Ruminations
On n’a jamais vu à la carte d’un menu s’afficher du rôti de vache. Quand on la mange, la vache est toujours enragée. Sinon c’est du bœuf. A table la vache est bœuf. Quelquefois taureau au pittoresque des gargotes camarguaises. Vache jamais. C’est le châtré qui fait office d’entrecôte comme si d’être soustrait au sexe le rendait consommable. Ce n’est plus un animal, c’est de la viande. Au manger de la vache le symbolique, à la découpe du bœuf la destination stomacale. Pourtant part belle lui est faite dans nos aloyaux. Mais masquée, ritualisée par le changement de vocable. Notre carnivore propension à engloutir du vivant et à faire chair d’une autre chair ne supporte pas la lumière directe de l’expression crue. Il lui faut les apparats de la cuisine pour se civiliser. La litote digestive. Dans nos inconscient repus, l’instinct carnassier se farde au cannibalisme policé des rivaux qui se déchirent à belles dents. Le mystère digestif se déploie dans sa vastitude. Déjà, enfant, je m’étonnais que si gros animal puisse tant croître à brouter du brin d’herbe. Ensuite viennent estomacs successifs et dédales du métabolisme réduire l’étonnement. Que voilà une fameuse mécanique ! Il n’empêche, la disproportion demeure, aussi vaste que soit l’empan ingéré, entre cet ample ventre lourd et la fine aiguille du foin qu’il engloutit. A ce régime serait l’humanité sylphide. La vache non. Elle fait tant de ce peu qu’il en reste un résidu de magie. Et il n’est pas moins difficile d’imaginer notre chétive engeance avalant ces bestiaux. A nos minimes mâchoires la bonne tonne de cette blanche charolaise. On le sait. On le fait. On n’a ni crainte ni regret. Et aucun risque depuis tant de temps. C’est de la mastication industrialisée. C’est même à ces fins qu’on les élève les vaches. Pour le lait et la viande. C’est pour ça qu’elles sont là. Pour nos papilles. Soudain, alors, me prend une étrange gêne. Nulle tentation de renoncement à ma vocation carnivore. Nul moralisme religieux ou profane. Ce n’est pas cela. C’est que, les regardant et pensant que je mange ces bêtes, qui, elles, nullement ne pourraient me dévorer, une séparation se crée. Qui me range du côté du prédateur. Du féroce. Et mes yeux n’osent plus contempler innocemment une proie qui s’ignore. Dans leur humanité se loge le carnage de notre survie. Et c’est de mon côté alors le lourd. Le poids de l’incarnation. Tandis qu’aux brins d’herbes qu’elles paissent, les vaches deviennent spirituellement aériennes.
ventre l’épais
allant la vache au meuglement du mot
et cet étal pour
plier au minime
à la paille du cil
Isis
Isis, la déesse vache, garde le seuil. C’est elle qui a rassemblé les morceaux d’Osiris. D’elle il renaît. En elle se rassemble la lignée des vaches divines, des Hathor, des Nout et de bien d’autres, qui la contiennent et qu’elle contient dans un emboîtement prolixe de vaches gigognes. Elle se décrypte au déroulé des papyrus et aux bas reliefs des pyramides, hiéroglyphe hiératique gravé dans l’épure d’une ressemblance qui devient signe, d’une mimesis qui se fait écriture. Là, sous sa forme humaine, en son corps impérial de déesse, là sous les espèces de son incarnation animale couronnée du disque solaire. Tendant sa mamelle à Pharaon qui tête à même le pis sacré. Réengendrant chaque matin le soleil Ré, « le petit veau à la bouche pure », dont elles est à la fois épouse, mère et fille. Et de son règne déchu, enfoui sous les crues limoneuses du Nil, elle domine encore la troupe agitée de son engeance qui s’engouffre, beuglant et mugissant, dans des ruelles étroites ou qu’assaillent aux bords de l’eau croupie des nuées de mouche noires chassées d’un fouet de queue nerveuse. Crottées, bouse séchée aux fesses, elles tirent charrettes et remorques dans les allées grouillantes des marchés. Mais la silhouette est la même. Identiquement longiligne, taillée d’angles et de lignes nettes. Cette vache élancée qui bondit brusquement par dessus le trottoir comme à un saut démesuré vers l’ailleurs, c’est Isis elle-même. Est-ce cela qui reste de nos dieux ? La mémoire d’un élan et, à la longue corne d’une Isis roturière, une quête jamais finie ?
