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09/02/2011



REVUE DE PRESSE

ARTICLE DE JB CORTEGGIANNI SUR "MUES" DANS BIBLIOBS



« En poésie, l’esthétique d’époque pisse petit »

TRIBUNE. Lettre à Claude Ber à propos de filiation littéraire, de poésie féminine, de l’épique, et d’un lyrisme déniaisé qui pourrait prendre pour objet le soi tout autant qu’une poutre. Par l’écrivain JB Corteggiani.

BIBLIOBS
Publié le 09 septembre 2021 à 09h25 Mis à jour le 09 septembre 2021 à 21h06
Temps de lecture 10 min

Claude Ber au festival Voix vives de Sète. (DR)

Tu m’écrivais, Claude : « Je ne crois pas avoir suivi grand monde. Même si je peux faire salut au passage, à Char, Michaux, Celan, Artaud, Dickinson et bien d’autres, je ne donne guère dans la filiation… »
En refermant « Mues » (1), ton dernier livre, je me dis : en effet. Le chercheur Dominique Viart distingue trois formes de littérature : la concertante (celle qui se plie à la mode de petits cercles), la consentante qui reprend les anciens moules, et la déconcertante qui s’aventure où les mots ne sont pas encore allés. La tienne s’aventure.
« Mues », qu’est-ce que c’est ? (Il faut bien que je l’explique aux lecteurs de cette correspondance privée.) Un livre qui entame sa gésine à l’occasion d’un atelier d’écriture dans un monastère, sur le thème « Obstacles et empêchements ». Un vaste déploiement, à récits croisés, vers et prose, dans lequel tu reviens sur les épreuves de ta vie, la mort de ton père résistant (un René qui en a cotoyé un autre, Char), l’expérience de la folie (de ta compagne), et d’autres que tu maintiens en lisière.
« À chaque décade fut détruit ce que j’avais construit, rendu inaccessible ce à quoi j’avais oeuvré. Mort, folie, suicide et autres événements de moindre consistance, mais toujours ravageurs. »
On trouve encore, dans ce livre, des variations sur la racine indo-européenne « mu », qui donnera « mot » et « muet », des listes de morts, des cueillettes de mots (d’insectes, de pierres, de plantes), des fragments biffés, des cauchemars de Conakry, des évocations des peintures et des bas-reliefs religieux, des citations latines, des aphorismes, des déferlements, le fantôme de « l’aïeule immigrée qui récitait Dante », des fragments cybernétiques repêchés dans « la poubelle planétaire », une méditation sur « l’ampleur du désastre de notre espèce »… et surtout, nombreux, des souvenirs frais d’une enfance « partagée entre l’été alpin et l’hiver aux rivages méditerranéens ».
Et tout ça en fausse pagaille, articulé en sept séquences, tenu par « l’exacte guillotine du geste » et « la cadence rigoureuse de la pensée ».

« Je contemple les mots comme s’il allait en surgir une révélation »
Tu m’écrivais : « la question du paysage poétique aujourd’hui met aux prises une modernité qui tombe parfois dans une obscurité ou un charabia de clercs et une tradition lyrique qui se renouvelle peu. Le défi est, à mon sens, de conjuguer les deux ».
Le pari est réussi, qui tend le livre tout du long.
Tu m’écrivais : « Le je n’est pas le moi ni l’égo le sujet. Il est en écriture question du sujet, et qu’il prenne ensuite comme objet son moi ou une poutre, ça ne me paraît d’aucune importance, c’est ce placement de la voix qui importe et non de quoi qu’il cause ! »
Une poutre ou un jambon. J’aime beaucoup : « Ce lever de soleil virant à l’acrobatie. Un côté quincaille dans le jambon. » Quant au placement de la voix, disparu Nougaro et le torrent de cailloux qui roulait dans son accent, il reste en France deux poètes qui emportent : Serge Pey et toi.
La modernité : le fragment, les télescopages, le patchwork, l’impur. Et l’enchevêtrement de la langue au réel. « Je contemple les mots comme s’il allait en surgir une révélation (…) Que jaillisse l’eau claire des syllabes entrechoquées, les grêlons de paroles dégèleront au chaud des gencives et le sang du Graal retrouvé coulera à flot dans les veines. » Modernité ? On trouve ceci dans un poème de Dylan Thomas : « the syllabic blood », « the wordy shapes of women », « the dark-vowelled birds ». « Especially When the October Wind » a été publié en 1934.
Ce mot de « modernité » me casse les pieds. S’il s’agit d’inlassablement ressasser le soupçon qu’on a concernant la capacité de la langue à dire le soi et le monde, tu n’es heureusement pas très moderne. S’il s’agit de tracer, loin du ronron lyrique et de ses formes rabâchées (le vers libre standard, dirait Roubaud), une cartographie des images, émotions, souvenirs qui traversent, de les assembler dans une forme riche et savante sous l’apparent débraillé, d’allier l’impulsion et la tenue, tu es heureusement moderne. Et si on disait plutôt : inactuelle ? toujours neuve ? bande à part ?
Question de génération, j’ai eu, moi, la chance d’échapper à la terreur post-structuraliste et à ses anathèmes. Je crois aux pouvoirs du langage comme j’ai cru aux pouvoirs du cinéma. Je récuse entre autres choses le pénible héritage qui enjoint de farcir du poème dans le poème, à toutes les sauces. Pierre Mabille, dans un livre pétillant qui se boit comme un bon rosé frais, tourne plaisamment la chose :
« c’est fou le nombre de / poems qui / parlent de poésie / en poésie blanche / toutcouleur ou ton sur ton / c’est vrai ça / tourne ça / tourne en rond / mais moi je fais / tout pour éviter ça / je suis super malin ». (2)

