LA VACHE ET LE MIMOSA
Revue FRICHES N° 127 juin 2018
La vache et le mimosa. Notes sur la poésie de Claude Ber.
« poils et peaux c’est tout ce que nous sommes » (Epître langue louve)
« cette trouée de souffle entre les signes » (Paysages de cerveau)
« Pitié pour la viande ! » (Deleuze, Francis Bacon. Logique de la sensation).
Au commencement, comme chez Michaux, la voix laisse entendre un « Je suis né troué ». Le sujet, privé de tout fondement substantiel, n’est jamais assuré de ses assises, tant organiques qu’ontologiques : « La viande se tasse / Heureusement que la peau tient » (« La grande débâcle », Lieu des éparts). Toutes les enveloppes, physiques, psychiques, sont mises à mal, dès lors qu’il faut affronter l’impossible du « réel », à savoir ce qui enfante le « monstre », offrant à l’Homme non pas une identité stable, cette belle totalité close, hiérarchique, mais « un assemblage innombrable sans organes ni fonctions, pellicule lacérée où la vie taille à l’acide » (Lieu des éparts). Le monde poétique de « Claude Ber », placé sous le signe de la claudication archétypale et de la griffe animale de l’ours, se donne d’abord comme une surface sans profondeur, mutilée par l’existence, assaillie de toutes parts, de dehors, comme du dedans, par le travail de la mort dans la vie. Etre, c’est être « déchiré ». Conscience poétique, conscience existentielle, conscience déchirée, c’est tout un. Au « déchiré de la parole » (« La mort n’est jamais comme », La mort n’est jamais comme) répond un « déchiré » du corps, et de la pensée. L’humanité, « viande à mourir » (« loveliebe », La mort n’est jamais comme), doit affronter toutes les épreuves du morcellement.
La langue non plus, telle qu’elle nous est transmise dans sa fonction de « numéraire facile » pour reprendre le mot de Mallarmé, n’échappe pas à cette tyrannie de la liquéfaction, ou de la scarification. C’est un espace discontinu, analytique, qui découpe le ruban du réel, éternelle médiation qui nous arrache à l’indivis du monde, à cette « clarté insécable » célébrée dans Paysages de cerveau, en regard des photographies-palimpsestes d’Adrienne Arth. De fait, « le menu hachis des syllabes » (« Découpe 39 », La mort n’est jamais comme) n’a d’abord rien de commun avec cette « grappe de vie foulée au seul bonheur terrestre » (« Découpe 31 ») qui caractérise ces moments paniques ou dionysiaques de l’existence, chers à Claude Ber, que la langue instrumentale mutile. Le poème, hanté souterrainement dès le départ, dès le « lieu des éparts », par la question de la folie, ne cesse de méditer sur l’apophatisme, ce qui inscrit son auteur dans une longue tradition aussi bien philosophique (de la théologie négative à Wittgenstein) que poétique (« le comment dire cela ? » des poètes de L’Ephémère). Un immense soupçon pèse inauguralement sur les pouvoirs et les limites du langage : « l’imprévisibilité des choses demeure inentamée par le langage qui les lie en gerbe » (« Découpe 42 », La mort n’est jamais comme) ; ou encore : « dans la langue tout est soustrait de possession » (« L’inachevé de soi », Il y a des choses que non). Ce que le poème dénonce, c’est aussi une durée calquée sur le temps mécanique et linéaire des horloges. Comme le rappelait assez récemment Claude Ber, sa vocation de poète surgit, dans l’enfance, d’un « malaise avec la successivité de la langue » (« Méditation de mots », La Poésie comme espace méditatif ?, dir. B. Bonhomme et G. Grossi, Classiques Garnier, 2015). Dans « Le livre la table la lampe », le poème existe contre l’ordre du discours, pour que, « grappillant des grains de grenades au dispersé du temps, cesse enfin la langue d’être successive » (Il y a des choses que non). Tel est le grand réalisme simultanéiste de Claude Ber, tenant ensemble élan vital centrifuge et méditation centripète : « en chair et en cervelle, tout est en même temps explosé rassemblé » ( Il y a des choses que non).