Morvandelles
Au pied du cimetière où tu reposes, les prés pentus de ton Morvan natal. Où nous allions marchant des jours entiers sous le ciel changeant. Brèves averses trouant les rais du soleil entre les sentes. Puis de nouveau l’étal du chaud. Puis la bourrasque. Et c’était nu au dessous des nuages. Sans bêtes ni gens. Sauf les vaches paissant paisibles et souveraines. Primitives. Comme un tableau d’origine ou de fin des temps. De temps d’avant ou d’après l’humain. De temps d’éternité. Sous leur garde, tu es. Au chaud de leur mufle large soufflera-t-il la même vie que celle qu’insufflait dans la crèche de ton enfance, la vache de laine au berceau de paille du nouveau-né ? Elles sont là. Toujours pareilles. Veillant ta tombe que je voudrais berceau de renaissance. Et sont les vaches morvandelles santons de mon imagerie consolatrice. Gardiennes de nos âmes. Accompagnatrices ancestrales du mystère de nos destinées.
Vue de vache
à tout faire
La Tarine est ma vache natale. Vache commune des montagnes alpestres, elle galope du Mercantour à l’Himalaya, le long des torrents, à la lisière des forêts de mélèzes ou sur les pentes raides, à la frange des neiges, au plus près des lignes de crêtes. Endurante à la cuisse véloce et au pied prudent, cette haute transhumante m’a guidée en tant de marches que je la tiens pour naturelle compagne de mon chemin, la travailleuse. Car elle plie à toutes tâches. Au lait et au fromage comme au débroussaillage des massifs des Maures et de l’Esterel. A la tonte des pistes, qu’elle rabote de sa babouine égalitaire, comme au trait du charreton. C’est une paysanne de labeur. Sans distinction particulière de la parure, de l’encornure ou du sabot. Une vache banale. L’unique vache que mes paysans d’aïeux aient élevée et que j’aie menée en champ lui tapotant la croupe de la paume et la hélant de son nom de Bichette, dont seuls sonnaient le « iii » et le « êêêttt » dans un raccourci strident, répercuté par l’écho.
Sacrificielles
Bien d’aplomb dans leur pelage rouge, généreusement encornées d’ivoire virant au roux, elles portent beau, majestueuses et solides sur les étroits chemins caillouteux de l’Aubrac, où nous nous croisons flanc à flanc. Et, honte à moi, me reviennent en bouche la légère amertume du cantal, le moisi goûteux du bleu d'Auvergne, la pâte moelleuse du Saint-Nectaire ou de la fourme d'Ambert et le persillé délicieux de leur viande… Sur le champ remord me point. Tandis que passent devant mes yeux les convois à bestiaux où beuglent de détresse les vaches entassées. Précipités en vrac vers l’abattoir. Assommées du coup de merlin entre les yeux. Découpées. Tronçonnées. Eventrées. Etalant dans le sang et l’urine leurs boyaux bleus coulés du ventre ouvert. Toute ma rurale lignée se révolte. A la ferme du Terron, on élevait les bêtes pour se nourrir. Sans question ni scrupule. Mais sans cruauté. Avec soin. Dans la dépendance réciproque de vivre. Et c’est maintenant abattage à la chaîne et engraissage de bêtes forcées. Aux membres torts. Confinées à l’étroit du hangar. Nourries de leurs propres os réduits en poudre. Sans doute le trait est-il forcé et la séparation moins franche entre un autrefois magnifié et un présent injustement amer. Mais, face aux cadavres déferlant sur les écrans dans une surenchère de fascination de la mort, qui a supplanté celle du sexe, je m’interroge. Simple voyeurisme de citadins qui n’ont jamais égorgé un lapin ni tordu le cou d’un canard ? Mode passagère semblable à celle des gangsters des films noirs? Obsession cadavérique révélatrice d’un temps dominé par la mort et qui, à tant craindre de se demander pourquoi on meurt, s’acharne à disséquer le comment ? Et fouillent ciseaux et scalpels d’experts la pourriture des chairs déchirées à la recherche de l’indice suprême. Du signe enfin donné qu’il y aurait une bonne raison de mourir. A cette universelle boucherie, nous nous rejoignons hommes et bêtes. De meurtre en meurtre. De guerre en guerre. Victimes sacrificielles ensemble poussées au portillon. Longue et troublante histoire de bouc émissaire et de substitution. Au fils d’Abraham fut substitué l’agneau, au bûcher des bestiaux le symbole, au corps du crucifié l’hostie, mais que substituerons-nous à nous mêmes sur nos propres autels ?
