Ma, ils sont en retard. Ils sont toujours en retard. C’est une habitude. Ça ne va pas tarder. Un peu de patience… Toujours de la patience dans la vie. Ed ecco la vita : rien que de la patience. Et de la patience pour rien en plus ! Pour niente ! Tu attends, tu attends et niente ! Rien n’arrive jamais de ce qu’on attend ou alors c’est trop tard. Comme vous dites en France : les noisettes viennent quand on n’a plus de dents. C’est ainsi la vita. Comme ici. Pareil. Toujours en retard ou en avance, je ne sais pas. Mais pas au bon moment, jamais au bon momento. Et un jour il est définitivement passé, le moment. Et la jeunesse aussi. Tutto finito : les espoirs, les désirs, les illusions… et la patience aussi. Même que c’est un des seuls avantages de la mort, qu’on n'ait plus besoin de la patience ! Pourquoi je dis tout ça moi ?
Je le sais bien pourquoi… molto bene. Parce que je suis à bout de la patience. A cause de la mia vita, à cause de la vie qui tout le temps vous oblige à jouer des rôles pour lesquels vous n’êtes pas fait. Vous êtes une Prima Donna et vous vous retrouvez ouvreuse del teatro ou caissière de supermarché. Ou l’inverse ! Plus rarement l’inverse, c’est vrai. On trouve plus de femmes de ménage qui rêvent d'être des Prima Donna que le contraire non ? Enfin il me semble.
Mais c’est moi la Prima Donna et pas celle qui va venir, là, sur scène et que vous attendez tous comme si c’était une merveille, un miracolo, un véritable miracle, alors que c’est n’importe qui avec son histoire banale. Une histoire comme vous en connaissez tous d’une femme qui aime un homme qui est marié et qui n’a pas la force ou pas l’envie de rompre et qui finit par l’avoir ou par ne pas l’avoir et c’est elle qui le quitte, enfin je ne me souviens plus exactement sauf que c’est une avventura o mesaventura amorosa courante. Que ce n’est pas la peine de payer une place de théâtre pour entendre une histoire pareille. De tous les jours. De la concierge. De vous, de moi. Sempre la même storia : vous êtes pour quelqu’un une maraviglia, un trésor, un trône de perfections et puis vlan ! il vous laisse tomber comme… comme… comme un chiffon à poussière. Et qu’on soit un homme ou une femme c'est pareil : sans cesse le danger de métamorphose du diamant en pattemouille. Avec l’âge en plus, un vrai désastre ! Une débandade comme vous dîtes en français. Pour les hommes. Et pour les femmes aussi, même si je ne sais pas si on peut dire “débandade” pour une donna mais peu importe. Le résultat est le même. La stessa cosa.
Allora …
Ma, basta ! Après sa mort, la Prima Donna s’est réincarnée. Comme tout le monde, évidemment. D’être Prima Donna ne pouvait la soustraire à l’inexorable loi de la transmigration des âmes jusqu’à la perfection ! Car même si elle chantait merveilleusement, magnificamente, parfaite, elle ne l’était pas la Prima Donna. Géniale bien sûr ! Mais ambitieuse, égocentrique, séductrice, dominatrice, capricieuse
(…)
Bref, bon gré mal gré, il a bien fallu retomber dans le monde. Et savez-vous où est tombé l’esprit de la Prima Donna ? Dans mon corps, nel mio corpo, dans le corps de Paulina Baldi ! Et c’est moi, la Prima Donna, qui ai pris place dans la tête et la chair de Paulina Baldi, moi, la seule, l’unique Prima Donna et pas celle-là qui est folle à lier de se prendre pour la Prima Donna alors qu’elle ne peut pas l’être puisque la Prima Donna c’est moi !
(…)
Non è possibile ! Une vie insensée ! Donc j’avais quelque chose à expier pour me retrouver avec une voix pareille, une abomination pour une Prima Donna qui a eu une voix de soprano extraordinaire, un véritable rossignol, que de se retrouver avec une contrebasse dans la gorge. C’est une belle voix à sa manière, une voix rare de contralto, profonde, colorée, mais basse, basse, basse comme un fleuve à sec ! Inutilisable pour l’opéra ! Ou alors réservée aux duègnes et aux travestis, aux catins. Alors imaginez-moi, moi la Prima Donna, enfermée dans ce corps de Paulina Baldi, avec cette voix sans rôle, sans aucun espoir de retrouver jamais un rôle de Prima Donna ! Mais il faut que je vous montre :
Chant : le même air chanté à l’octave normal, puis en voix très grave.
