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09/02/2011



L'invité du mois

Ada MONDÈS

Mon tissage artistique est fait de mon éducation théâtrale et musicale, d’études de cinéma puis de langues à Paris VIII, une année de théâtre à Minsk en 2010, un stage à la Fondation culturelle Quito Eterno à Quito en 2013, des festivals littéraires en Amérique Latine et des interventions dans les écoles française, cubaines, colombiennes et honduriennes, de laveries en chantiers néo-zélandais, jardinière ici, serveuse là-bas, conductrice de voitures de luxe, de la Martinique à Bali et de Tanger à Mexico, TOUT a été et continue d’être pré-texte.



BIOBIBLIOGRAPHIE

Ada MONDÈS
POUR CONSULTER LE SITE D'ADA MONDÈS CLIQUER ICI

Ada Mondès est poète et traductrice, en français et en espagnol. Née en France il y a quelques décennies, poète à quatre pattes avant que debout, elle a tôt décidé de marcher le monde pour conter ces vies des autres dans sa voix, à contre-courant plutôt qu’à contrecœur. Nomade par amour de la liberté et du mouvement, elle récolte des paroles qu’elle promène de la Nouvelle-Zélande à Cuba en passant par le Maroc ou la Biélorussie… Elle sème ses textes autour du monde, tant en français qu’en espagnol puisque c’est dans cette seconde langue qu’elle a retrouvé quelque chose d’une maison oubliée. En itinérance depuis plusieurs années, la poésie pour boussole, elle est farouchement résolue à vivre de révolution en révélation, mordre le poème et le transmettre de fille en fille. Elle anime ponctuellement des ateliers de lecture et d’écriture en milieu scolaire et centres culturels, mêlant à loisir l’écriture à d’autres arts.

Vocation choisie et écoutée, elle écrit en voyage dans une double langue et incarne ses textes : à ce jour, Écrire Debout et Paysages cubains avec pluie circulent sous forme de seule-en-scène poétiques, polyglottes et nomades. Une nouvelle création en duo avec Arnaud Pelletier à la guitare brésilienne, Invitation au Voyage, a vu le jour à La Factorie à l’issue de la résidence en janvier 2021.
Une pièce radiophonique est en cours, Contre la Nuit, dialogue avec Raúl Zurita autour de la situation chilienne, entre mémoire de la dictature et réveil social et féministe.

Elle a publié son premier recueil Les Témoins-Los Testigos en 2016 aux Éditions Villa-Cisneros, présenté au Festival International de Poésie de Camps-la-Source (Var) puis Cruzar - Croiser en 2018 chez Encres Vives à l'issue d'une résidence en Équateur avec l’Alliance française de Quito.

Elle a été invitée en 2018 au Festival International de Poésie de Guayaquil en Équateur, à la Rencontre de Femmes poètes à Cereté, Colombie ; en 2019 au Festival International de Poésie de los Confines, Gracias-Copán au Honduras, à la Fête du Livre de La Havane 2018 et 2019 et à la Biennale Internationale de Poésie de La Havane en 2019.

Elle s’est produite en 2019 à la Maison de la poésie en Avignon et à la Maison de Poésie de Normandie, et en 2020 au Lavoir Moderne Parisien, elle a été invitée aux festivals des Voix Vives de Sète et au Fiestival maelstrÖm à Bruxelles, 2020 et 2021.
Ses recueils ou textes en revues ont été présentés dans les librairies Charlemagne et Le Moulin des Contes à Hyères, Libraire Wallonie et Librairie-Boutique maelstrÖm de Bruxelles, Librairie le Carré des Mots à Toulon. Les radios Alliance+(Montpellier), Les Mots d’Azur (Grasse) et Poésie in ze city de Radio Galère (Marseille) lui ont consacré des interviews.

L’année 2020 a été marquée par une double publication : le recueil bilingue et illustré par Josette Digonnet Paysages cubains avec pluie – Paisajes cubanos con lluvia aux éditions du Petit Véhicule, collection L’Or du Temps et Le Droit à la Parole – El Derecho a la Palabra, éditions maelstrÖm, Rootleg#1, Bruxelles.

Côté publications étrangères, on trouve des poèmes au Chili chez Ærea 12, à Cuba dans Cauce ou dans l’anthologie portoricaine Lámparas.
En France, on trouve ses textes en ligne dans La Lettre sous le Bruit [25, 40, 46, 47] & sur les sites Recours au poème [mai 2018], Terre à Ciel [Voix du Monde, 2019]) et Terres de Femmes d’Angèle Paoli. Au format papier : Teste, véhicule poétique [31, 35, 37], La Volée [17, 18] & Décharge, n°187, Phoenix 38.

Côté traductions… On trouve un de ses articles dans le numéro 14 de la revue Levure littéraire, consacré à la traduction. Elle y mentionne ses traductions de la poète argentine Mariana Vacs, de la Colombienne Patricia Iriarte ou encore du Colombien-New-Yorkais Carlos Aguasaco pour Encres Vives. Après la traduction en espagnol de Gérardmer, poème à trois voix, (français-allemand-espagnol) d’Albertine Benedetto publié chez PVST? (Nice) et La Cartonera (Cuernavaca, Mexique), elle renouvelle l'expérience avec la réédition en bilingue d'Alma Mater, de la même autrice chez le même éditeur.

LES RECUEILS
Memory Babe, sur les pas de la Beat Generation, avec Jérémie Tholomé éd. maelstrÖm, 2022
Des corps poussés jusqu’à la nuit, à paraître, éd. les Carnets du Dessert de Lune, 2022
L’Heure Zéro, éd. maelstrÖm, 2021

EN BILINGUE
Le Droit à la Parole – El Derecho a la Palabra, éd. maelstrÖm, 2020
Paysages cubains avec pluie –Paisajes cubanos con lluvia, éd. du Petit Véhicule, 2020
Cruzar–Croiser, Encres Vives, 2018
Les Témoins –Los Testigos, éd. Villa-Cisneros, 2017