Cow Boy
Un cow-boy n’est pas un gardien de vache. Malgré l’identité de la besogne, un cow boy ne peut pas être un garçon vacher. Pas plus que la cow-pox n’est la vaccine. C’est une question de langue. Une impasse de traduction. Au cow-boy les revolvers, au gardien de vache le bâton, à l’un le pur sang à l’autre les croquenots. Il est vrai que l’un mène vaches en champ et que l’autre traverse bravement des contrées hostiles. Qu’une mâle vigueur conquérante emplit les veines des uns ne laissant aux autres que la routine du gardiennage. Cela est, du moins, la mythologie. Celle du Far Ouest et du western où règne le cheval mais non la vache. La vache, dans son incarnation bisonne, est indienne. Dispensatrice de toute ressource, cuir, nourriture, peaux, armes, du tepee au pemmican jusqu’aux lanières du tomahawk. Partout présente et vitale. Du côté du cow-boy, le troupeau est plutôt panzer division à occuper les terres. Un magma de vitesse et d’extension. Une énergie animale au service de la conquête. Et ce sont troupes serrées, entassées, poussant poussées dans la ruée vers l’Ouest. Ce ne sont plus des vaches mais de la vache. Cornes brûlées, hanches saillantes, tête courte, c’est l’ancienne Frisonne, l’universelle vache à lait. De la vache à croître et multiplier tandis que recule la horde des primitives au dos bossué jusqu’au profond des forêts où se fait l’herbe rare et courte. Ainsi déboule la vache accompagné des colts. La vache de travelling et de contre-plongée. La vache épique des conquêtes. La vache masse. La vhache de guerre.
Vach’art
Il y a les peintures de vaches et les vaches peintes. Dans le premier cas la vache est sujet, dans le second elle est tableau. Mieux, fond de toile. Surface. Support. Ainsi parée, elle colonise les rues des capitales, transformant places et avenues en corral multicolore. Ce sont vaches in et snobs. Vaches de galeries et de cimaises, qui ont quitté le happy few des amateurs éclairés et la renommée de la cotte pour atteindre à la gloire des pop star du cow bisness. Il en est de toutes sortes et de si inventives qu’elles accréditent la thèse d’une universelle condition de la vache inspiratrice, généreuse muse de l’artiste et du poète en gardeurs de troupeau. Car force vaches envahissent à présent l’antique bestiaire d’Erato et de Calliope. Emblèmes d’une active modernité, elles étendent leur règne du poème aux people, des mantras aux musées pour les plus agrémentées d’insignes signatures, rejoignant l’urinoir de Duchamp au panthéon des détournements incisifs. Car peindre ou écrire sur vache donne à méditer. Sur l’art et sur la vache. Pour quelques grincheux férocement – tout art vivant a rituellement ses contempteurs qui l’accusent de se moquer du monde- pour la plupart dans la légèreté ludique d’un gai savoir irrespectueux du virgilien troupeau des scènes de genre. Car irrévérencieuse devient la bête ainsi revivifiée. Et aussi libre de la queue que de la plume ou du pinceau. Mais, n’en déplaise à ceux qui s’y méprennent, plus vache que jamais. Et même quintessentiellement vache. Rescapée des écuries publicitaires qui la bariolent dans un but mercantile, elle accède à la dignité artistique et littéraire, qui, à défaut de sacré, vaut au moins pour sélection élective. Entre pop’art et land art, arte povera et grand art, le vach’art fait à la fois dans l’objet et dans l’espace. Dans le peint et dans l’écrit. Dans la gravité et dans la fantaisie. Dans l’humour et la célébration. Coup double d’un seul coup vache contre l’avachissement de l’esprit.
sous le lait la corne
dans le durci et pourtant le frileux
incisif taillant la viande de ma main le regret
d‘être trop devenue
dans l’engrangement des foins un an sur l’autre
à peine et à manœuvre mes toutes mémoires en troupeau
vaches brunes dans le fouetté du vent
et la chair rousse des kakis et des bouses
pour cette herbe sarclée de ma serpette
que vous broutiez
je trairais un pis de voie lactée à la langue pendante
et sa salive
qui goutte dans l’odeur du fumier
je la prie
Dans les langes
Curieux récits que ceux que l’on nous raconte de nous, depuis ces temps de prime enfance dont nous ne nous souvenons plus. Etrangement décalés. A la fois nous concernant – on nous le certifie- et étrangers à notre histoire. Ainsi la mère raconte comment, au col d’Allos, broutèrent les vaches les langes étendus du nourrisson. Fines vaches de montagne agiles et alertes happant entre leurs babouines roses et charnues le linge flottant dans le soleil printanier. Et l’on voit la mère de l’enfant, jeune femme au visage et au corps rayonnants, courant derrière les vaches qui s’écartent en corolles, riant la mère de ce rire que toujours elle aura, jamais colère, jamais inquiète, toujours au diapason confiant de la vie, galopant les vaches voleuses dans leur robe acajou, courant la mère dans sa robe coquelicot, bondissant les vaches dans l’éclat du rire faussement fâché, fuyant la main qui saisit le lambeau à leur bouche, où il virevolte emporté dans un rodéo champêtre éclaboussant le pré de boules de lin et de pâquerettes broyées ensemble aux meules ruminantes. Et sautillent les vaches de ces bonds arrières étonnamment légers qu’elles ont parfois et brandit la mère un trophée arraché de vive force au juste paiement du mammifère. Contre le lait les langes ! Potlatch où roule le linge blanc entre les herbes au milieu des bleuets et du pissenlit, dans l’odeur de sureau et de luzerne tandis que va le père aux bras ouverts de l’aimée. Ainsi sera la scène primitive. Joyeusement jubilatoire. Et l’enfant nue portée aux bras aimants dans le festin des corps tandis que ruminent les vaches les frusques inutiles.