Madonna ! Une épreuve gigantesque. Ajoutez-y la présence d’une adulte d’abord dans un corps de gamine puis dans cette inconséquente qui passe sa vie à vouloir et à ne pas vouloir être la Prima Donna et vous aurez le tableau complet de ma détresse. Je ne pouvais pas non plus expliquer que je n’étais pas Paulina Baldi, – en réalité il faudrait prononcer Pauline Baldi – et surtout l'expliquer en langue étrangère ! Je la connaissais mal, moi, cette lingua francese, une belle langue, claire, subtile, riche, mais sans intonation aucune, sans rien qui aide à chanter l’opéra comme la langue italienne qui se parle avec la respiration du chant, la respiration du ventre, du bas-ventre, où il faut trouver l’appui pour lancer les sons. Così :
Vocalises.
Vous entendez ! Confidentiellement, entre chanteurs on dit aussi la respiration du cul. Mais il ne faut pas le répéter. Parce qu'il paraît inimaginable que les aigus angéliques de la voix puissent s’appuyer sur un souffle venu de l’entrejambe. Ou alors il faut trouver, comment vous dites déjà ? Ah oui ! une métaphore, une métaphore euphémisante ! C’est Paulina Baldi qui a appris ça en cours de français et je l’ai retenu sans le vouloir, parce que comme tous les gens de scène, j’ai une mémoire d’éponge qui ne sélectionne rien mais retient, retient, retient tellement qu’à la fin, heureusement, je finis par oublier ce que j’ai retenu, sauf des mots ou des impressions qui me restent accrochés à l’esprit comme des concrétions curieuses.
Et la métaphore euphémisante est une concrétion très étrange. Et surtout très utile à notre époque où il faut dire les mal-voyants pour les aveugles, les gens de couleur pour tout ce qui n’est pas blanc, même si je ne crois pas que la métaphore euphémisante arrange vraiment leurs affaires, parce qu’il est plus facile de rebaptiser les gens que de changer leur condition, et moins cher, non ? Mais c’est ainsi, c’est un signe de politesse, de bonne éducation, d’éducation imbécile, excusez-moi, il faudrait dire de mal-comprenant au lieu d’imbécile pour respecter la clause de métaphore euphémisante. Toujours est-il qu’on ne peut pas dire en public respiration du cul, mais plutôt, par exemple : “tant descendent profond les racines, tant monte haut la cime de l’arbre”, qui est une métaphore euphémisante filée !
(…)
Justement, à propos de l’amour, là aussi il a fallu que je m’adapte à Paulina Baldi. Heureusement ce n’est pas un dépaysement aussi radical que dans le chant. Sinon je serais morte ! Non, dans ce domaine elle n’est pas fantasque et sans cervelle, à aimer n’importe quoi comme dans la musique. On a à peu près les mêmes goûts. Pour les bons amants, mais elle est encore un peu jeune pour savoir qu’il vaut mieux dans un lit un homme intelligent et subtil qui a de l’imagination plutôt qu’un bel animal stupide.
Je ne dis pas que les belles bêtes ne servent à rien, mais c’est plutôt, comment dirais-je, plutôt comme une gourmandise, un bel stupido, une sucrerie pour une nuit. Mais, surtout, le matin basta, vite, vite, même pas le petit déjeuner parce que sinon c’est insupportable quand un morceau de chocolat se met à parler et qu’en plus il croit qu’il est l’amant de Lady Chatterley et qu’il vous a conduite au septième ciel alors que c’est tout juste si vous avez monté un étage. Il ne faut pas s’imposer des fatigues pareilles. Ça use trop la vie… et la voix… Et une Prima Donna ne peut pas se permettre, même par charité humaine, de s’abîmer la voix pour laisser croire à un âne qu’il est un lion !
Ma je dois bien prendre patience et en supporter un certain nombre de beaux gosses comme vous dites en France, jolis, bien faits mais c’est tout. C’est toujours agréable à regarder un bel homme, et à caresser ; à condition de ne pas attendre l’impossible, on peut passer le temps sans désagrément. Bande et tais-toi, il faudrait pouvoir dire, mais ce serait vexant bien sûr. Alors, quand on a commencé, il vaut mieux se taire, profiter de la beauté qui est toujours bonne à prendre où qu'elle soit, et puis ne pas espérer davantage parce que, souvent, ça n’a pas de suite dans les idées, ni ailleurs que dans les idées, si je peux dire, ou alors ça recommence toujours de la même manière comme Tarzan se jetant sur la panthère noire. Un vrai désastre !
Pas à cause de Tarzan et de la panthère noire, qui est un signe de vitalité sympathique, non, mais à cause du manque de variations et du contretemps. C’est toujours là le problème : le contretemps : La tendresse quand il faudrait la puissance, la force quand il faudrait la tendresse, et ainsi de suite tout à contretemps, les paroles, les gestes, les caresses, tutti. Une pareille carence intime est épuisante. C’est comme un manque d’oreille pour un musicien. En amour comme en musique, il y a les spécialistes de la fausse note, du désaccord rythmique, de l’erreur de tonalité, de, je ne sais pas comment dire, des gens qui ne regardent pas et n’écoutent pas ceux avec qui ils font l’amour, ce qui les rend naturellement parfaitement inaptes à tout art “amoroso”. Des hommes comme des femmes bien sûr, parce que c’est une infirmité humaine, le contretemps dans l’amour, et pas seulement la spécialité d’un seul sexe.