Alors, puisqu’il est un axiome, hérité des engagements familiaux, des affinités anarchistes et libertaires, qui tient en une phrase, phrase faussement agrammaticale, phrase aussi « populaire » que médiévale, phrase retournant la langue contre la domination symbolique – « il y a des choses que non » – un sol existe, d’abord moral, politique, puis poétique, à défaut de fondement métaphysique, par-delà, aussi, « le défaut des langues ».
Premier effort au « Non », l’encadrement, la quête de solidité par le fermé, physique, et typographique : « boucher tous les orifices » (« Exemple », Lieu des éparts). Le poème se fait bloc de prose, répond à « l’équarrissage » (« Je ne parle », La mort n’est jamais comme ) de tous par la quadrature des mots, la compacité carrée du paragraphe unique. Il s’agit de l’une des mises en page et en espace que Claude Ber pratique souvent, en alternance avec la coulée vitaliste de vers libres, l’ensemble constituant la grande pulsation fondatrice de ce corps-langage. S’il est contenu dans un cadre, le poème, en compagnonnage avec l’acte photographique, oppose l’art de la « découpe » aux blessures de l’existence, dans un double mouvement et de fidélité, et de dépassement. En effet, quand on a décidé de tourner le dos et la pensée à tous les arrières-mondes, quand le ciel étoilé n’indique ni loi morale, ni infini théologique, mais infime « grésil de brandon », (« La nuit le ciel », La mort n’est jamais comme), il n’y a pas d’autre guérison que « trou de guérison » (« Un effort de clarté », La mort n’est jamais comme). Affirmer son existence joyeuse revient à mordre, à répondre dent pour dent aux morsures de la négativité : « il faudrait fêter ce râteau lumineux qui plante ses dents dans la fibre sanguine du tapis » (« Découpe 42 », La mort n’est jamais comme). Le dire poétique tient de la dent, autant, voire plus, que de la lèvre : « disant du bout des dents cette évidence / comme / un coup de canine dans le charnu de la joue » (mêmement séparément », La mort n’est jamais comme).
Deuxième mouvement du « Non », déployer en tous sens une logique de la sensation, héritée de l’habitus méditerranéen : « Mon enfance, à l’époque, sentait le mimosa » (La mort n’est jamais comme). Matrice maritime du poète, du poème : « moi qui suis d’une mer plus que d’une terre – pelagos pontos entos thalassa – une eau marquée au fer et à renaître » (« Découpe 33 », La mort n’est jamais comme). On aimerait citer tant de phrases substantifiques, où l’œil écoute, la main voit, l’oreille hume, la bouche palpe, le nez fouille, dans une méticulosité qui témoigne d’une sensibilité au monde sensible d’une extrême acuité. Par exemple ceci : « dans l’intimité du grelu, du velu, du luisant des écailles, de l’ébouriffé qui dégaine son pelé de la plume (« Epître langue louve fragments 5 », Epître langue louve).
Troisième stratégie de survie, tout à la fois trouer la langue et épaissir la parole, « épuiser le champ du possible » (le vers de Pindare, comme chez Valéry, comme chez Camus, sert d’épigraphe au fronton d’un des poèmes), du livre, comme du vivre, « dans le charnu. Le charnel » (Vues de vaches). La substance sera à conquérir du côté du poème envisagé comme « millefeuille » sémantique, comme l’affirment à plusieurs reprises les textes réflexifs des Libres paroles ou du recueil Aux dires de l’écrit, pendant du « millefeuille du cerveau » (« Découpe 25 », La mort n’est jamais comme). Poéticité veut dire densité : « maximum de sens sur minimum de surface » (« Le livre la table la lampe », Il y a des choses que non). Ce qui frappe, en lisant Claude Ber, c’est la verve d’un verbe polymorphe, polysémique, polyglotte. Cette langue du Multiple amalgame au français vibrant de tous ses registres linguistiques, des éclats de grec, d’arabe, ou d’allemand. Et puis le mot rare, technique, archaïque, savant, patois, inventé, vient trouer le tissu des mots communs, ou encore le mot dit « obscène », ou « vulgaire », trouer la nappe lisse de la langue dite « soutenue », au sein d’une polyphonie qui n’est pas seulement une esthétique de la varietas, mais une éthique carnavalesque, qui ne veut en aucun cas séparer le rire du mourir, ni la vache du mimosa : « Connards ! C’est Diogène ! » (« Tombeau », La mort n’est jamais comme). Voici donc des mots glanés dans cette œuvre de poète-lexicographe-lexicomane : fredon, omble, draille, montade, clarine, enfeuillement, cantillé, pipistrelle, ramille.