Cuir, corne et crème
Et puis il y a le cuir, la corne, la crème… C’est ruminant aux vaches qu’ils me viennent. Sinon se dissocie la vache de ce qu’on tire d’elle – fabuleuse banquière qui de tout fait don. Si j’en saisis la créance, s’ouvre le livre d’un impossible bilan. Inventaire de la démesure qui, du lait à la viande, de la corne au cuir, du beurre à la bouse, nourrit, habille, chauffe, bâtit, ornant corps et demeures. Tout rentre, tout fait ventre. Et ce que cette exploitation pourrait avoir d’obscène s’abolit dans l’abondance. Louange à la vache limon dont nous sommes pétris. Argile du premier Adam encore mêlé des deux lui-même. Louée soit la vache en un juste retour de ferveur archaïque ! Versets, strophes, chants, hymnes et odes, que le verbe se démène à dire cette inépuisable traite du pis intarissable ! Mais le trop dit se dégonfle à déployer ses oripeaux. Il faut faire taire le babil emporté de la parole. Rentrer à l’étable ses beuglements et la mettre à l’humilité du râtelier. Reprenons : la crème, le cuir, la corne. En fanion trinitaire du bovin. Et simplement cela déborde déjà de partout. Ne serait-ce que la matière. Du liquide au coriace, du sec au moelleux en passant par le souple, le rêche, le soyeux, le craquant, ouvrant l’échantillonnage entier des grains, des épaisseurs, des finesses, des textures. Ensuite l’odeur, humide, douce, herbée, forte, crue, fermentée, entêtante, légère, parfum de paille et fumées fortes du fumier. Puis la couleur, de l’immaculé à l’anthracite en passant par toutes les gammes de rouges et de bruns, les camaïeu de beiges, les dégradés du gris cendre au bleuté. C’est trop. Et pas assez. Pas assez de rendu pour le déploiement sans limite des choses. Mais bien trop pour endiguer l’entassement. A la liste de ses services la vache féconde un embouteillage monstrueux de produits et de biens. Leur amoncellement l’ensevelit. Il faut nettoyer ce lisier. Juste trois et seulement eux : un petit pot de crème rond, évasé vers le haut, fleurette au côté et cercle de vert en son fond, une veste de cuir de bonne coupe, cintrée et luisante, un peigne en corne clair tacheté de piqûres plus rousses. C’est tout. Car à s’attarder, ils ramifient à leur tour. Petites dents du peigne taillées en biseau, plis froissés du cuir qui ride au coude et à l’aisselle, relief montueux de la crème épaisse, levant ses dunes fraîches à mi chemin du lait et du beurre solide. A l’étable ! A l’étable le troupeau du langage emballé. Obsédé par l’exhaustif. Acharné à l’inutile dénombrement. Au vain descriptif toujours à refaire du monde. A l’obstination de dire se déduit le sens et se retire la vache à lait du langage dans une lointaine pâture. Là-bas, au bout du chemin raide qui menait aux adrets, dans la grange de lauzes et de rondins, se pressaient les vaches pour fuir l’orage et ses éclairs. Dans le roulement et les explosions du tonnerre, dans le grondement de grêlons que faisait la pluie rabattue par le vent, dans l’odeur de foin, de ferment et d’averse, l’enfant trouvait auprès d’elles abri à la mesure du déchaînement de la bourrasque. « Si l’orage éclate, va t’abriter avec les vaches, elles savent où aller !». Elles savaient. Et je trottais à toutes jambes entre leurs hautes pattes au rythme lent, rassurée par leur masse silencieuse de chaud et de paix.