« L’idée qu’un grand poète puisse être une femme aura eu du mal à passer »

Mais revenons à cet entre-deux qui est ta « résidence favorite ».

Tension 2 : entre le je et le nous. « A travers les tous-morts, le grande histoire vient se mêler aux minuscules histoires dont elle est faite, emportée avec elle dans une avalanche de corps, dont je ne sais s’ils chutent ou s’ils s’élèvent, grappes humaines dégringolées (…) »
Tu m’écrivais : « J’ai toujours résisté aux injonctions et aux attentes d’une poésie sinon féminine, du moins assignée à des sortes de ghettos littéraires, où aux femmes sont dévolus le corps, l’amour, l’éros voire la plainte, aux hommes le métaphysique et le collectif, dont l’épique. L’épique est aussi une façon de les contourner, voire de les déconstruire. » Et encore :
« L’idée qu’un grand poète puisse être une femme aura eu du mal à passer et n’est pas encore tout à fait passée aux yeux de certains papes du poème alors que les Akhmatova, Tsvetaïeva, Plath, Bachmann, ont été plus vite accueillies par le milieu poétique français, qui a eu longtemps tendance à parquer ses femelles dans les ghettos de la “poésie féminine” ».
C’est vrai mais les choses changent, Claude. Au dernier festival de Sète, Voix vives, les éditions Isabelle Sauvage – la plus remarquable des petites maisons françaises, qui publie deux ou trois pépites par an – présentaient sur leur stand une majorité de femmes : outre Christiane Veschambre et François-Louise Demorgny, les cadettes Claire Le Cam, Nathalie de Courson, Anna Milani. Dans « Lettre d’un frère à ses sœurs (moins une) », Le Cam, à travers un narrateur garçon et alcoolique, dézingue une famille à dégueuler. Dans « A bout », De Courson scrute les pesanteurs de la filiation (cinq enfants autour d’un père qui se défait). En trente mini-proses précises, Anna Milani invente, dans « Incantation pour nous toutes », un espace du dedans nervuré de rivières et traversé de fantômes. Chez ces trois-là (dont les livres figurent parmi les pépites susdites), pas d’(auto-)assignation au corps, à l’amour, à l’éros ou la plainte.
Et l’une des sensations de Sète, c’était une femme, Florentine Rey, qui offre dans ses performances toutes sortes de bonbons brefs : notations qui dérapent, illuminations (« cascade de coquelicots sur l’igloo »), métamorphoses express (« On se prend à grande vitesse / et on jouit comme des baies / dans une bouche gourmande »), commentaires politiques mordants et coups de griffe féministes : « Chérie / Ramasse les miettes / pendant que je m’occupe de ma carrière / comme ça dans quelques années / on pourra prendre une femme de ménage ». (3)

Tension 3 : le lapidaire et le déferlant.
Le lapidaire, c’est en partie ton héritage de Char. Par exemple : « Le bonheur se rabote à la camarde. L’histoire à sa répétitive barbarie. Les Ténèbres sont sans leçon. »
Le déferlant, alors ça c’est tout toi ! « Aux batailles des cimes labourées de cratères et déchiquetées en crénelures par l’ouragan, succédait l’accouplement avec la mer, que les rafales cabraient de soubresauts. »
Tu écris quelque part : « Le bref peut être verbeux là où l’abondance d’Homère ou de Dante ne le sont pas. »

Tension 4, entre l’abstrait et le concret. Char là encore, marieur de l’un de l’autre. Tu voudrais, toi, « téter le temps aux deux embouts », et goûter « la pulpe de l’être comme une figue ouverte dans la bouche ».