Mais de quoi je parle ? Ça ne se fait pas de dire des choses pareilles en public ! Scusi… on ne peut pas toujours cacher ce qu’on pense. C’est comme la jouissance, la vérité, il faut qu’elle éclate, sinon toute la vie ne serait qu’une prison sinistre sans jamais un rayon de lumière. Et puis je crois qu’aujourd’hui, parler de sexe, n’est pas aussi malpoli que du temps de ma première époque de Prima Donna. A ce moment là, pour une femme, dire qu’elle avait du désir était un scandale. Il fallait seulement prétendre avoir des sentiments. Toujours des sentiments, de l’amour, de l'amour et encore de l’amour sous peine de passer pour une femme de mauvaise vie. C’est encore pareil maintenant dans certains pays et même, ici, dans certains milieux. Non ? Personnellement je pense que les mauvaises vies ce sont les femmes qui ne jouissent pas qui les ont, des vies désertes et malheureuses…
A l’époque, en tout cas, c’était interdit, un tabou, comme vous dites, maintenant moins. C’est au contraire plutôt à la mode de parler du sexe et si possible avec crudité et même vulgarité et de parler de baiser, d’enculer, de bite et du reste en montrant qu’on a beaucoup de courage de dire les choses de cette façon et surtout qu’on est très libre avec le sexe et la jouissance. Ce qui n’a rien à voir, parce qu’on peut dire je baise à longueur de journée, et même le faire, et rester d'un ennui grandiose dans un lit. Non, ce qui n’est vraiment pas convenable aujourd’hui, c’est de dire qu’il existe des incapables.
C’est, je crois, le grand tabou de cette époque où tout le monde doit absolument être beau, intelligent et génial et respectable même s’il est hideux, borné et sans aucune qualité humaine. C’est une conséquence de la mode de la tolérance qui n’est pas de la tolérance évidemment mais seulement une mode de la tolérance. Dans tous les cas, c’est un tabou, comme autrefois le sexe, mais un tabou pire, parce c’est celui de la mort, de la morte, le tabou de l’imperfection.
Et pour respecter ce tabou, il faut toujours dire en même temps que tout le monde est parfait et que tout le monde est minable. Et c’est vrai, en un sens, que nous sommes tous à la fois des merveilles et des horreurs, mais ça ne veut pas dire qu’il n’y a pas de différence, même en nous, entre l’état de merveille et l’état d’horreur. Sans cette différence il n'est plus possible de penser ni de parler, ni de vivre humainement, vous ne croyez pas ? Enfin, je me comprends. Je voulais seulement dire que c’est dans l’amour comme dans la musique, comme vous le dites d’ailleurs aussi en français : il y a ceux qui connaissent la musique, un peu de violence, un peu de douceur, et beaucoup de générosité, et d’autres qui ne la connaissent pas. E così. Mais le danger avec les hommes ou les femmes qui connaissent la musique c’est la passion, le risque de la passion…
(…)
Ma, il y a tout de même des choses qui m’angoissent. L’autre soir, par exemple, je regardais un émission de télévision tout à fait banale et soudain je me suis dis : “C’est une horreur ! une monstruosité !”. Il fallait contempler comment les gens devenaient fous dans je ne sais plus quelle ville au milieu de la guerre, du pillage et des viols. C’était une émission très courante, très normale. Ils étaient je ne sais plus combien à s’interroger sur la résistance des gens à l’abomination avec beaucoup de soin et de compassion. Et alors, soudain, allez savoir pourquoi, je me suis mise à avoir peur. J’ai eu l’impression que c’était comme si des portions entières de la planète étaient devenues des camps à disposition des spectateurs comme moi et que c’était vraiment un grand progrès pour le confort de la cruauté cette caméra mirador qui se promène et rapporte les spécimens observés à domicile, sans avoir besoin de les tuer puisqu’ils se tuent eux-mêmes.
Naturellement aussitôt j’ai senti l’énormité de ce que j’avais osé penser – Un délire ! Un sacrilège seulement excusable par dérangement mental – et ce que je risquerais à aller en parler autour de moi si je comptais pour quelque chose. Mais comme je ne compte pour rien, je peux raconter n’importe quoi sans que ça prête à conséquence. Imaginez que tous ceux qui sentent des choses pareilles, même beaucoup plus raisonnables bien sûr (tout le monde n’a pas, grâce au ciel, une nature excessive et impressionnable de Prima Donna !), des choses beaucoup plus mesurées mais tout de même un peu dérangeantes pour le discours obligatoire dont il ne faut s’écarter que dans les bornes permises, imaginez qu’ils essayent d’en parler tout haut, imaginez la catastrophe, les articles désastreux et pire, le silenzio, la mort par le silence qui est la manière d’aujourd’hui d’exécuter la parole. Pas en la bâillonnant comme autrefois mais en la recouvrant d’un océan de paroles où elle disparaît noyée.