LES TRADUCTIONS

Gérardmer, poème à trois voix, (français-allemand-espagnol), Albertine Benedetto, Eva-Maria Berg, PVST?, 2017 & La Cartonera (Mexique), 2019
Alma Mater, Albertine Benedetto, PVST?, 2018
Poemas del metro de Nueva-YorkPoèmes du métro de New-York, Carlos Aguasaco, Colombie-E.U, Encres Vives, 2018
Nadie muere en su sueño – Personne ne meurt dans son rêve, Mariana Vacs, Argentine, Encres Vives, 2017

LES REVUES

Ærea 12, Chili / Cauce, Cuba / Lámparas Porto-Rico/ La Lettre sous le Bruit [25, 40, 46, 47, 60] / Recours au poème [mai 2018] / Terre à Ciel [Voix du Monde, 2019]) / Terres de Femmes d’Angèle Paoli / Teste, véhicule poétique [31, 35, 37] / La Volée [17, 18] / Décharge [187] / Phoenix [34]

LES SPECTACLES
2022 Santiago - Atacama : de l'asile au désert, création à partir du texte HP1999 du poète-performeur Pierre Guéry et de l’œuvre du poète chilien Raúl Zurita
Memory Babe, sur les pas de la Beat Generation, création pour le centenaire de Jack Kerouac à La Factorie – MDP Normandie et MDP Rouen – Le Foyer des Marins, avec le poète belge Jérémie Tholomé
2021 Invitation au Voyage, en duo avec Arnaud Pelletier, guitare & poèmes
La Vie Vivante, en duo avec Jérôme Médeville, piano & poèmes
2020 Paysages cubains avec pluie, seule-en-scène poétique et bilingue
Écrire Debout & Paysages cubains avec pluie, seule-en-scène poétiques et bilingues, 2019 & 2020 ;
Invitation au Voyage, en duo avec Arnaud Pelletier, guitare & poèmes, 2021 ;
La Vie Vivante, en duo avec Jérôme Médeville, piano & poèmes, 2021 ;
Contre la Nuit – en cours, création sonore à partir du poète chilien Raúl Zurita.




EXTRAITS DE PRESSE

Laurence Vielle, avant-propos pour Des corps poussés jusqu’à la nuit - Les Carnets du Dessert de Lune mai 2022

Ada Mondès est d’abord une voix qui surgit dans mon oreille
sur une terrasse ensoleillée de Sète
elle dit un poème je traverse les steppes avec elle
elle cavale la vie elle avale les paysages elle dévale les cœurs elle entraille les mots
elle cisaille les cailloux elle accroche les nuits à sa poitrine comme des galets de
sorcière
Ada est un galop de vocables qui disent le monde en déroute en détresse en ivresse
delà le chaos qui nous ronge
Ada se relève encore et encore et relève les morts et vénère les vivants et les enroule
dans sa langue pour une danse sans cesse le désespoir est encore signe d’espoir
la beauté sauve toujours le fou l’enfant le poète aux failles de la rue que piétinent nos
indifférences
le fou l’enfant le poète aux failles de nos vies rapides
dégorgent les comètes et fulgurent les monades
Ada nous transperce le cœur des flèches des peuples et des visages qu’elle constelle
sur son corps ses lèvres sa bouche
elle les dégorge et nous emporte
Ada tant que le monde palpite danse encore et encore
elle ne s’arrête pas elle traverse voyage embrase active sa plume
8et ses paroles sont des cailloux pour nos poches des allumettes pour nos souffles des
fils pour regonfler nos baudruches crevées et raviver le lien entre notre main et le ciel
jusqu’au dernier rai de lumière Ada foudroie et clame la vie
la main tendue le sans-lit le sans-terre le soldat les morts anciens le pestilentiel tous
trouvent un nid dans la voix de Ada
qui danse sur une corniche fragile une danse de derviche de la poésie qui tourne au
seuil du précipice
et moi je danse avec elle
merci Ada

Viviane Ciampi, août 2022

C’est lors d’une lecture au festival Voix Vives de Sète je l’ai rencontrée, alors que je
connaissais à peine son nom. Ce fut une surprise. J’avais d’emblée été éblouie par
cette puissance de tenue en corps et en voix.
D’ailleurs, observez-la sur scène : vous trouverez en elle une harmonie intime, la
gravité des mots détourés du corps, la jouissance du verbe bien dit. Elle y met toute
sa rage, ses tripes, son orgueil, sa conscience de femme qui sait où elle va, ce qu’elle
veut. Les bras forment des cercles, des ondes, ses mains dessinent des figures dans
l’air, ainsi s’instaure un engrenage, un mouvement continu de machine à vapeur,
d’excavateur, comme si elle voulait fouiller les décombres de notre civilisation,
comme si elle voulait affronter l’autre même dans ce qu’il a de dérangeant.

Cela est-il prémédité ? Est-ce que cela lui échappe ? Peu importe.
« Je viens de ce pays de sourires tacites entre femmes ». Elle prend son élan pour dire sans besoin de lire sur son livre ou sur une feuille comme font la plupart des poètes. On dirait que le texte ou le poème parle/marche/chante, s’écrit tout seul dans sa tête. Ces paroles restent gravées dans la chair. On les voit naître, nous survoler. Il se passe quelque chose de physique, de sensoriel à l’écoute. Serait-ce de la sorcellerie évocatrice ? Non, mais il y a dans les pages de cette poète/chanteuse/conteuse-nomade des récits nourris non seulement de vies ordinaires/extraordinaires mais tout l’enchevêtrement des destins. Elle nous soumet cela avec passion, et – chose rare – un vrai supplément d’âme qui accentue l’intensité des mots.

Ce qui fait que Ada Mondès, en « marchant le monde » et en se faisant marcher par le
monde, nous tend un savoureux miroir.

***

(Note de lecture), Ada Mondès, Des Corps poussés jusqu’à la nuit, par Jean-Marc Pontier
Le dernier opus d’Ada Mondès se divise en trois grands poèmes aux formes diverses, de la litanie exaltée de l’Héritage à l’éclatement bilingue de Rien n’empêche le chant en passant par la fragmentation haletante de Marcher le monde. Si la poétesse explore autant de formes, c’est qu’il n’est aucun moule prédéfini capable d’accueillir définitivement telle énergie inspirée. Une vitalité qui choisit résolument de ne pas se contenir, un livre-monde où se côtoient psalmodies, rythmes, slam, vers éclatés, où se mêlent amour de la vie et découragements légitimes, où la faim de l’errante se nourrit de l’inconditionnelle adoration de la beauté.