Quatrième opération de résistance, la valorisation du poème comme mode de vie, « mode d’emploi d’une vie sans histoires » (Sinon la transparence), et non comme mode de discours, pour reprendre la grande distinction qui orienta les travaux de Pierre Hadot, loin de toute dérive formaliste ou esthétisante. La poésie, ici, doit renouer avec l’anthropologie des « rites de passage », ainsi que le rappelle un texte critique de 2015 (« Méditation de mots », La Poésie comme espace méditatif ?, dir. B. Bonhomme et G. Grossi, Classiques Garnier), seule voie permettant de ne pas sombrer dans le nihilisme postmoderne, puisque l’on refuse d’abandonner l’horizon du sens : « parier pour une supposition de sens (« Epitre langue louve fragments 2 », Epître langue louve). Cette poésie, il faut la considérer dans son dimension pragmatique, comme un art de faire, venant scander les grandes césures de l’existence, entre joie et douleur, entre « augmentation dans l’être » et « diminution dans l’être » (« Ce qui reste », La mort n’est jamais comme). Sur le plan affectif, fragile et puissant « attrape-peur » (« Découpe 41 », La mort n’est jamais comme), le poème talismanique relève du don, de l’offrande, de la promesse tenue, du dialogue avec les morts, entre exercice spirituel, exorcisme, et célébration, comme le montre à merveille ce grand livre-tombeau qu’est La mort n’est jamais comme. Face aux catastrophes de l’Histoire, le poème doit se faire viatique : « ration de survie pour des temps de disette mentale » ; ou intercession : « que parle pour lui le poème comme intercède un cierge dans les vasques votives de la grotte de Saint-Colomban (« Le livre la table la lampe », Il y a des choses que non).
*
De l’initial Lieu des éparts (1979) au récent Il y a des choses que non (2017), malgré l’entaille de plusieurs années imposée par la vie dans la bibliographie, une continuité s’affirme, celle de l’expérience de la déchirure, que tout le « conatus » artistique de Claude Ber tentera de convertir en ouverture. Battement incessant entre « le définitif de l’étripaille » et « la douceur des peaux » (« Epître langue louve, fragments 3 », Epître langue louve), le poème cherche à épartir, à composer avec le morcellement. La poétique du Multiple, multiplication des plis, lutte contre le double péril et de l’Epars et de l’Un. Il faut voir et entendre cette superbe claudication, signature du vivant, équilibre instable, dissymétrie créatrice propre à toutes les anatomies, comme à tous les « je marche » (Il y a des choses que non) de notre humanité bipédique.
Thierry Roger
Thierry ROGER est Maître de Conférences en Littérature française du XXe siècle, et enseigne à l’Université de Rouen. Il a publié en 2010 chez Classiques Garnier L'Archive du Coup de dés. Etude critique de la réception d'Un Coup de dés jamais n'abolira le hasard (1897-2007). Il a organisé en 2013 le colloque Mallarmé herméneute, dont les actes figurent parmi les publications numériques du CÉRÉdI (http://ceredi.labos.univ-rouen.fr/public/?mallarme-hermeneute.html). Il a édité, avec Didier Alexandre, le volume collectif Puretés et impuretés de la littérature (Classiques Garnier, 2015). Ses domaines de recherche portent principalement sur l'héritage de Mallarmé et les questions d'herméneutique littéraire. Il est membre du Comité de lecture de la revue Etudes Stéphane Mallarmé.