On n’a jamais vu à la carte d’un menu s’afficher du rôti de vache. Quand on la mange, la vache est toujours enragée. Sinon c’est du bœuf. A table la vache est bœuf. Quelquefois taureau au pittoresque des gargotes camarguaises. Vache jamais. C’est le châtré qui fait office d’entrecôte comme si d’être soustrait au sexe le rendait consommable. Ce n’est plus un animal, c’est de la viande. Au manger de la vache le symbolique, à la découpe du bœuf la destination stomacale. Pourtant part belle lui est faite dans nos aloyaux. Mais masquée, ritualisée par le changement de vocable. Notre carnivore propension à engloutir du vivant et à faire chair d’une autre chair ne supporte pas la lumière directe de l’expression crue. Il lui faut les apparats de la cuisine pour se civiliser. La litote digestive. Dans nos inconscient repus, l’instinct carnassier se farde au cannibalisme policé des rivaux qui se déchirent à belles dents. Le mystère digestif se déploie dans sa vastitude. Déjà, enfant, je m’étonnais que si gros animal puisse tant croître à brouter du brin d’herbe. Ensuite viennent estomacs successifs et dédales du métabolisme réduire l’étonnement. Que voilà une fameuse mécanique ! Il n’empêche, la disproportion demeure, aussi vaste que soit l’empan ingéré, entre cet ample ventre lourd et la fine aiguille du foin qu’il engloutit. A ce régime serait l’humanité sylphide. La vache non. Elle fait tant de ce peu qu’il en reste un résidu de magie. Et il n’est pas moins difficile d’imaginer notre chétive engeance avalant ces bestiaux. A nos minimes mâchoires la bonne tonne de cette blanche charolaise. On le sait. On le fait. On n’a ni crainte ni regret. Et aucun risque depuis tant de temps. C’est de la mastication industrialisée. C’est même à ces fins qu’on les élève les vaches. Pour le lait et la viande. C’est pour ça qu’elles sont là. Pour nos papilles. Soudain, alors, me prend une étrange gêne. Nulle tentation de renoncement à ma vocation carnivore. Nul moralisme religieux ou profane. Ce n’est pas cela. C’est que, les regardant et pensant que je mange ces bêtes, qui, elles, nullement ne pourraient me dévorer, une séparation se crée. Qui me range du côté du prédateur. Du féroce. Et mes yeux n’osent plus contempler innocemment une proie qui s’ignore. Dans leur humanité se loge le carnage de notre survie. Et c’est de mon côté alors le lourd. Le poids de l’incarnation. Tandis qu’aux brins d’herbes qu’elles paissent, les vaches deviennent spirituellement aériennes.
ventre l’épais
allant la vache au meuglement du mot
et cet étal pour
plier au minime
à la paille du cil
Isis
Isis, la déesse vache, garde le seuil. C’est elle qui a rassemblé les morceaux d’Osiris. D’elle il renaît. En elle se rassemble la lignée des vaches divines, des Hathor, des Nout et de bien d’autres, qui la contiennent et qu’elle contient dans un emboîtement prolixe de vaches gigognes. Elle se décrypte au déroulé des papyrus et aux bas reliefs des pyramides, hiéroglyphe hiératique gravé dans l’épure d’une ressemblance qui devient signe, d’une mimesis qui se fait écriture. Là, sous sa forme humaine, en son corps impérial de déesse, là sous les espèces de son incarnation animale couronnée du disque solaire. Tendant sa mamelle à Pharaon qui tête à même le pis sacré. Réengendrant chaque matin le soleil Ré, « le petit veau à la bouche pure », dont elles est à la fois épouse, mère et fille. Et de son règne déchu, enfoui sous les crues limoneuses du Nil, elle domine encore la troupe agitée de son engeance qui s’engouffre, beuglant et mugissant, dans des ruelles étroites ou qu’assaillent aux bords de l’eau croupie des nuées de mouche noires chassées d’un fouet de queue nerveuse. Crottées, bouse séchée aux fesses, elles tirent charrettes et remorques dans les allées grouillantes des marchés. Mais la silhouette est la même. Identiquement longiligne, taillée d’angles et de lignes nettes. Cette vache élancée qui bondit brusquement par dessus le trottoir comme à un saut démesuré vers l’ailleurs, c’est Isis elle-même. Est-ce cela qui reste de nos dieux ? La mémoire d’un élan et, à la longue corne d’une Isis roturière, une quête jamais finie ?
