, a déplacé le moment de lui-même.
Mais sans suite.
Tout est assez vite redevenu successif.

Ce matin 11h30, je vais chez la coiffeuse à la sortie de la vallée. Voiture garée non loin de sa boutique, devant le magasin Il delizio entre les maisons basses rouges et ocres aux volets verts, repeintes telles qu’elles étaient à l’époque italienne du bourg.
La mer au bout
de la rue
dans l’hosannah des palmiers.
Un homme secoue une serviette par la fenêtre. Un livreur dispose précautionneusement un plateau de fruits de mer dans le coffre d’une fourgonnette, le conducteur penché à ses côtés, front plissé, bras en avant comme s’il participait à l’accomplissement d’une tâche rituelle.
Je claque la portière avec la sensation d’interrompre une cérémonie. De saccager une partition inconnue, dont les notes s’égrènent inaudibles et sensibles.
Une femme assise sur le rebord d’un bac à fleurs lève le bras vers quelqu’un qu’elle attend et qu’on ne voit pas encore, caché par le comptoir d’Il delizio. Son geste orchestral, lent, précis, marque la fin de cet intermède symphonique.
Puis cette musique incongrue tombe aussi de moi. Et se défait dans l’odeur de shampoing et de chaud.

Remontant la route en lacet vers le monastère, je vis une histoire qui n’est pas seulement la mienne, mais la levée de milliers d’autres que le vent emporte en volées de sable fin.
C’est un désert peuplé. Une indistinction de granules.
Une prodigalité aveugle
qui n’emplit rien, creuse profond évidé
et large.
D’un large qui aspire plus large encore le large qui l’aspire.
Qu’est-ce qu’il aspire demandes-tu ? Je dis nous. Et c’est brutal et fixe
un clou planté dans une poutre.
Ou une sensation de vérité.

La veille, le matin était glabre, désoccupé dans son lustré de vieille gabardine.
Achat de croissants au beurre, palmiers poisseux et fougasses en croisillons. Grosse lune dorée sur les crêtes. Briochée et joviale.
Un rayon pâle éclaire le cimetière. Derrière la ligne de crêtes, la tombe du père, celle d’A. dans le Haut Pays, son marbre ciselé par le poinçon de l’aube. Odeur de buis mêlée à celle de farine du boulanger, où se portaient les plats à cuire, tartes aux quetsches saupoudrées d’amandes ou de blettes hérissées de pignons, tourtes salées de courges et d’épinards.
Le matin divague entre palais de Dame Tartine et nécropole. Croque mots, croque-morts. Sa mie mitigée dans la bouche.

Au sortir de la boutique, la voiture du maçon bloque la mienne.
Dans la maison en chantier qui sent le ciment frais et la terre imbibée de pluie, coulant le béton dans le coffrage des linteaux,
plié sur le mouvement régulier de la pelle dans la bétonneuse,
se redressant, à contre-jour, essuyant ses mains sur le pantalon,
cherchant un briquet au fond de la poche du blouson pendu dans l’embrasure de la fenêtre - son gros vide d’air entre les moellons –
il se tourne.
Et ce cadrage ressemble à une photographie en noir et blanc même si c’est un pull bordeaux qui se découpe dans cette trouée.
Je réfléchirai à ce paradoxe, mais ce qui le faisait vibrant sera fini.

Ce matin ma patte folle le devient vraiment. Elle lâche sans crier gare et je manque de m’affaler sur le siège où je range le carton de courses parce qu’elle s’est dérobée dans un jet de douleur remontant de la cuisse jusqu’au pourtour de l’aine.
J’imagine décrire cette découpe ultra rapide du cuissot par une scie électrique tout en sachant que je laisserai tomber cette idée dans les oubliettes. Parce qu’elle ne correspondra à rien dans le langage, toujours en retard
ou en avance, avant coup ou après coup
défaillant au présent de ce qui a lieu.