La vache et le mimosa. Notes sur la poésie de Claude Ber.
« poils et peaux c’est tout ce que nous sommes » (Epître langue louve)
« cette trouée de souffle entre les signes » (Paysages de cerveau)
« Pitié pour la viande ! » (Deleuze, Francis Bacon. Logique de la sensation).
Au commencement, comme chez Michaux, la voix laisse entendre un « Je suis né troué ». Le sujet, privé de tout fondement substantiel, n’est jamais assuré de ses assises, tant organiques qu’ontologiques : « La viande se tasse / Heureusement que la peau tient » (« La grande débâcle », Lieu des éparts). Toutes les enveloppes, physiques, psychiques, sont mises à mal, dès lors qu’il faut affronter l’impossible du « réel », à savoir ce qui enfante le « monstre », offrant à l’Homme non pas une identité stable, cette belle totalité close, hiérarchique, mais « un assemblage innombrable sans organes ni fonctions, pellicule lacérée où la vie taille à l’acide » (Lieu des éparts). Le monde poétique de « Claude Ber », placé sous le signe de la claudication archétypale et de la griffe animale de l’ours, se donne d’abord comme une surface sans profondeur, mutilée par l’existence, assaillie de toutes parts, de dehors, comme du dedans, par le travail de la mort dans la vie. Etre, c’est être « déchiré ». Conscience poétique, conscience existentielle, conscience déchirée, c’est tout un. Au « déchiré de la parole » (« La mort n’est jamais comme », La mort n’est jamais comme) répond un « déchiré » du corps, et de la pensée. L’humanité, « viande à mourir » (« loveliebe », La mort n’est jamais comme), doit affronter toutes les épreuves du morcellement.
La langue non plus, telle qu’elle nous est transmise dans sa fonction de « numéraire facile » pour reprendre le mot de Mallarmé, n’échappe pas à cette tyrannie de la liquéfaction, ou de la scarification. C’est un espace discontinu, analytique, qui découpe le ruban du réel, éternelle médiation qui nous arrache à l’indivis du monde, à cette « clarté insécable » célébrée dans Paysages de cerveau, en regard des photographies-palimpsestes d’Adrienne Arth. De fait, « le menu hachis des syllabes » (« Découpe 39 », La mort n’est jamais comme) n’a d’abord rien de commun avec cette « grappe de vie foulée au seul bonheur terrestre » (« Découpe 31 ») qui caractérise ces moments paniques ou dionysiaques de l’existence, chers à Claude Ber, que la langue instrumentale mutile. Le poème, hanté souterrainement dès le départ, dès le « lieu des éparts », par la question de la folie, ne cesse de méditer sur l’apophatisme, ce qui inscrit son auteur dans une longue tradition aussi bien philosophique (de la théologie négative à Wittgenstein) que poétique (« le comment dire cela ? » des poètes de L’Ephémère). Un immense soupçon pèse inauguralement sur les pouvoirs et les limites du langage : « l’imprévisibilité des choses demeure inentamée par le langage qui les lie en gerbe » (« Découpe 42 », La mort n’est jamais comme) ; ou encore : « dans la langue tout est soustrait de possession » (« L’inachevé de soi », Il y a des choses que non). Ce que le poème dénonce, c’est aussi une durée calquée sur le temps mécanique et linéaire des horloges. Comme le rappelait assez récemment Claude Ber, sa vocation de poète surgit, dans l’enfance, d’un « malaise avec la successivité de la langue » (« Méditation de mots », La Poésie comme espace méditatif ?, dir. B. Bonhomme et G. Grossi, Classiques Garnier, 2015). Dans « Le livre la table la lampe », le poème existe contre l’ordre du discours, pour que, « grappillant des grains de grenades au dispersé du temps, cesse enfin la langue d’être successive » (Il y a des choses que non). Tel est le grand réalisme simultanéiste de Claude Ber, tenant ensemble élan vital centrifuge et méditation centripète : « en chair et en cervelle, tout est en même temps explosé rassemblé » ( Il y a des choses que non).