Morvandelles
Au pied du cimetière où tu reposes, les prés pentus de ton Morvan natal. Où nous allions marchant des jours entiers sous le ciel changeant. Brèves averses trouant les rais du soleil entre les sentes. Puis de nouveau l’étal du chaud. Puis la bourrasque. Et c’était nu au dessous des nuages. Sans bêtes ni gens. Sauf les vaches paissant paisibles et souveraines. Primitives. Comme un tableau d’origine ou de fin des temps. De temps d’avant ou d’après l’humain. De temps d’éternité. Sous leur garde, tu es. Au chaud de leur mufle large soufflera-t-il la même vie que celle qu’insufflait dans la crèche de ton enfance, la vache de laine au berceau de paille du nouveau-né ? Elles sont là. Toujours pareilles. Veillant ta tombe que je voudrais berceau de renaissance. Et sont les vaches morvandelles santons de mon imagerie consolatrice. Gardiennes de nos âmes. Accompagnatrices ancestrales du mystère de nos destinées.
Vue de vache
à tout faire
La Tarine est ma vache natale. Vache commune des montagnes alpestres, elle galope du Mercantour à l’Himalaya, le long des torrents, à la lisière des forêts de mélèzes ou sur les pentes raides, à la frange des neiges, au plus près des lignes de crêtes. Endurante à la cuisse véloce et au pied prudent, cette haute transhumante m’a guidée en tant de marches que je la tiens pour naturelle compagne de mon chemin, la travailleuse. Car elle plie à toutes tâches. Au lait et au fromage comme au débroussaillage des massifs des Maures et de l’Esterel. A la tonte des pistes, qu’elle rabote de sa babouine égalitaire, comme au trait du charreton. C’est une paysanne de labeur. Sans distinction particulière de la parure, de l’encornure ou du sabot. Une vache banale. L’unique vache que mes paysans d’aïeux aient élevée et que j’aie menée en champ lui tapotant la croupe de la paume et la hélant de son nom de Bichette, dont seuls sonnaient le « iii » et le « êêêttt » dans un raccourci strident, répercuté par l’écho.
Sacrificielles
Bien d’aplomb dans leur pelage rouge, généreusement encornées d’ivoire virant au roux, elles portent beau, majestueuses et solides sur les étroits chemins caillouteux de l’Aubrac, où nous nous croisons flanc à flanc. Et, honte à moi, me reviennent en bouche la légère amertume du cantal, le moisi goûteux du bleu d'Auvergne, la pâte moelleuse du Saint-Nectaire ou de la fourme d'Ambert et le persillé délicieux de leur viande… Sur le champ remord me point. Tandis que passent devant mes yeux les convois à bestiaux où beuglent de détresse les vaches entassées. Précipités en vrac vers l’abattoir. Assommées du coup de merlin entre les yeux. Découpées. Tronçonnées. Eventrées. Etalant dans le sang et l’urine leurs boyaux bleus coulés du ventre ouvert. Toute ma rurale lignée se révolte. A la ferme du Terron, on élevait les bêtes pour se nourrir. Sans question ni scrupule. Mais sans cruauté. Avec soin. Dans la dépendance réciproque de vivre. Et c’est maintenant abattage à la chaîne et engraissage de bêtes forcées. Aux membres torts. Confinées à l’étroit du hangar. Nourries de leurs propres os réduits en poudre. Sans doute le trait est-il forcé et la séparation moins franche entre un autrefois magnifié et un présent injustement amer. Mais, face aux cadavres déferlant sur les écrans dans une surenchère de fascination de la mort, qui a supplanté celle du sexe, je m’interroge. Simple voyeurisme de citadins qui n’ont jamais égorgé un lapin ni tordu le cou d’un canard ? Mode passagère semblable à celle des gangsters des films noirs? Obsession cadavérique révélatrice d’un temps dominé par la mort et qui, à tant craindre de se demander pourquoi on meurt, s’acharne à disséquer le comment ? Et fouillent ciseaux et scalpels d’experts la pourriture des chairs déchirées à la recherche de l’indice suprême. Du signe enfin donné qu’il y aurait une bonne raison de mourir. A cette universelle boucherie, nous nous rejoignons hommes et bêtes. De meurtre en meurtre. De guerre en guerre. Victimes sacrificielles ensemble poussées au portillon. Longue et troublante histoire de bouc émissaire et de substitution. Au fils d’Abraham fut substitué l’agneau, au bûcher des bestiaux le symbole, au corps du crucifié l’hostie, mais que substituerons-nous à nous mêmes sur nos propres autels ?