Le recueil s’ouvre sur « Memento », sorte de cortège apollinarien, constat désolé d’un monde voué au profit (« l’imaginaire tari à la source du pétrole ») et à la destruction. Face aux génocides et aux camps, que peut la voix du poète ? Sans doute se contenter -et c’est déjà beaucoup- à la façon rimbaldienne, de dresser la liste de ce qu’il voit : « J’ai vu le fer devenir vulnérable/ (…) j’ai vu un petit homme/ traverser un champ de mines les bras chargés de lys/ (…) J’ai vu les amoureux des montres cassées »…). Pour tenter d’atteindre au final la grandeur résiliente de la Beauté.

« nous sans cesse orphelins
puisque doués de mémoire
nous sommes morts mille fois morts
mais une seule beauté engendre tant de joie » (p. 29)

La voix poétique d’Ada Mondès s’inscrit dans les temps ancestraux, se fait porte-parole des anciens, des déshérités, de ceux que la vie a oubliés. La poésie est mémoire vivante des disparus passés ou présents (« en moi coïncident dix millénaires »). Il ne s’agit pas seulement de dresser l’amer constat d’un monde en déliquescence. La parole d’Ada Mondès vient féconder nos envies de départ. Le cosmopolitisme traverse le recueil :

« J’ai mal à l’Équateur au Kurdistan
à l’Ukraine au Chili l’Indonésie le Liban
mal à l’Homme et je ne peux rien
pour ceux que j’aime que les aimer » (p. 81)

Langue inséminatrice, la poésie explose ses propres contours et c’est parfois en Italien (l’Héritage), en Espagnol (Rien n’empêche le chant) ou en Anglais (l’Anniversaire) que s’exprime la poétesse, jusqu’à cette voix universelle du métissage : « tutti siamo rescapés de somewhere d’un bris d’Histoire ». Le verbe (au sens littéral) est une incitation au mouvement comme le suggèrent les seuls titres des poèmes : « poussés », « Marcher le monde », « marcher la ville ». Sur le mode participe ou infinitif, nous voilà conviés à bouger, voire à danser :

« et puis j’irai danser
sur la tombe du monde
vivante échevelée » (p.88)

Poésie de l’errance, de l’observation politique mais aussi de la rue d’à côté (Marcher la ville), faite de compassion et d’altruisme (« ce qui compte c’est ce qui contamine/ m’anime à conter ces vies des autres dans ma voix/ (…) je n’ai rien à moi que ma langue et la route derrière »), la parole poétique se revendique comme rédemptrice. Dans La Maison brûlée, elle s’exprime sous forme de manifeste : « je m’entête à écrire je suis/ machine à vivre machine à mémoire ».
Il n’y a pas de doute, la langue d’Ada Mondès est une parole en mouvement à l’énergie communicative, à la fois définitive dans son intransigeance et inspirante en ce qu’elle réfute les renoncements. Importance de la mémoire, incitation au mouvement, à l’errance urbaine, les thèmes séminaux de « celle qui écrit pour vaincre/ les silences où (s)on squelette affleure » nous ramènent au rôle primordial du poète dans la cité : une dénonciation psalmodiée de la misère en même temps que l’extatique éloge de la Beauté.
Cette poésie trouve toujours son prolongement oral : non contente de l’écrire, en performeuse habitée, Ada Mondès la clame publiquement, la récite, la slame, seule ou accompagnée d’un musicien.

Jean-Marc Pontier

Ada Mondès, Des Corps poussés jusqu’à la nuit, Les carnets du dessert de lune, 2022, 96 p., 15 €

Extraits :
« je marche dans bien d’autres nuits : dont les images me traversent si fugaces qu’elles ne laissent pas d’adresse / et poussent les rêveries anonymes du merveilleux indéfini / je ne veux pas d’ailleurs / je suis / dans toutes ces histoires que je parle-marche / je veux vivre de poésie de révolutions en révélations et mordre le poème / le transmettre de fille en fille avec le souvenir de la première chute » (p. 37)

« j’affirme la vie POSSIBLE
n’en déplaise aux patrons de la misère
je suis poète
mes morsures sont de soleil
je suis cent mille et cent mille femmes debout
je n’attends pas demain
je n’attends pas la fin du monde
sans répit la beauté sauve le monde
et se dresse immense
la foule qui me ressemble » (p.82)


***


Jean-Pierre Siméon 23/11/2021

J’ai découvert Ada Mondès l’été dernier au festival de la Salvetat-sur-Agout. Bien sûr j’ai été frappé comme tous ceux qui l’entendent dire ses textes par la justesse et la force de sa voix et de sa présence. Mais de bons diseurs ou lecteurs de poésie, il n’en manque pas, n’est-ce pas?, même si peu manifestent la même puissance d’aimantation. Au reste il arrive plus d’une fois que la qualité de la diction masque des faiblesses d’écriture. Ce qui m’a donc le plus frappé et retenu, enthousiasmé même, c’est la nature de l’écriture de ses poèmes, son exigence mais aussi le ton, l’élan, la plénitude de sa langue. Sa manière en effet a quelque chose qui ne ressemble pas à tout ce que je lis et entends ordinairement. Oui, j’aime son écriture ample, ouverte, qui brasse le monde, j’aime son rythme toujours plein mais qui ne nuit ni à la précision ni à la nuance, ce qui est plutôt rare dans les écritures portées par l’oralité. J’aime son univers de grandes traversées, de plein vent, l’appétit de rencontres dont il témoigne. Il y a à chaque Instant une vie intense dans sa poésie, résolument portée vers l’autre et l’ailleurs, une faim insatiable du réel dans tous ses états, ce qui, avouons-le , nous venge de l’habituel ressassement des petits débats intimes ou des méditations à voix basse dans un jardin. Ada Mondès se situe pour moi dans la lignée des Larbaud, Cendrars, Supervielle, ces mangeurs d’espace adonnés aux mille visages et paysages du monde. Déplacer l’horizon c’est son vœu, elle y réussit parfaitement et dans notre pré carré occidental étriqué, cela fait un bien fou.