Le monde entier est devenu une énorme conciergerie avec cette différence que les concierges, les femmes de ménage, toutes les donne comme la poverina qui se prend pour la Prima Donna et qui parle tout le temps, même lorsqu’elle est seule, et justement parce qu’elle est seule, toutes ces femmes, on les traite de moulins à paroles, de pies, de langues longues tandis que lorsqu’on gagne un bon salaire pour dire des conneries, excusez-moi du terme ma ce sont parfois des conneries, et que tout le monde vous écoute, on vous respecte et même on vous envie de pouvoir ainsi devenir riche et célèbre rien qu’en faisant de la conciergerie universelle. Ma, qu’est-ce qu’on peut contre la conciergerie universelle ?
(…)
Je suis toujours excessive, c’est vrai. Je ne sais pas si c’est le mot, je crois que pour les hommes vous dites exigeant, entier et pour les femmes hystérique, non ? Mais je ne suis pas sûre. Enfin je manque de mesure, mais c’est une torture de laisser entrevoir l’infini sans jamais le laisser atteindre. Pourtant on dit : Dieu est amour. Et parfois je veux le croire de toutes mes forces ! Lo credo !
Chant religieux qui doit traduire un véritable élan de foi.
Sincèrement, d’amour véritable je ne connais que l'humain. C’est le seul que j’aie rencontré dans la mia vita de Prima Donna. Un peu moins souvent que l’indifférence, ou l’égoïsme, mais tout de même plus souvent que l'amour divin ! Du mystère de Dieu, je ne dis rien ma des religions je me méfie. Au nom de Dieu, il y a trop de morts. Au moins, la voce, l'art n'ont jamais tué personne. Alors que toutes les incarnations humaines de Dieu, toutes les croyances en l'absolu, tous les rêves de paradis, avec ou sans Dieu, des milliers, des millions de milliers de morts.
Je l’ai vu pourtant, Dio… comme je vous vois ! Et il m’arrive de le voir encore quand je me regarde dans la glace. Non ! Non ! Je ne suis pas folle ! Je suis un peu mégalomane et égocentrique, comme toutes les Prima Donna, mais je ne suis pas folle comme cette délirante de Paulina Baldi qui se prend pour la Prima Donna.
D’ailleurs, il y a beaucoup de gens qui se prennent pour Dieu. Si ! Je suis sûre qu’il y en a là parmi nous, des tas de petits dieux, de petits tyrans, hommes ou femmes, qui n’attendent que l’occasion de se révéler et de tomber sur tout ce qu’ils trouvent à bras raccourcis comme vous dites – ma pourquoi à bras raccourcis, pour des gens qui ne rêvent que d’avoir le bras long comme un cou de girafe ? – Et eux jamais ils n’avouent qu’ils voient Dieu quand ils se regardent dans la glace, tout simplement parce qu’ils se prennent pour Dieu ou pour des envoyés de Dieu, des sortes de petits dieux miniatures qui massacrent au nom de Dio, des milliers de petites caricatures de Dieu qui s’agitent pour s’emparer du pouvoir et de l’argent et de toutes les places ensoleillées. C’est une monstruosité bien connue de tout le monde mais qui renaît sans fin d’elle-même et parfois en nous-mêmes. Une horreur qui me terrifie parce que je sais qu’on ne peut jamais en venir à bout.
Et quand je me regarde dans un miroir et que je me fais des grimaces – j'adore grimacer devant la glace, c’est toujours une manière de se trouver plus jolie quand on s’arrête ! – je vois apparaître derrière moi tout le grouillement des petits tyrans que je contiens moi aussi, vous savez comme ces petits bouddhas qui poussent sur de gros bouddhas de céramique, sauf que le bouddha rit. Il rit parce qu’il sait qu’il n’est pas Dieu. Et moi aussi je le sais et je me mets à me rire au nez dans la glace, parce que déjà bien beau que je me prenne pour la Prima Donna sans qu’encore je ne me prenne pour Dieu !
Divine je le suis, évidemment, en tant que Prima Donna pour mon amant et dans la musique, comme chacun dans son amour et dans sa musique. Mais, ce que j’aperçois dans le miroir, c’est une telle énormité de rire que je vois que c’est bien le rire des dieux et que donc oui, allora, derrière mon visage je peux vraiment deviner la face de Dieu comme je le comprends, moi, et qui est un rire démesuré devant la farce de la vie.