Tension 5 : où se mêlent la sauvage, qui « braye brut dans le soleil », et la lettrée nourrie de présocratiques, de Lucrèce, de Pascal, de Spinoza, de Wittgenstein, de Deleuze…

Tension 6 et dernière et parfois problématique : celle du corps et de l’esprit.

« Le poème plonge dans “l’atmosphère de la pensée” »

Tu m’écrivais : « J’ai souvent à l’esprit une remarque de Kierkegaard : en plongeant dans le langage, le poème plonge dans “l’atmosphère de la pensée”. Plus que la philosophie et surtout qu’une philosophie, c’est cette “atmosphère de la pensée” qui est présente au poème. » Et tu te moquais, dans cette même lettre, de ta « philosophicaillerie ».
Même si je comprends que la philosophie est partie soudée de ton esthétique, qu’elle est pour toi contiguë au poème tout comme la musique ou la peinture, que « saveur, savoir et sagesses puisent à la même racine du goûter des papilles », je t’avoue que j’ai du mal avec ça par exemple : « dans la conscience accrue et à cru du sans conscience et de l’au-delà d’elle la contenant ». J’entrave pas. Ces pensers-là, même en vers nouveaux, me restent un peu sur la panse. Je préfère de loin : « c’est corps vivant, son paquet d’organes secoué par le cri, le rire, le jouir, la douleur, qui s’ébat et se débat dans ses buissons, étranger à la gloriole de l’esprit ».
J’ai du mal aussi avec la substantivation à haute dose des verbes et surtout des adjectifs – depuis longtemps ancrée dans ta poétique. Parfois, c’est heureux (« Le matin sent la mûre et l’humide », « l’ouvert d’un vent doux »), parfois moins. Mais bon, les meilleurs auteurs ont leurs marottes. Hugo ne mégotait pas sur le vaste, le vague et le profond. Reverdy abusait de l’impersonnel (« on »). Breton était surréaliste dans la boursouflure. Céline a rabâché son style à partir de « Mort à crédit », avec son mitraillage de phrases nominales, de points d’exclamation et de suspension. Je te flagorne, tu vois bien.
Tu disais au public rassemblé du festival de Sète : ce livre est testamentaire. Et tu leur lisais cet extrait :
« – Couvre-toi, tu vas attraper la mort ! grondait la Marroune, qui enroulait son châle noir autour des petites épaules, enveloppant le corps entier dans sa nuit apaisante. Je n’ai pas attrapé la mort, c’est elle qui me rattrape. »
Testament poétique aussi ? Quels poètes viennent encore « de parole oratoire / et de présocratique » ? Avec qui partages-tu cette inquiétude ? : « Traversent-ils encor la rumeur du poème / le plaisir d’Epicure et l’ampleur de Lucrèce / leur saveur conjuguée de savoir et de sagesse ? » Comme la mélancolie n’est pas ton fort, tu reformules plus gaillardement : « L’esthétique d’époque pisse parfois petit, il faut s’y faire, c’est, de toute façon, un autre vent qui règle la voilure. » Tu veux parler de la mode des haïkus, must-write des ateliers d’écriture poétique ?
C’est une autre saveur en bouche qui me reste de la lecture de « Mues ». Celle de la célébration du temps présent par une pourcelle d’Epicure. « Demain déplie plus de linceuls que de nappes de fête, dites vous ? Parlez pour vous, je m’active au journalier. » Et ce qui me touche le plus, c’est que fringale vienne après famine :
« la folie / l’océan épongé à la serviette (…) depuis tout de tout je ramasse (…) Cela j’ai appris de la folie / le tout du tout ramasser / jusqu’au fin fond de la corbeille trouée / son sans fond y compris je ramasse ».


(1) Mues, par Claude Ber, éditions Puhr. Bilingue français-anglais. Traduction : Lily Robert-Foley.(2) Antidictionnaire des couleurs, par Pierre Mabille éditions Unes.(3) L’année du pied de biche, par Florentine Rey, éditions Castor Astral.

JB Corteggiani est écrivain. Il est publié chez Gallimard, sous pseudonyme.

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Jeudi 23 Septembre 2021
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