Claude Vercey, Décharge, 11 mai 2020

Voix nouvelle : Ada Mondès

Aux derniers jours de 2018, les éditions Pourquoi viens-tu si tard ? publiaient une version bilingue (française / espagnole) d'Alma Mater d'Albertine Benedetto, n° 167, paru à l'automne 2015, de notre collection Polder. La traductrice en était Ada Mondès, laquelle renouvelait pour l'occasion une expérience, menée premièrement sur un autre livre d'Albertine Benedetto :
Gérardmer (dont j'ai rendu compte dans l'I.D n° 729). Ada Mondès, dans la présentation accompagnant ses propres poèmes dont l'un deux est reproduit ci-dessous, écrit qu'elle cherche sa langue dans plusieurs, notamment l'espagnol et le français. Sa bibliographie semble indiquer une plus forte implantation de sa poésie dans les pays d'Amérique latine, d'Équateur à Cuba, qu'en France où elle apparaît malgré tout au sommaire de revues comme La Lettre sous le bruit, Recours au poème, Levure littéraire, Teste, Terre à ciel et Terres de femmes, où elle est active sur la scène poétique, donne lectures et spectacles. Manifeste de la marge et L’Heure zéro restent pour l'heure des recueils inédits. Plutôt que de fragmenter un de ces longs poèmes, je m'en tiens aujourd'hui à une pièce plus courte, que je peux proposer dans son intégralité. J'avoue être sensible à cette écriture vibrante, gourmande, de célébration.
Copyright © Décharge Page 2/4

Daniel Leuwers
Mondès Ada : Le Droit à la parole, Bruxelles, maelstrÖm reEvolution, 2020

Voici une plaquette franco-espagnole où la jeune poète s’exprime dans une double langue en arpentant le monde (de l’Équateur au Maroc, de la Russie à Cuba) pour « conter ces vies des autres dans sa voix ». L’altérité est la meilleure façon de revenir vers soi, de se donner un droit à la parole qui implique courage, audace, pour « éroder tout sentiment par frottement petit à petit / comme corde de prisonniers pendus peut-être ».

Ada Mondès va puiser son chant en ce mystérieux point neutre (marque de la grande poésie) où les blessures « s’ouvrent dans la plainte / sans briser l’orgueil de la danse ». Performeuse polyglotte,
ses textes conservent toute leur force dans leur partition écrite qui clame l’urgence de la beauté au sein d’une Amérique latine déchirée où « l’exotisme est le faux nom de la misère » qui fait que« tous nous portons des îles brisées en dedans ».

Ce chant d’amour et de mort, porté par « des mémoires d’outre-moi », confine souvent au cri et fait de la vigueur sa poignante réponse à « l’ouvr/t/age ». 
ADA MONDÈS : la passagère de la Caraïbe
par Jean-Pierre Gandebeuf, écrivain


Un baluchon de colporteur en mains, jaillie telle une fusée Ariane dans les espaces paysagers et urbains de la planète … lieux bénis, mystérieux ou non d’où il faut s’extraire, en relâchant promptement les rênes, libérée des clichés et des assimilations hâtives, Ada Mondès, la poétesse qui a vu l’aube et les sourires contrits des hommes debout, avant de côtoyer in fine le spectre du Covid sans lui faire allégeance … est une ambassadrice richement pourvue en art poétique, essorée jusqu’à l’os au fil des voyages circumterrestres… mais parcourue de sensations brûlantes et vertigineuses.

Comédienne, chanteuse, récitante, écrivaine ; une vie de nomade qui ne se laisse pas distraire.

Ma main et ma bouche sont ma manière de voir… je n’ai rien à moi que ma langue et la route derrière.
C’est dire qu’elle gagne son front à la sueur de son pain, vagabondant crânement entre hémisphère sud et hémisphère nord, au doigt mouillé, éloignée par précaution, de Merlin … ce filou d’enchanteur. Le reste à l’avenant.
C’est quoi le reste ?

Le cheminement picaresque. Tout ce qui est assigné au vivant échappe à la fixité morbide. Il faut avoir du nerf pour le capter. Ada Mondès n’en manque pas … c’est ainsi qu’elle déroule son codex perso : l’Invitation au voyage, en semant des petits cailloux de toutes les couleurs, fractionnés et bons à suivre…

Les cheveux coupés ras dans une chambre abandonnée, le rosaire de Borobudur , la crête enneigée du Kilimandjaro, les poissons dynamités de Sumatra…
… sortes d’avant-propos du faste tropical des campagnes latino-américaines - Équateur ou Cuba notamment. Ses propositions artistiques présentées dans l’hexagone couvrent douze pays. Exaltant et sportif.
À la question : que reste-t-il des voyages après les voyages … ? la voyageuse reste droit dans ses bottes : Écrire debout résume sa réponse. Ce n’est pas une posture… réclamer une place assise serait indélicat. Il résulte de ce barattement fraternel « qui ouvre des portes sur les îles » … des apartés gourmands… et une kyrielle de rencontres singulières que l’ouvrage Paysages cubains avec pluie paru en bilingue aux éditions du petit véhicule – enrichi des encres de Josette Digonnet – illustre brillamment.
L’immersion chez Fidel le maestro cubain n’est pas sans zones grises. À La Havane où la misère traîne ses chaînes, la poésie a du mal à s’affirmer subversive. L’absurde est contingent, l’angoisse perceptible, l’accueil cordial et les touristes blasés… les samouraïs de la cylindrée restant stoïques au chevet de leurs Chevrolet moribondes.

Hors narrations, les vidéos oniriques d’Ada Mondès parlent vrai de la « Vuelta abajo », cette terre rouge des planteurs locaux de la Caraïbe agenouillés devant les parfums subtils des Cohibas. Arômes corsés, assez terreux pour servir de panthéon au Che ressuscité par la grâce d’une silhouette croisée à l’angle d’une rue ;

On entend sonner l’ivoire des dominos et les tables se couvrent du jeu noir et blanc de l’ennui ; à l’ombre des flamboyants les heures s’allongent… La mer n’est pas loin.

Allez, hissons les voiles, le superflu est damné, l’essentiel perçu comme une exigence …d’Illuminations.
Pourquoi ne pas intégrer au ramdam du train et des bus encombrés, les chansons rimbaldiennes de la plus haute tour :


Elle est retrouvée
Quoi ?