A part ces moments, comment dirais-je, de dérision, je suis une donna sentimentale et… Mais quelle heure est-il ? Ça fait combien de temps que je vous parle ? Non è possibile ! Je me demande ce qui se passe. Scusi. Il faut que j’aille voir. Scusi ! Excusez-moi, scusi…
En prononçant ces derniers mots la comédienne se dirige vers les coulisses, où elle disparaît.
Chant final sur la scène vide
Je le sais bien pourquoi… molto bene. Parce que je suis à bout de la patience. A cause de la mia vita, à cause de la vie qui tout le temps vous oblige à jouer des rôles pour lesquels vous n’êtes pas fait. Vous êtes une Prima Donna et vous vous retrouvez ouvreuse del teatro ou caissière de supermarché. Ou l’inverse ! Plus rarement l’inverse, c’est vrai. On trouve plus de femmes de ménage qui rêvent d'être des Prima Donna que le contraire non ? Enfin il me semble.
Mais c’est moi la Prima Donna et pas celle qui va venir, là, sur scène et que vous attendez tous comme si c’était une merveille, un miracolo, un véritable miracle, alors que c’est n’importe qui avec son histoire banale. Une histoire comme vous en connaissez tous d’une femme qui aime un homme qui est marié et qui n’a pas la force ou pas l’envie de rompre et qui finit par l’avoir ou par ne pas l’avoir et c’est elle qui le quitte, enfin je ne me souviens plus exactement sauf que c’est une avventura o mesaventura amorosa courante. Que ce n’est pas la peine de payer une place de théâtre pour entendre une histoire pareille. De tous les jours. De la concierge. De vous, de moi. Sempre la même storia : vous êtes pour quelqu’un une maraviglia, un trésor, un trône de perfections et puis vlan ! il vous laisse tomber comme… comme… comme un chiffon à poussière. Et qu’on soit un homme ou une femme c'est pareil : sans cesse le danger de métamorphose du diamant en pattemouille. Avec l’âge en plus, un vrai désastre ! Une débandade comme vous dîtes en français. Pour les hommes. Et pour les femmes aussi, même si je ne sais pas si on peut dire “débandade” pour une donna mais peu importe. Le résultat est le même. La stessa cosa.
Allora …
Ma, basta ! Après sa mort, la Prima Donna s’est réincarnée. Comme tout le monde, évidemment. D’être Prima Donna ne pouvait la soustraire à l’inexorable loi de la transmigration des âmes jusqu’à la perfection ! Car même si elle chantait merveilleusement, magnificamente, parfaite, elle ne l’était pas la Prima Donna. Géniale bien sûr ! Mais ambitieuse, égocentrique, séductrice, dominatrice, capricieuse
(…)
Bref, bon gré mal gré, il a bien fallu retomber dans le monde. Et savez-vous où est tombé l’esprit de la Prima Donna ? Dans mon corps, nel mio corpo, dans le corps de Paulina Baldi ! Et c’est moi, la Prima Donna, qui ai pris place dans la tête et la chair de Paulina Baldi, moi, la seule, l’unique Prima Donna et pas celle-là qui est folle à lier de se prendre pour la Prima Donna alors qu’elle ne peut pas l’être puisque la Prima Donna c’est moi !
(…)
Non è possibile ! Une vie insensée ! Donc j’avais quelque chose à expier pour me retrouver avec une voix pareille, une abomination pour une Prima Donna qui a eu une voix de soprano extraordinaire, un véritable rossignol, que de se retrouver avec une contrebasse dans la gorge. C’est une belle voix à sa manière, une voix rare de contralto, profonde, colorée, mais basse, basse, basse comme un fleuve à sec ! Inutilisable pour l’opéra ! Ou alors réservée aux duègnes et aux travestis, aux catins. Alors imaginez-moi, moi la Prima Donna, enfermée dans ce corps de Paulina Baldi, avec cette voix sans rôle, sans aucun espoir de retrouver jamais un rôle de Prima Donna ! Mais il faut que je vous montre :
Chant : le même air chanté à l’octave normal, puis en voix très grave.
Madonna ! Une épreuve gigantesque. Ajoutez-y la présence d’une adulte d’abord dans un corps de gamine puis dans cette inconséquente qui passe sa vie à vouloir et à ne pas vouloir être la Prima Donna et vous aurez le tableau complet de ma détresse. Je ne pouvais pas non plus expliquer que je n’étais pas Paulina Baldi, – en réalité il faudrait prononcer Pauline Baldi – et surtout l'expliquer en langue étrangère ! Je la connaissais mal, moi, cette lingua francese, une belle langue, claire, subtile, riche, mais sans intonation aucune, sans rien qui aide à chanter l’opéra comme la langue italienne qui se parle avec la respiration du chant, la respiration du ventre, du bas-ventre, où il faut trouver l’appui pour lancer les sons. Così :
Vocalises.