Cow Boy
Un cow-boy n’est pas un gardien de vache. Malgré l’identité de la besogne, un cow boy ne peut pas être un garçon vacher. Pas plus que la cow-pox n’est la vaccine. C’est une question de langue. Une impasse de traduction. Au cow-boy les revolvers, au gardien de vache le bâton, à l’un le pur sang à l’autre les croquenots. Il est vrai que l’un mène vaches en champ et que l’autre traverse bravement des contrées hostiles. Qu’une mâle vigueur conquérante emplit les veines des uns ne laissant aux autres que la routine du gardiennage. Cela est, du moins, la mythologie. Celle du Far Ouest et du western où règne le cheval mais non la vache. La vache, dans son incarnation bisonne, est indienne. Dispensatrice de toute ressource, cuir, nourriture, peaux, armes, du tepee au pemmican jusqu’aux lanières du tomahawk. Partout présente et vitale. Du côté du cow-boy, le troupeau est plutôt panzer division à occuper les terres. Un magma de vitesse et d’extension. Une énergie animale au service de la conquête. Et ce sont troupes serrées, entassées, poussant poussées dans la ruée vers l’Ouest. Ce ne sont plus des vaches mais de la vache. Cornes brûlées, hanches saillantes, tête courte, c’est l’ancienne Frisonne, l’universelle vache à lait. De la vache à croître et multiplier tandis que recule la horde des primitives au dos bossué jusqu’au profond des forêts où se fait l’herbe rare et courte. Ainsi déboule la vache accompagné des colts. La vache de travelling et de contre-plongée. La vache épique des conquêtes. La vache masse. La vhache de guerre.
Vach’art
Il y a les peintures de vaches et les vaches peintes. Dans le premier cas la vache est sujet, dans le second elle est tableau. Mieux, fond de toile. Surface. Support. Ainsi parée, elle colonise les rues des capitales, transformant places et avenues en corral multicolore. Ce sont vaches in et snobs. Vaches de galeries et de cimaises, qui ont quitté le happy few des amateurs éclairés et la renommée de la cotte pour atteindre à la gloire des pop star du cow bisness. Il en est de toutes sortes et de si inventives qu’elles accréditent la thèse d’une universelle condition de la vache inspiratrice, généreuse muse de l’artiste et du poète en gardeurs de troupeau. Car force vaches envahissent à présent l’antique bestiaire d’Erato et de Calliope. Emblèmes d’une active modernité, elles étendent leur règne du poème aux people, des mantras aux musées pour les plus agrémentées d’insignes signatures, rejoignant l’urinoir de Duchamp au panthéon des détournements incisifs. Car peindre ou écrire sur vache donne à méditer. Sur l’art et sur la vache. Pour quelques grincheux férocement – tout art vivant a rituellement ses contempteurs qui l’accusent de se moquer du monde- pour la plupart dans la légèreté ludique d’un gai savoir irrespectueux du virgilien troupeau des scènes de genre. Car irrévérencieuse devient la bête ainsi revivifiée. Et aussi libre de la queue que de la plume ou du pinceau. Mais, n’en déplaise à ceux qui s’y méprennent, plus vache que jamais. Et même quintessentiellement vache. Rescapée des écuries publicitaires qui la bariolent dans un but mercantile, elle accède à la dignité artistique et littéraire, qui, à défaut de sacré, vaut au moins pour sélection élective. Entre pop’art et land art, arte povera et grand art, le vach’art fait à la fois dans l’objet et dans l’espace. Dans le peint et dans l’écrit. Dans la gravité et dans la fantaisie. Dans l’humour et la célébration. Coup double d’un seul coup vache contre l’avachissement de l’esprit.
sous le lait la corne
dans le durci et pourtant le frileux
incisif taillant la viande de ma main le regret
d‘être trop devenue
dans l’engrangement des foins un an sur l’autre
à peine et à manœuvre mes toutes mémoires en troupeau
vaches brunes dans le fouetté du vent
et la chair rousse des kakis et des bouses
pour cette herbe sarclée de ma serpette
que vous broutiez
je trairais un pis de voie lactée à la langue pendante
et sa salive
qui goutte dans l’odeur du fumier
je la prie
Dans les langes
Curieux récits que ceux que l’on nous raconte de nous, depuis ces temps de prime enfance dont nous ne nous souvenons plus. Etrangement décalés. A la fois nous concernant – on nous le certifie- et étrangers à notre histoire. Ainsi la mère raconte comment, au col d’Allos, broutèrent les vaches les langes étendus du nourrisson. Fines vaches de montagne agiles et alertes happant entre leurs babouines roses et charnues le linge flottant dans le soleil printanier. Et l’on voit la mère de l’enfant, jeune femme au visage et au corps rayonnants, courant derrière les vaches qui s’écartent en corolles, riant la mère de ce rire que toujours elle aura, jamais colère, jamais inquiète, toujours au diapason confiant de la vie, galopant les vaches voleuses dans leur robe acajou, courant la mère dans sa robe coquelicot, bondissant les vaches dans l’éclat du rire faussement fâché, fuyant la main qui saisit le lambeau à leur bouche, où il virevolte emporté dans un rodéo champêtre éclaboussant le pré de boules de lin et de pâquerettes broyées ensemble aux meules ruminantes. Et sautillent les vaches de ces bonds arrières étonnamment légers qu’elles ont parfois et brandit la mère un trophée arraché de vive force au juste paiement du mammifère. Contre le lait les langes ! Potlatch où roule le linge blanc entre les herbes au milieu des bleuets et du pissenlit, dans l’odeur de sureau et de luzerne tandis que va le père aux bras ouverts de l’aimée. Ainsi sera la scène primitive. Joyeusement jubilatoire. Et l’enfant nue portée aux bras aimants dans le festin des corps tandis que ruminent les vaches les frusques inutiles.