L’éternité
C’est la mer en allée
Avec le soleil …


* 


Extrait de la postface de Les Témoins-Los Testigos par Raphaël Monticelli, poète et critique d’art niçois :


Soudain une voix témoigne : JE en fragments multiples dans un monde en fragments, se charge de toutes les voix qui ne racontent rien, disent tout à la fois… témoins d'un monde qui nous parvient et nous construit par toutes ces bribes qui nous traversent / les essais qui construisent nos vies / des histoires qui se racontent partout chaque jour car JE est un monde de témoins.

Et cette voix témoigne en deux langues : Les Témoins – Los Testigos est un recueil bilingue. Moins texte et traduction que volonté d'articuler la diversité du monde par la diversité des langues, pour regarder ses propres mots d'un œil étranger, pour les lire avec une bouche étrangère, deux langues pour continuer à rencontrer tous ces témoins que nous sommes dans notre langage commun, la langue du poème. Car c'est bien de poème qu'il s'agit : Le poème comme réponse à ce qui est imposé.

Qu'est-ce qui m'a tant bouleversé dans le recueil d'Ada Mondès ? La conscience douloureuse du monde ? L'approche sensible – je devrais dire en sympathie ? – de tout ce qui vit ou survit dans ce monde ? Le regard, attentif, timide... pénétrant ? La parole simple, accrochée aux banalités du monde, dans laquelle explose soudain une image inattendue qui dit le monde comme jamais ? Ce qui m'a bouleversé ?
C'est que ce recueil est de la déchirure d'être, et qu'il veut dire pourtant que :

Dans le monde du chaos
la poésie est refuge
le monde blanc entre les mots

2018


Dans la revue La Lettre sous le Bruit, dirigée par Gilbert Renouf, écrivain et éditeur des éditions Villa-Cisneros


J’ai d’abord écouté quelques textes de ce livre, par l’auteure, au Festival international de poésie de Camps-la-Source, puis j’ai lu ce premier recueil d’une jeune auteure. D’emblée on entend qu’il se passe quelque chose, on sait qu’une voix nouvelle vient d’émerger, ce qui n’est pas rien. Écriture fragmentaire revendiquée pour dire les rencontres, la solitude des vies consommées et consommatrices, esclaves et résignées ; mais pas simplement d’un point de vue socio-critique, non, c’est de la littérature, de la poésie, puisqu’on est emmené, au delà du constat, au-dedans de ce qui se promène de nous dans ce qu’elle croise, avec déjà une lucidité étonnante, une ironie sans concession, et aussi une tendresse bouleversée pour la fragilité des êtres et de leurs sentiments.
Par exemple ceci : [...] les cafés-comptoirs lisses, bruissant, brumant encore des promesses de la veille. Je ne sais pas vous, mais personnellement ce genre de formulation m’arrête : brumant encore des promesses de la veille, ou comment placer au présent ce que le passé rêve de futur. D’un futur qui sonne déjà déçu. Si cela ne vous est pas poésie, je renonce à vous faire entendre quoi que ce soit. Ada Mondès a beaucoup voyagé et séjourné à l’étranger, et si c’est surtout Paris qui est évoquée ici, c’est Paris d’avant partir et Paris retrouvée, la distance, la manière nouvelle que l’on a de voir les anciennes évidences quand la vie a été passée au filtre des ailleurs.
La langue espagnole ainsi est sa seconde habitation (ou peut-être la première qui sait), une habitation d’errances donc, l’espagnol de l’Amérique latine, une autre langue comme un autre possible, et un possible autre, d’où cette volonté, cette exigence de traduction. L’autre, l’étrangeté inconciliable de l’autre que l’on cherche au fond de soi. Le texte intitulé Modernité, placé judicieusement vers le milieu du livre, prend la question de la langue sous l’angle du choix, ce qui est capital : notre époque pressée d’affairistes et d’esclaves préfère les mots qui ne risquent que peu de faire surgir des sensations, source potentielle de désordre ; le poète est celui qui convoque la langue des cinq sens parce qu’il en connaît la puissance, salvatrice ou ravageuse, c’est selon, mais c’est vivre. Avec derrière l’épaule, comme en embuscade, la belle ignorance du temps où l’on était enfant, Le renouveau permanent. Sans préméditations, sans conséquences. Mais, dit-elle, La rencontre, ce n’est que s’il y a collision. On quittera donc les années protégées au risque des foudroiements et des solitudes, on aura les deux, c’est ainsi, ou bien on ne croisera pas le manque que l’on ignorait. Ce qui serait déjà mourir. Alors il faut marcher les villes, s’échapper, prendre chaque jour le soleil pour témoin, et le sourire croisé comme une preuve de vie.

Des poussières d’étoiles et on s’en va
puisque toujours il faut s’en aller.

Ada Mondès
Les Témoins – Los Testigos
Traduit du français en espagnol par l’auteure
2017 


CONTRE LA NUIT, dialogue avec Raúl Zurita

CONTRE LA NUIT, dialogue avec Raúl Zurita


L’automne dernier, la création de « CONTRE LA NUIT, dialogue avec Raúl Zurita » a commencé. Chantier colossal, ce projet me pousse à des recherches historiques et sociales en plus du travail de traduction. Ce poète national du Chili est une figure majeure du paysage poétique contemporain et de la résistance à l’oppression par l’art, prenant la planète comme support : performance par avion, écrits dans le ciel de New-York, vers gravés sur trois kilomètres dans le désert d’Atacama ou, en Inde en 2016, dispositif immergé où le public doit pénétrer dans l’eau jusqu’aux genoux pour accéder aux poèmes… Autant de spectaculaire au service du chemin artistique. Hors des milieux académiques, Zurita est peu connu à ce jour en France et je souhaite donner à entendre son œuvre.

Par ailleurs, ce projet me paraît important dans la mesure où il inscrit la performance poétique dans le contexte actuel, travaillant les questions de la mémoire (héritage de dictatures, de guerres mondiales, de guerres d’indépendance…), du féminisme (et du féminin, à partir du collectif militant des quatre Chiliennes Las Tesis, explorer le corps comme territoire à re-conquérir à l’heure où les modèles patriarcaux sont plus que jamais remis en question) et de la violence (l’histoire de la France en parallèle de celle du Chili, notamment en ce qui concerne la recrudescence des violences policières : des centaines de personnes ont perdu un ou les deux yeux dans les manifestations de 2019/2020 ; que trahit cette volonté d’aveuglement au moment du réveil social ?). S’y mêlent des résurgences des mines, de Neruda et d’Aragon… pour que jaillisse de ce terrible terreau un langage poétique apportant à la fois conscience et lumière pour notre époque.