Vous entendez ! Confidentiellement, entre chanteurs on dit aussi la respiration du cul. Mais il ne faut pas le répéter. Parce qu'il paraît inimaginable que les aigus angéliques de la voix puissent s’appuyer sur un souffle venu de l’entrejambe. Ou alors il faut trouver, comment vous dites déjà ? Ah oui ! une métaphore, une métaphore euphémisante ! C’est Paulina Baldi qui a appris ça en cours de français et je l’ai retenu sans le vouloir, parce que comme tous les gens de scène, j’ai une mémoire d’éponge qui ne sélectionne rien mais retient, retient, retient tellement qu’à la fin, heureusement, je finis par oublier ce que j’ai retenu, sauf des mots ou des impressions qui me restent accrochés à l’esprit comme des concrétions curieuses.
Et la métaphore euphémisante est une concrétion très étrange. Et surtout très utile à notre époque où il faut dire les mal-voyants pour les aveugles, les gens de couleur pour tout ce qui n’est pas blanc, même si je ne crois pas que la métaphore euphémisante arrange vraiment leurs affaires, parce qu’il est plus facile de rebaptiser les gens que de changer leur condition, et moins cher, non ? Mais c’est ainsi, c’est un signe de politesse, de bonne éducation, d’éducation imbécile, excusez-moi, il faudrait dire de mal-comprenant au lieu d’imbécile pour respecter la clause de métaphore euphémisante. Toujours est-il qu’on ne peut pas dire en public respiration du cul, mais plutôt, par exemple : “tant descendent profond les racines, tant monte haut la cime de l’arbre”, qui est une métaphore euphémisante filée !
(…)
Justement, à propos de l’amour, là aussi il a fallu que je m’adapte à Paulina Baldi. Heureusement ce n’est pas un dépaysement aussi radical que dans le chant. Sinon je serais morte ! Non, dans ce domaine elle n’est pas fantasque et sans cervelle, à aimer n’importe quoi comme dans la musique. On a à peu près les mêmes goûts. Pour les bons amants, mais elle est encore un peu jeune pour savoir qu’il vaut mieux dans un lit un homme intelligent et subtil qui a de l’imagination plutôt qu’un bel animal stupide.
Je ne dis pas que les belles bêtes ne servent à rien, mais c’est plutôt, comment dirais-je, plutôt comme une gourmandise, un bel stupido, une sucrerie pour une nuit. Mais, surtout, le matin basta, vite, vite, même pas le petit déjeuner parce que sinon c’est insupportable quand un morceau de chocolat se met à parler et qu’en plus il croit qu’il est l’amant de Lady Chatterley et qu’il vous a conduite au septième ciel alors que c’est tout juste si vous avez monté un étage. Il ne faut pas s’imposer des fatigues pareilles. Ça use trop la vie… et la voix… Et une Prima Donna ne peut pas se permettre, même par charité humaine, de s’abîmer la voix pour laisser croire à un âne qu’il est un lion !
Ma je dois bien prendre patience et en supporter un certain nombre de beaux gosses comme vous dites en France, jolis, bien faits mais c’est tout. C’est toujours agréable à regarder un bel homme, et à caresser ; à condition de ne pas attendre l’impossible, on peut passer le temps sans désagrément. Bande et tais-toi, il faudrait pouvoir dire, mais ce serait vexant bien sûr. Alors, quand on a commencé, il vaut mieux se taire, profiter de la beauté qui est toujours bonne à prendre où qu'elle soit, et puis ne pas espérer davantage parce que, souvent, ça n’a pas de suite dans les idées, ni ailleurs que dans les idées, si je peux dire, ou alors ça recommence toujours de la même manière comme Tarzan se jetant sur la panthère noire. Un vrai désastre !
Pas à cause de Tarzan et de la panthère noire, qui est un signe de vitalité sympathique, non, mais à cause du manque de variations et du contretemps. C’est toujours là le problème : le contretemps : La tendresse quand il faudrait la puissance, la force quand il faudrait la tendresse, et ainsi de suite tout à contretemps, les paroles, les gestes, les caresses, tutti. Une pareille carence intime est épuisante. C’est comme un manque d’oreille pour un musicien. En amour comme en musique, il y a les spécialistes de la fausse note, du désaccord rythmique, de l’erreur de tonalité, de, je ne sais pas comment dire, des gens qui ne regardent pas et n’écoutent pas ceux avec qui ils font l’amour, ce qui les rend naturellement parfaitement inaptes à tout art “amoroso”. Des hommes comme des femmes bien sûr, parce que c’est une infirmité humaine, le contretemps dans l’amour, et pas seulement la spécialité d’un seul sexe.