Alors, puisqu’il est un axiome, hérité des engagements familiaux, des affinités anarchistes et libertaires, qui tient en une phrase, phrase faussement agrammaticale, phrase aussi « populaire » que médiévale, phrase retournant la langue contre la domination symbolique – « il y a des choses que non » – un sol existe, d’abord moral, politique, puis poétique, à défaut de fondement métaphysique, par-delà, aussi, « le défaut des langues ».
Premier effort au « Non », l’encadrement, la quête de solidité par le fermé, physique, et typographique : « boucher tous les orifices » (« Exemple », Lieu des éparts). Le poème se fait bloc de prose, répond à « l’équarrissage » (« Je ne parle », La mort n’est jamais comme ) de tous par la quadrature des mots, la compacité carrée du paragraphe unique. Il s’agit de l’une des mises en page et en espace que Claude Ber pratique souvent, en alternance avec la coulée vitaliste de vers libres, l’ensemble constituant la grande pulsation fondatrice de ce corps-langage. S’il est contenu dans un cadre, le poème, en compagnonnage avec l’acte photographique, oppose l’art de la « découpe » aux blessures de l’existence, dans un double mouvement et de fidélité, et de dépassement. En effet, quand on a décidé de tourner le dos et la pensée à tous les arrières-mondes, quand le ciel étoilé n’indique ni loi morale, ni infini théologique, mais infime « grésil de brandon », (« La nuit le ciel », La mort n’est jamais comme), il n’y a pas d’autre guérison que « trou de guérison » (« Un effort de clarté », La mort n’est jamais comme). Affirmer son existence joyeuse revient à mordre, à répondre dent pour dent aux morsures de la négativité : « il faudrait fêter ce râteau lumineux qui plante ses dents dans la fibre sanguine du tapis » (« Découpe 42 », La mort n’est jamais comme). Le dire poétique tient de la dent, autant, voire plus, que de la lèvre : « disant du bout des dents cette évidence / comme / un coup de canine dans le charnu de la joue » (mêmement séparément », La mort n’est jamais comme).
Deuxième mouvement du « Non », déployer en tous sens une logique de la sensation, héritée de l’habitus méditerranéen : « Mon enfance, à l’époque, sentait le mimosa » (La mort n’est jamais comme). Matrice maritime du poète, du poème : « moi qui suis d’une mer plus que d’une terre – pelagos pontos entos thalassa – une eau marquée au fer et à renaître » (« Découpe 33 », La mort n’est jamais comme). On aimerait citer tant de phrases substantifiques, où l’œil écoute, la main voit, l’oreille hume, la bouche palpe, le nez fouille, dans une méticulosité qui témoigne d’une sensibilité au monde sensible d’une extrême acuité. Par exemple ceci : « dans l’intimité du grelu, du velu, du luisant des écailles, de l’ébouriffé qui dégaine son pelé de la plume (« Epître langue louve fragments 5 », Epître langue louve).
Troisième stratégie de survie, tout à la fois trouer la langue et épaissir la parole, « épuiser le champ du possible » (le vers de Pindare, comme chez Valéry, comme chez Camus, sert d’épigraphe au fronton d’un des poèmes), du livre, comme du vivre, « dans le charnu. Le charnel » (Vues de vaches). La substance sera à conquérir du côté du poème envisagé comme « millefeuille » sémantique, comme l’affirment à plusieurs reprises les textes réflexifs des Libres paroles ou du recueil Aux dires de l’écrit, pendant du « millefeuille du cerveau » (« Découpe 25 », La mort n’est jamais comme). Poéticité veut dire densité : « maximum de sens sur minimum de surface » (« Le livre la table la lampe », Il y a des choses que non). Ce qui frappe, en lisant Claude Ber, c’est la verve d’un verbe polymorphe, polysémique, polyglotte. Cette langue du Multiple amalgame au français vibrant de tous ses registres linguistiques, des éclats de grec, d’arabe, ou d’allemand. Et puis le mot rare, technique, archaïque, savant, patois, inventé, vient trouer le tissu des mots communs, ou encore le mot dit « obscène », ou « vulgaire », trouer la nappe lisse de la langue dite « soutenue », au sein d’une polyphonie qui n’est pas seulement une esthétique de la varietas, mais une éthique carnavalesque, qui ne veut en aucun cas séparer le rire du mourir, ni la vache du mimosa : « Connards ! C’est Diogène ! » (« Tombeau », La mort n’est jamais comme). Voici donc des mots glanés dans cette œuvre de poète-lexicographe-lexicomane : fredon, omble, draille, montade, clarine, enfeuillement, cantillé, pipistrelle, ramille.