Deux des trois parties de ce projet sont en cours de rédaction ; manque la troisième, et surtout, la mise en place de dispositifs sonores. Je cherche ici à créer un espace sonore suggestif et impactant : voix originale du poète, en duo avec ma traduction de textes choisis, sons de l’océan, bruits de trous que l’on creuse, un vol de corbeaux, etc. Tout un univers au service du texte. Je souhaite créer une fresque humaine immersive ; une invitation pour l’auditeur/spectateur à plonger en territoire poétique, « étrange étranger ».

Je souhaite que Contre la nuit soit accompagné d’une publication avec un CD ou une façon de pouvoir écouter la création sonore. Après avoir exploré le champ scénique avec mes spectacles, visuel avec mon livre Paysages cubains avec pluie, ou musical avec Invitation au Voyage, c’est dans cette direction que je souhaite poursuivre mon cheminement artistique. À l’ère technologique, que les machines soient au service du

EXTRAITS D'OUVRAGES

Extraits de Le Droit à la Parole – El Derecho a la Palabra, éd. maesltrÖm



Orígenes



Vengo de
este país de sonrisas tácitas
entre mujeres maestras de la noche
piernas en el fuego
que alumbraban con ojos de bruja
en el nombre de la música de la luna llena de un ícono inventado
o de los hombres fieles e infieles
cuyos hijos jugaban en lo oscuro de un techo abierto
todas las luces ahí el ruido el humo
ladraban unos perros
se rompía una botella de vez en cuando
se calentaban los panes sobre las piedras de la fogata
así pasaba la velada
con el pelo ahumado
las rodillas pacientes
en la espera de las cosas desconocidas
y todas sabían del tango
del dolor y de la tierra
esas heridas abiertas en el llanto
sin quebrar el orgullo de la danza


Origines

Je viens de
ce pays de sourires tacites
entre femmes maîtresses de la nuit
les jambes dans le brasier
qu’elles allumaient avec des yeux de sorcière
au nom de la musique de la lune pleine d’une icône inventée
ou des hommes fidèles et infidèles
dont les enfants jouaient dans l’obscurité d’un toit ouvert
toutes les lumières là-bas la fumée les bruits
quelques chiens aboyaient
une bouteille était brisée de temps à autre
les pains se réchauffaient aux pierres du foyer
la soirée passait ainsi
l’odeur du feu dans les cheveux
les genoux patients
dans l’attente des choses inconnues
et elles savaient tout du tango
de la douleur et de la terre
ces blessures qui s’ouvrent dans la plainte
sans briser l’orgueil de la danse 



Tegucigalpa,
duro nombre que fluye dulce solo en los labios (Roberto Sosa)

Hacia los Confines, un país de montañas, altos pinos y valles lujuriantes, pueblos posados en el paisaje intemporal, poetas héroes donde parece que nunca pasa nada. Un pueblo llamado Gracias, niños como nube de gorriones en la sombra de una ceiba centenaria, los ojos soñadores en el balbuceo de las palabras. Una voz canturrea “Yo voy a ser buena escritora” – diez años, una voz de resistencia, acaba de ganar el concurso local y es como una promesa sobre el vacío, cosquillas sobre la fatalidad. De sentir lo frágil de su tallo, las cabezas son más altas – miradas enlutadas de los testigos y se amontonan las historias. Perdí a mi hermano, mi amiga, devuélvanme mi hijo. Perdí… tanta pérdida que perdió el sentido. El drama bajó al grado anecdótico. “Está cerrada la pulpería esta mañana mataron al dueño que no pagaba el impuesto de guerra”. Un hombre dice: “Ya solo nos queda Dios”. Y sus manos en cada iglesia acarician los cirios, les cuenta los ojos de fiera de sus hijos. Bajo la garra de la catástrofe, los hombres han de crecer: la belleza es urgente.

La violencia es ave nocturna, no se expone, no deja rastros, o tan poco; ese cartel obsesionante de ojos de mujer por toda la ciudad YO NO QUIERO SER VIOLADA, la imposibilidad de moverse libremente, un niño en las basuras de la noche – rápido desde el taxi, cruza tu mirada – carros de lujo echan su brillo asesino, la carencia institucionalizada y la represión sin rostro golpea la puerta del vecino. Sin huellas, Centroamérica; escandalosas flores después del aguacero y las esquinas de pronto demasiado calladas. La cara lastimada de la confianza recorre los bulevares de los hombres perdidos. El peluche de la niñez remendado al exceso – de los ojos, dos cruces – innumerables costuras de precoces cicatrices.

Tegucigalpa, donde el pueblo de la madrugada crece desde las afueras, vida de tráfico, reino de doble cerraduras y cerros enrejados.

Tegucigalpa, donde se busca grietas para abrigar la humanidad. Boca Loba, Santa Lucía, colonia La Cañada, Cerro Grande, la escuela Paraguay. Recuerda esos nombres de azar donde se cultiva la luz. En Teguc’.

Tegucigalpa, capital discapacitada, duro nombre que fluye dulce sólo en los labios*.

En las noches, un caballo de faros y niebla.

Tegucigalpa,
dur nom qui court et qui n’est doux que sur les lèvres (Roberto Sosa)

Vers les Confins, un pays de montagnes, pins altiers et vallées luxuriantes, villages posés dans le paysage intemporel, poètes héros là où il semble ne jamais rien se passer. Un village appelé Gracias, des enfants comme une nuée de moineaux à l’ombre d’une ceiba centenaire, les yeux rêveurs dans l’éveil de la parole. Une voix chantonne : « Je vais être une bonne écrivaine » – dix ans, une voix de résistance, elle vient de gagner le concours local et c’est comme une promesse sur le vide, des chatouilles au destin. De sentir leur tige si fragile, les têtes se portent plus haut – regards endeuillés des témoins et les histoires se bousculent. J’ai perdu mon frère, mon amie, rendez-moi mon fils. J’ai perdu… tant perdu que ça n’a plus de sens. Le drame est tombé au rang d’anecdote. « L’épicerie est fermée ce matin, ils ont tué le patron qui ne payait pas l’impôt de guerre. » Un homme dit : « Il ne nous reste que Dieu. » Et ses mains dans chaque église caressent les cierges, leur racontent les yeux de bêtes de ses enfants. Sous la griffe de la catastrophe, les hommes doivent grandir : la beauté est urgente.