Mais de quoi je parle ? Ça ne se fait pas de dire des choses pareilles en public ! Scusi… on ne peut pas toujours cacher ce qu’on pense. C’est comme la jouissance, la vérité, il faut qu’elle éclate, sinon toute la vie ne serait qu’une prison sinistre sans jamais un rayon de lumière. Et puis je crois qu’aujourd’hui, parler de sexe, n’est pas aussi malpoli que du temps de ma première époque de Prima Donna. A ce moment là, pour une femme, dire qu’elle avait du désir était un scandale. Il fallait seulement prétendre avoir des sentiments. Toujours des sentiments, de l’amour, de l'amour et encore de l’amour sous peine de passer pour une femme de mauvaise vie. C’est encore pareil maintenant dans certains pays et même, ici, dans certains milieux. Non ? Personnellement je pense que les mauvaises vies ce sont les femmes qui ne jouissent pas qui les ont, des vies désertes et malheureuses…
A l’époque, en tout cas, c’était interdit, un tabou, comme vous dites, maintenant moins. C’est au contraire plutôt à la mode de parler du sexe et si possible avec crudité et même vulgarité et de parler de baiser, d’enculer, de bite et du reste en montrant qu’on a beaucoup de courage de dire les choses de cette façon et surtout qu’on est très libre avec le sexe et la jouissance. Ce qui n’a rien à voir, parce qu’on peut dire je baise à longueur de journée, et même le faire, et rester d'un ennui grandiose dans un lit. Non, ce qui n’est vraiment pas convenable aujourd’hui, c’est de dire qu’il existe des incapables.
C’est, je crois, le grand tabou de cette époque où tout le monde doit absolument être beau, intelligent et génial et respectable même s’il est hideux, borné et sans aucune qualité humaine. C’est une conséquence de la mode de la tolérance qui n’est pas de la tolérance évidemment mais seulement une mode de la tolérance. Dans tous les cas, c’est un tabou, comme autrefois le sexe, mais un tabou pire, parce c’est celui de la mort, de la morte, le tabou de l’imperfection.
Et pour respecter ce tabou, il faut toujours dire en même temps que tout le monde est parfait et que tout le monde est minable. Et c’est vrai, en un sens, que nous sommes tous à la fois des merveilles et des horreurs, mais ça ne veut pas dire qu’il n’y a pas de différence, même en nous, entre l’état de merveille et l’état d’horreur. Sans cette différence il n'est plus possible de penser ni de parler, ni de vivre humainement, vous ne croyez pas ? Enfin, je me comprends. Je voulais seulement dire que c’est dans l’amour comme dans la musique, comme vous le dites d’ailleurs aussi en français : il y a ceux qui connaissent la musique, un peu de violence, un peu de douceur, et beaucoup de générosité, et d’autres qui ne la connaissent pas. E così. Mais le danger avec les hommes ou les femmes qui connaissent la musique c’est la passion, le risque de la passion…
(…)
Ma, il y a tout de même des choses qui m’angoissent. L’autre soir, par exemple, je regardais un émission de télévision tout à fait banale et soudain je me suis dis : “C’est une horreur ! une monstruosité !”. Il fallait contempler comment les gens devenaient fous dans je ne sais plus quelle ville au milieu de la guerre, du pillage et des viols. C’était une émission très courante, très normale. Ils étaient je ne sais plus combien à s’interroger sur la résistance des gens à l’abomination avec beaucoup de soin et de compassion. Et alors, soudain, allez savoir pourquoi, je me suis mise à avoir peur. J’ai eu l’impression que c’était comme si des portions entières de la planète étaient devenues des camps à disposition des spectateurs comme moi et que c’était vraiment un grand progrès pour le confort de la cruauté cette caméra mirador qui se promène et rapporte les spécimens observés à domicile, sans avoir besoin de les tuer puisqu’ils se tuent eux-mêmes.
Naturellement aussitôt j’ai senti l’énormité de ce que j’avais osé penser – Un délire ! Un sacrilège seulement excusable par dérangement mental – et ce que je risquerais à aller en parler autour de moi si je comptais pour quelque chose. Mais comme je ne compte pour rien, je peux raconter n’importe quoi sans que ça prête à conséquence. Imaginez que tous ceux qui sentent des choses pareilles, même beaucoup plus raisonnables bien sûr (tout le monde n’a pas, grâce au ciel, une nature excessive et impressionnable de Prima Donna !), des choses beaucoup plus mesurées mais tout de même un peu dérangeantes pour le discours obligatoire dont il ne faut s’écarter que dans les bornes permises, imaginez qu’ils essayent d’en parler tout haut, imaginez la catastrophe, les articles désastreux et pire, le silenzio, la mort par le silence qui est la manière d’aujourd’hui d’exécuter la parole. Pas en la bâillonnant comme autrefois mais en la recouvrant d’un océan de paroles où elle disparaît noyée.