De retour au Monastère je relève mes mails et survole un article provocateur et stimulant. Mais son effet se dissipe rapidement en même temps que la brûlure que je me fais au creux sensible entre index et majeur, versant l’eau de la bouilloire dans la tasse - sachet de thé tressautant comme s’il cuisait lui aussi.
Et la sensation avait été cuisante en effet mais brève et vite apaisée par le jet d’eau froide. Ainsi de cette prose que je lis, brûlante au prime abord, mais refroidissant aussi vite.
J’ai pensé c’est du thé. Et que l’auteur serait sans doute froissé d’être comparé à un bouillon un peu corsé de théine, mais c’est ainsi : une infusion malgré la langue alcoolisée et quelques grossièretés comme des canards trempés dans le rhum - rien que du sucre une fois passée la première impression.
Ensemble le breuvage et l’article sombrent dans l’air paille
son infusion de soleil pâlissant l’autour
enveloppant le mot été que j’ai prononcé sans raison
ma voix dans la pièce vide.

Ce matin je te téléphone en remontant de la Place des Marronniers. Puis à ma mère. Puis à une secrétaire inconnue pour réserver un billet d’avion. À elle je dis
bonne journée,
à ma mère je t’embrasse, à toi je t’aime et mon oreille écoute les intonations distinctes, inflexions infimes si expressives que j’ai pensé une nouvelle fois aux petites perceptions
répétant tout bas petites perceptions petites perceptions
comme un alléluia empli de paix profonde.

Ce matin, l’idée m’a traversé l’esprit qu’un ou deux mots suffisent à circonscrire le monde. Mais formulée, elle n’était déjà plus que du constat convenu
sursaut de côtes finissant en quinte de toux.

Ce matin je fume ma cigarette électronique regrettant moins mes cigarettes que la mémoire de leur goût, que je ne retrouve même plus à les fumer comme si la possibilité de ce goût avait disparue, devenue un souvenir désincarné dans les méandres des synapses.
Je reste longtemps dans la perplexité de cet évanouissement d’une sensation simple, ayant viré à l’insaisissable en même temps que je me vois fermant les volets, mettant le chauffage hors gel, débranchant l’électricité et effectuant quelques autres rituels de départ d’une maison de campagne qui va affronter l’hiver solitaire et je me souviens que j’ai vers elle, vers ce cube de moellons rempli de choses, un mouvement de tendresse comme envers un chien abandonné en bord de route. Cet attendrissement me fait sourire de moi-même, mais sans condescendance et, fermant la porte, je dis au revoir, on revient bientôt, sans même me trouver ridicule parce que je suis ainsi que quitter me coûte. Et qu’il faut adoucir
cette déchirure qui remonte loin
et aimante tant de fins de vie et d’histoires, de séparations et de pertes, que me font toujours frissonner ces successives morts dont je suis faite et qui préfigurent l’ultime.