La violence est oiseau nocturne, elle ne s’expose pas, ne laisse pas de traces, ou si peu ; cette affiche obsédante d’yeux de femmes dans toute la ville, JE NE VEUX PAS ÊTRE VIOLÉE, l’impossibilité de se déplacer librement, un enfant dans les poubelles de la nuit, éclat assassin des voitures de luxe, la carence institutionnalisée et la répression sans visage vient frapper à la porte voisine. Sans traces, Amérique centrale ; de scandaleuses fleurs après l’averse et des carrefours soudain trop calmes. Le visage dévasté de la confiance parcourt les boulevards des hommes perdus. La peluche de l’enfance raccommodée à outrance – des yeux, deux croix – ravaudages multiples des cicatrices précoces.

Tegucigalpa, où venu des banlieues le peuple de l’aube grandit, vie d’embouteillages et d’insécurité, royaume de serrures et de collines barricadées.

Tegucigalpa, où on cherche des fissures pour abriter l’humanité. Boca Loba, Santa Lucía, colonie La Cañada, Cerro Grande et l’école Paraguay. Souviens-toi de ces noms de hasard où se cultive la lumière. À Teguc’.

Tegucigalpa, capitale infirme, dur nom qui court et qui n’est doux que sur les lèvres.

Dans la nuit, un cheval de phares et de brume. 



Deux moments à l’Équateur


I.

Te pienso en la tabla de madera atravesada cada mañana como puente sobre el exilio en la selva donde llueve como si fuera la lluvia última al cerrar los ojos en el olor a ron añejo y a polvo el agua llenaría la pieza la cama se levanta y va a la deriva en el bosque de café de serpientes y de cacao aún no completamente rojo te escribo desde esta casa que da al vacío que nadie nunca se tomó la molestia terminar mi puerta cayó esta mañana como una cortadura adentro afuera el paisaje sangraba por este marco demasiado blanco mi piel la madera herida se agarra de mi mano una pareja de murciélagos me despierta porque es hora de añoranza te escribo incluso cuando no te escribo te escribo también significa te vuelvo palabras te tomo así a mi antojo te acuesto aquí a menudo es siempre es tu ausencia que me empuja a decir esta vida invisible que reavivo para vos con lo salvaje de creer que uno solo puede amar para dos en el marchito dulzor de flores moribundas te borro en países imaginarios te escribo en el olor a fósforo frotado te grito desde un piso violado por vidas más humildes te escribo hasta que la lluvia por fin invada el cuarto


Je pense à toi dans la planche de bois traversée chaque matin comme un pont sur l’exil dans la jungle où il pleut comme pour la toute dernière fois à fermer les yeux dans l’odeur de rhum vieux et de poussière l’eau envahirait la pièce le lit se soulève et part à la dérive dans la forêt de café de serpents et de fèves de cacao pas tout à fait rouges je t’écris depuis cette maison sur le vide que personne n’a jamais pris la peine de terminer ma porte est tombée ce matin comme une coupure dedans dehors le paysage saignait par ce cadre trop blanc ma peau le bois blessé s’accroche à ma main un couple de chauve-souris me réveille parce qu’il est l’heure du manque je t’écris même quand je ne t’écris pas je t’écris cela veut dire aussi je te mets en mots je te prends ainsi à ma guise je te couche ici souvent c’est toujours ton absence qui me pousse à dire cette vie invisible que je ravive pour toi avec la sauvagerie de croire qu’on peut seule aimer pour deux dans la touffeur suave de fleurs finissantes je t’efface dans des pays imaginaires je t’écris dans l’odeur d’allumette craquée je t’écris sur un plancher violé par des vies plus humbles je t’écris jusqu’à ce que la pluie enfin envahisse la chambre 

II.

escribo de noche como en una hoja prohibida
j’écris la nuit comme sur une feuille interdite
j’écris debout dans le bruit des heures
te escribo de pie en el ruido de las horas
je t’écris d’un taxi jaune comme si j’étais partout
te escribo desde un taxi amarillo como si estuviera en todos lados


el sol traspasa el vidrio agujerea todos los tejidos ne¬gros fabrica el color de las paredes el calor revienta el tejido de mi piel mi vestido negro se derrite como azúcar en un café
aquí ayer estuve por última vez

alguien hace malabares en el semáforo rojo lanza sus bolas como tantas preguntas a la vida y ellas todas rojas o verdes siempre vuelven a su mano tatuada abierta al misterio a la filosofía a la muerte quizás sobre otras veredas antes de que el semáforo vuelva a cambiar de color

un hombre en el suelo embetuna el zapato negro de otro hombre concentrado en su café
casi desaparece bajo sus piernas casi animal y sin embargo
soplo el azúcar de la mesa para escribirte mejor el sol de sus manos vivientes

le soleil transperce la vitre perce tous les tissus noirs fabrique la couleur aux murs la chaleur crève le tissu de ma peau ma robe noire fond comme sucre dans un café
j’étais là hier pour la dernière fois

quelqu’un jongle au feu rouge lance ses balles comme autant de questions à la vie et elles toutes rouges ou vertes toujours reviennent à sa main tatouée ouverte au mystère à la philosophie à la mort peut-être sur d’autres trottoirs avant que le feu à nouveau change de couleur

un homme par terre cire la chaussure noire d’un autre homme que son café occupe
il disparaît presque sous ses jambes presque animal et pourtant
je souffle le sucre de la table pour mieux t’écrire le soleil de ses mains vivantes



Habana libre

La ciudad de Fidel, las películas, el Caribe, hibisco rojo mar pacífico, el ron añejo, los cimarrones, los negros en los 30, el Padrino y el Hotel Nacional, Hemingway bebió aquí, daiquirí, salsa, jazz, obscenos cigarros Habanos, mafia y colores, carros viejos Chevrolet que todo aguantan, prostitutas bellas mulatas, la guerra fría y la caña, el guarapo, la ceiba, grito de raíces, la pobreza y los huracanes, Memorias del subdesarrollo, isla-jaula, de aquí no se va.