Le monde entier est devenu une énorme conciergerie avec cette différence que les concierges, les femmes de ménage, toutes les donne comme la poverina qui se prend pour la Prima Donna et qui parle tout le temps, même lorsqu’elle est seule, et justement parce qu’elle est seule, toutes ces femmes, on les traite de moulins à paroles, de pies, de langues longues tandis que lorsqu’on gagne un bon salaire pour dire des conneries, excusez-moi du terme ma ce sont parfois des conneries, et que tout le monde vous écoute, on vous respecte et même on vous envie de pouvoir ainsi devenir riche et célèbre rien qu’en faisant de la conciergerie universelle. Ma, qu’est-ce qu’on peut contre la conciergerie universelle ?
(…)
Je suis toujours excessive, c’est vrai. Je ne sais pas si c’est le mot, je crois que pour les hommes vous dites exigeant, entier et pour les femmes hystérique, non ? Mais je ne suis pas sûre. Enfin je manque de mesure, mais c’est une torture de laisser entrevoir l’infini sans jamais le laisser atteindre. Pourtant on dit : Dieu est amour. Et parfois je veux le croire de toutes mes forces ! Lo credo !
Chant religieux qui doit traduire un véritable élan de foi.
Sincèrement, d’amour véritable je ne connais que l'humain. C’est le seul que j’aie rencontré dans la mia vita de Prima Donna. Un peu moins souvent que l’indifférence, ou l’égoïsme, mais tout de même plus souvent que l'amour divin ! Du mystère de Dieu, je ne dis rien ma des religions je me méfie. Au nom de Dieu, il y a trop de morts. Au moins, la voce, l'art n'ont jamais tué personne. Alors que toutes les incarnations humaines de Dieu, toutes les croyances en l'absolu, tous les rêves de paradis, avec ou sans Dieu, des milliers, des millions de milliers de morts.
Je l’ai vu pourtant, Dio… comme je vous vois ! Et il m’arrive de le voir encore quand je me regarde dans la glace. Non ! Non ! Je ne suis pas folle ! Je suis un peu mégalomane et égocentrique, comme toutes les Prima Donna, mais je ne suis pas folle comme cette délirante de Paulina Baldi qui se prend pour la Prima Donna.
D’ailleurs, il y a beaucoup de gens qui se prennent pour Dieu. Si ! Je suis sûre qu’il y en a là parmi nous, des tas de petits dieux, de petits tyrans, hommes ou femmes, qui n’attendent que l’occasion de se révéler et de tomber sur tout ce qu’ils trouvent à bras raccourcis comme vous dites – ma pourquoi à bras raccourcis, pour des gens qui ne rêvent que d’avoir le bras long comme un cou de girafe ? – Et eux jamais ils n’avouent qu’ils voient Dieu quand ils se regardent dans la glace, tout simplement parce qu’ils se prennent pour Dieu ou pour des envoyés de Dieu, des sortes de petits dieux miniatures qui massacrent au nom de Dio, des milliers de petites caricatures de Dieu qui s’agitent pour s’emparer du pouvoir et de l’argent et de toutes les places ensoleillées. C’est une monstruosité bien connue de tout le monde mais qui renaît sans fin d’elle-même et parfois en nous-mêmes. Une horreur qui me terrifie parce que je sais qu’on ne peut jamais en venir à bout.
Et quand je me regarde dans un miroir et que je me fais des grimaces – j'adore grimacer devant la glace, c’est toujours une manière de se trouver plus jolie quand on s’arrête ! – je vois apparaître derrière moi tout le grouillement des petits tyrans que je contiens moi aussi, vous savez comme ces petits bouddhas qui poussent sur de gros bouddhas de céramique, sauf que le bouddha rit. Il rit parce qu’il sait qu’il n’est pas Dieu. Et moi aussi je le sais et je me mets à me rire au nez dans la glace, parce que déjà bien beau que je me prenne pour la Prima Donna sans qu’encore je ne me prenne pour Dieu !
Divine je le suis, évidemment, en tant que Prima Donna pour mon amant et dans la musique, comme chacun dans son amour et dans sa musique. Mais, ce que j’aperçois dans le miroir, c’est une telle énormité de rire que je vois que c’est bien le rire des dieux et que donc oui, allora, derrière mon visage je peux vraiment deviner la face de Dieu comme je le comprends, moi, et qui est un rire démesuré devant la farce de la vie.
A part ces moments, comment dirais-je, de dérision, je suis une donna sentimentale et… Mais quelle heure est-il ? Ça fait combien de temps que je vous parle ? Non è possibile ! Je me demande ce qui se passe. Scusi. Il faut que j’aille voir. Scusi ! Excusez-moi, scusi…
En prononçant ces derniers mots la comédienne se dirige vers les coulisses, où elle disparaît.
Chant final sur la scène vide