Cuir, corne et crème
Et puis il y a le cuir, la corne, la crème… C’est ruminant aux vaches qu’ils me viennent. Sinon se dissocie la vache de ce qu’on tire d’elle – fabuleuse banquière qui de tout fait don. Si j’en saisis la créance, s’ouvre le livre d’un impossible bilan. Inventaire de la démesure qui, du lait à la viande, de la corne au cuir, du beurre à la bouse, nourrit, habille, chauffe, bâtit, ornant corps et demeures. Tout rentre, tout fait ventre. Et ce que cette exploitation pourrait avoir d’obscène s’abolit dans l’abondance. Louange à la vache limon dont nous sommes pétris. Argile du premier Adam encore mêlé des deux lui-même. Louée soit la vache en un juste retour de ferveur archaïque ! Versets, strophes, chants, hymnes et odes, que le verbe se démène à dire cette inépuisable traite du pis intarissable ! Mais le trop dit se dégonfle à déployer ses oripeaux. Il faut faire taire le babil emporté de la parole. Rentrer à l’étable ses beuglements et la mettre à l’humilité du râtelier. Reprenons : la crème, le cuir, la corne. En fanion trinitaire du bovin. Et simplement cela déborde déjà de partout. Ne serait-ce que la matière. Du liquide au coriace, du sec au moelleux en passant par le souple, le rêche, le soyeux, le craquant, ouvrant l’échantillonnage entier des grains, des épaisseurs, des finesses, des textures. Ensuite l’odeur, humide, douce, herbée, forte, crue, fermentée, entêtante, légère, parfum de paille et fumées fortes du fumier. Puis la couleur, de l’immaculé à l’anthracite en passant par toutes les gammes de rouges et de bruns, les camaïeu de beiges, les dégradés du gris cendre au bleuté. C’est trop. Et pas assez. Pas assez de rendu pour le déploiement sans limite des choses. Mais bien trop pour endiguer l’entassement. A la liste de ses services la vache féconde un embouteillage monstrueux de produits et de biens. Leur amoncellement l’ensevelit. Il faut nettoyer ce lisier. Juste trois et seulement eux : un petit pot de crème rond, évasé vers le haut, fleurette au côté et cercle de vert en son fond, une veste de cuir de bonne coupe, cintrée et luisante, un peigne en corne clair tacheté de piqûres plus rousses. C’est tout. Car à s’attarder, ils ramifient à leur tour. Petites dents du peigne taillées en biseau, plis froissés du cuir qui ride au coude et à l’aisselle, relief montueux de la crème épaisse, levant ses dunes fraîches à mi chemin du lait et du beurre solide. A l’étable ! A l’étable le troupeau du langage emballé. Obsédé par l’exhaustif. Acharné à l’inutile dénombrement. Au vain descriptif toujours à refaire du monde. A l’obstination de dire se déduit le sens et se retire la vache à lait du langage dans une lointaine pâture. Là-bas, au bout du chemin raide qui menait aux adrets, dans la grange de lauzes et de rondins, se pressaient les vaches pour fuir l’orage et ses éclairs. Dans le roulement et les explosions du tonnerre, dans le grondement de grêlons que faisait la pluie rabattue par le vent, dans l’odeur de foin, de ferment et d’averse, l’enfant trouvait auprès d’elles abri à la mesure du déchaînement de la bourrasque. « Si l’orage éclate, va t’abriter avec les vaches, elles savent où aller !». Elles savaient. Et je trottais à toutes jambes entre leurs hautes pattes au rythme lent, rassurée par leur masse silencieuse de chaud et de paix.