Quatrième opération de résistance, la valorisation du poème comme mode de vie, « mode d’emploi d’une vie sans histoires » (Sinon la transparence), et non comme mode de discours, pour reprendre la grande distinction qui orienta les travaux de Pierre Hadot, loin de toute dérive formaliste ou esthétisante. La poésie, ici, doit renouer avec l’anthropologie des « rites de passage », ainsi que le rappelle un texte critique de 2015 (« Méditation de mots », La Poésie comme espace méditatif ?, dir. B. Bonhomme et G. Grossi, Classiques Garnier), seule voie permettant de ne pas sombrer dans le nihilisme postmoderne, puisque l’on refuse d’abandonner l’horizon du sens : « parier pour une supposition de sens (« Epitre langue louve fragments 2 », Epître langue louve). Cette poésie, il faut la considérer dans son dimension pragmatique, comme un art de faire, venant scander les grandes césures de l’existence, entre joie et douleur, entre « augmentation dans l’être » et « diminution dans l’être » (« Ce qui reste », La mort n’est jamais comme). Sur le plan affectif, fragile et puissant « attrape-peur » (« Découpe 41 », La mort n’est jamais comme), le poème talismanique relève du don, de l’offrande, de la promesse tenue, du dialogue avec les morts, entre exercice spirituel, exorcisme, et célébration, comme le montre à merveille ce grand livre-tombeau qu’est La mort n’est jamais comme. Face aux catastrophes de l’Histoire, le poème doit se faire viatique : « ration de survie pour des temps de disette mentale » ; ou intercession : « que parle pour lui le poème comme intercède un cierge dans les vasques votives de la grotte de Saint-Colomban (« Le livre la table la lampe », Il y a des choses que non).
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De l’initial Lieu des éparts (1979) au récent Il y a des choses que non (2017), malgré l’entaille de plusieurs années imposée par la vie dans la bibliographie, une continuité s’affirme, celle de l’expérience de la déchirure, que tout le « conatus » artistique de Claude Ber tentera de convertir en ouverture. Battement incessant entre « le définitif de l’étripaille » et « la douceur des peaux » (« Epître langue louve, fragments 3 », Epître langue louve), le poème cherche à épartir, à composer avec le morcellement. La poétique du Multiple, multiplication des plis, lutte contre le double péril et de l’Epars et de l’Un. Il faut voir et entendre cette superbe claudication, signature du vivant, équilibre instable, dissymétrie créatrice propre à toutes les anatomies, comme à tous les « je marche » (Il y a des choses que non) de notre humanité bipédique.
Thierry Roger
Thierry ROGER est Maître de Conférences en Littérature française du XXe siècle, et enseigne à l’Université de Rouen. Il a publié en 2010 chez Classiques Garnier L'Archive du Coup de dés. Etude critique de la réception d'Un Coup de dés jamais n'abolira le hasard (1897-2007). Il a organisé en 2013 le colloque Mallarmé herméneute, dont les actes figurent parmi les publications numériques du CÉRÉdI (http://ceredi.labos.univ-rouen.fr/public/?mallarme-hermeneute.html). Il a édité, avec Didier Alexandre, le volume collectif Puretés et impuretés de la littérature (Classiques Garnier, 2015). Ses domaines de recherche portent principalement sur l'héritage de Mallarmé et les questions d'herméneutique littéraire. Il est membre du Comité de lecture de la revue Etudes Stéphane Mallarmé.