Ce matin 8h, avant de descendre au village, je me suis arrêtée dans la salle commune pour écouter les nouvelles, ce que je ne fais jamais d’ordinaire, veillant à ce que la cruauté ne me bondisse pas à la gorge au saut du lit, écoutant attentivement l’analyse de l’économie chinoise imbriquée de capitaux privés et de financement étatique, les derniers cancans de la politique locale de mon pays, querelles de quartier entre les mêmes protagonistes, la probabilité en forte hausse d’attentats nucléaires, l’annonce de quelques grèves corporatistes sans portée puis, comme ressurgie d’il y a près de cinquante ans, une stigmatisation des manœuvres gauchistes de la frange extrême des écologistes, l’anathème s’extrayant, anachronique, de l’entonnoir du temps, puis la nécrologie quotidienne de massacres et de fuites et sa litanie en ien de Syriens, Lybiens, Maliens, Irakiens comme la déclinaison d’une langue planétaire ne désignant rien, déclinaison en ien de ce rien incapable de ramener ces hommes et ces femmes à ne serait-ce qu’une présence de quelques instants, pourtant existant bel et bien, à enfiler leurs vêtements, avaler une boisson fumante, masser leur nuque ou leur reins raidis d’une crampe, appuyer sur le bouton pour entendre les nouvelles du jour ou au contraire s’en protégeant comme moi d’habitude et prolongeant le plus possible l’intervalle entre le sommeil et la veille, son entre deux désencombré réduit à la distance étroite entre les pieds enfilant les pantoufles et la main arrêtant la sonnerie du réveil, allant à l’eau du lavabo, de la douche ou de la cuvette réveiller les yeux, le visage, le corps entier.
Voilà, c’est fait, un jour de plus.
J’ai éteint la radio pour rester avec eux lointains, pareils et distincts séparément, privés des habitudes du lever ou occupés par elles avec seulement de légères variations d’odeur de l’air, de décor des bols et des soucoupes, de marque du paquet de café, de forme et de teneur du pain, me revenant au palais le goût des galettes plates et grumeleuse de Beyrouth, des scones du déjeuner à Montréal, des Frühstück berlinois et des breakfasts universels dans les hôtels internationaux, dont je garde, dans le placard de la cuisine, les petits carrés de confiture de fraise et d’orange rapportés de Tokyo, de Rome, d’Amsterdam, de Lisbonne et d’ailleurs, glissés dans mon sac en témoins de voyage alors qu’ils ne le sont de rien et le sont pourtant davantage que les babioles des boutiques à souvenirs où j’entre avec toi dans une rue sentant le safran, détaillant consciencieusement les cœurs en pain d’épice caramélisé décorés d’un i love Zagreb identique au i love the big apple sur la pomme croquée de Manhattan.
Et ainsi de suite ce dimanche j’ilove New-York, Pékin, Londres, Athènes, Hambourg, Vienne, Tanger de cette confiture planétaire et de magnets plaqués sur la porte d’un frigidaire comme disaient les villageois de l’enfance transformant la marque en nom commun et ce dépôt de temps, d’allées-venues, de langues, de visages se rassemble dans ma main qui tient la poignée et saisit la bouteille de lait aussi blanche que la porte.
De son gros goulot coule un liquide pareillement blanc, qui va éclaircir le noir du café, le rendre caramel, amollir les corn flakes, dissoudre le beurre, blanc merveilleusement le lait, sa coulée blanche comme l’étalon du blanc dans la jatte qui passait de mains en mains à Conakry, chacun y trempant à peine le bout des lèvres tant était précieuse cette abondance blanche soutirée aux pis asséchés de vaches maigres, rompues de fatigue, mourant de faim sur le bord des routes comme les enfants au ventre gonflé, les femmes aux mamelles vides, les hommes harassés, la plupart sidaïques, presque agonisants dans la chaleur tropicale face à un rivage de roches aigues, dont l’aridité coupante nous laissait hébétés, interrogeant mais où est le rivage ? où est le sable ? sachant bien qu’il avait disparu dans des bennes, des camions, exploité, exporté, ratissé jusqu’à ça, dont on ne savait pas dire la violence. Cela et le reste me revenant d’un coup et me serrant si fortement la gorge qu’à même la bouteille en plastique j’avale une lampée de blanc et son effacement.
Ecran blanc, aube blanche, feuille suivante, nouveau jour tel qu’il est ce matin épais, laiteux, nourricier, me passant sur la langue la frayeur que la terre ne nous crache pruneaux secs, parasites, nuisibles, le temps de la gorgée du lait puis c’est passé.
Il faut que ça passe la jambe qui lance, le caquetage entêtant des nouvelles, le souvenir trop vif, la déglutition de la parole
que ça passe.
Simplement que ça passe.


L’intensité du soleil noircit l’écran. La chaleur déboule dans la cellule et en écarte les murs. Cet embrasement sans flamme, qui allume le tout dans l’équanimité de sa lumière, me loge à son enseigne. Carnet retombé sur les cuisses, les yeux quittent son semis de lettres pour seulement l’absence qui les englobe.

(Blason). Non et oui indissociés. L’être
avec son effraction et son non lieu. La mer grise
presque noire. Loin et là couches de ciels
et de terres mélangés, lisérés et fragments
dans la filature au kaléidoscope
d’yeux, d’abeilles et de membranes dilatées
dans l’éveil et la vigilance. La planète village
connectée et le tout partout se dispersant,
essaimant tout partout dans le goût voyageur
du thé au gingembre, la liste de courses et
les noms gribouillés sur les boites aux lettres.
Bouffée d’intense comme le dos en roue
de la bufflonne fleurie magnanime et couronnée.
Sa propre vie imaginaire branchée au propre de la vie.


Mercredi 20 Janvier 2021
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ANTHOLOGIES ET PUBLICATIONS COLLECTIVES

Revue Cités N°73,
Effraction/ diffraction/
mouvement,
la place du poète
dans la Cité,
mars 2018.

Pour avoir vu un soir
la beauté passer

Anthologie du Printemps
des poètes,
Castor Astral, 2019

La beauté, éphéméride
poétique pour chanter la vie
,
Anthologie
Editions Bruno Doucey, 2019.

Le désir aux couleurs du poème,
anthologie éd
Bruno Doucey 2020.







cb
22/11/2010