El cuerpo de la multitud creció por ambición, por costumbre, o choques repetidos – grasiento de mala vida o tan flaco que apunta la carencia, la espalda un poco torcida, el vientre vacío sale adelante como reclamando, soy cubano, soy popular, dice la cajetilla comprada a diario mientras se encorvan hombros de mujeres aún jóvenes usadas por la ropa, pasan cuerpos hinchados con alcohol de la bodega; viva la Revolución cantan las paredes donde se derrumban siluetas huesudas, los dientes gastados no impiden que reviente la sonrisa y tome todo el espacio libre, libre de cargar el pasado, la estrella de la bandera y de la boina del Che brilla en cada esquina; el mar queda azul pase lo que pase, sacas la lengua y en seguida pica la sal, cerca del malecón ese viento yodado que te empuja a bajar como siempre hasta la orilla, hasta el vientre líquido del mundo.

Te violenta el calor, te empuja un bici-taxi o un caballo, santanillas devoran tu sueño y cuando tomas un café casi te desmayas por la cantidad de azúcar en la tacita, el sabor a grano quemado, dulzor amargo de la utopía despedazada; quedan el orgullo de los vencidos, la triple religión del ron, el sexo y el baile, la política como otro tipo de deporte, la música es de todos… Suena el marfil del dominó y las mesas se llenan del juego blanco y negro del aburrimiento, se estiran las horas en la sombra de un flamboyán y el mar, el mar se lo lleva todo a aquellas tierras donde no hace falta poner el pie para saber que también fallaron otras revoluciones, el exotismo es el falso nombre de la miseria y todos llevamos islas rotas adentro.


Havane libre

La ville de Fidel, les vieux films, le rhum vieux, les Caraïbes, hibiscus rouge mar pacifico, les marrons, les esclaves rebelles, les noirs dans les années 30, le Parrain et l’Hôtel National, Hemingway a bu ici, ici salsa, jazz, daiquiri, cigares obscènes Habanos, mafia et couleurs, vieilles voitures Chevrolet à toute épreuve, prostitués belles métisses, la guerre froide et la canne à sucre, le guarapo, la ceiba, cri de racines, la pauvreté et les ouragans, Mémoires du sous-développement, île-prison, d’ici on ne s’en va pas.

Le corps de la foule a grandi par ambition, par habitude ou chocs répétés – gras de mauvaise vie ou si maigre qu’il accuse la carence, le dos un peu tordu, le ventre vide s’avance comme réclamant, je suis cubain, je suis populaire, annonce le paquet de cigarettes acheté chaque jour tandis que se voûtent les épaules de femmes encore jeunes usées par le linge, passent des corps gonflés d’alcool de la boutique d’État ; vive la Révolution chantent les murs contre lesquels s’écroulent des silhouettes osseuses ; les dents gâtées n’empêchent pas que le sourire éclate et qu’il prenne tout l’espace libre, libre de porter le passé, l’étoile du drapeau et du béret du Che brille à chaque coin de rue ; la mer reste bleue quoi qu’il arrive, tu sors la langue et tout de suite le sel pique, près de la jetée, ce vent iodé qui te pousse à descendre toujours jusqu’à la rive, jusqu’au ventre liquide du monde.

La chaleur te violente, un bici-taxi ou un cheval te bousculent, des santanillas dévorent ton sommeil et quand tu prends un café, tu t’évanouis presque à cause de la quantité de sucre dans la petite tasse, le goût de grain brûlé, douceur amère de l’utopie en morceaux ; demeurent l’orgueil des vaincus, la triple religion du rhum, du sexe et de la danse, la politique comme un autre type de sport, la musique est à tous… On entend sonner l’ivoire des dominos et les tables se couvrent du jeu noir et blanc de l’ennui, les heures s’allongent à l’ombre d’un flamboyant et la mer, la mer emporte tout à ces terres lointaines où il n’est pas nécessaire de poser le pied pour savoir que d’autres révolutions ont aussi échoué, l’exotisme est le faux nom de la misère et tous nous portons des îles brisées en dedans.






Retrato

La luna preñada de estrellas sobre la montaña hasta en los barrancos donde se echaban cadáveres. En la terraza yace una silla de madera, balcón de hormigón, ventana sobre el vacío y bailan unos peces en su jaula marina, dando golpes en el mundo de vidrio, con incomprensión. El humo de cigarrillos e incienso se estira hacia los cuadros, con pereza viene a manchar la vida sobre las paredes, la viga de madera en el techo blanco, mi presencia extranjera. Velas y espejos reenvían siluetas inciertas. Desollados, más allá de las imágenes, estos lugares de arte, de perfección.
Tu mirada sobre las letras ciegas cuando te escribo en francés.
Una cinta sobre los ojos – el pudor del deseo.
Yo como un pez bailo en tu idioma.


Portrait


La lune grosse d’étoiles sur la montagne et jusque dans les ravins où on jetait des cadavres. Sur la terrasse gît une chaise en bois, balcon de béton, fenêtre sur le vide et dansent quelques poissons dans leur cage marine, butant contre le monde de verre, avec incompréhension. La fumée de cigarettes et d’encens s’étire vers les tableaux, avec paresse, vient sur les murs imprégner la vie, la poutre au plafond blanc, ma présence étrangère. Bougies et miroirs renvoient des silhouettes incertaines. Écorchés, au-delà des images, ces lieux d’art, de perfection.
Ton regard sur les lettres aveugles quand je t’écris en français.
Un bandeau sur les yeux – la pudeur du désir.
Moi, comme un poisson, je danse dans ta langue. 



Buenos Aires



Loco, loco, loco

cuando anochece en tu porteña soledad
por la ribera de tu sabana vendré
con un poema y un trombón
a desvelarte el corazón
Balada para un loco,
Piazzolla.

Plaza Dorrego. Personne ne danse sous la bruine. Il pleut des roses de l’Inca et San Telmo imite Montmartre en automne. Dans les Halles, les chineurs remontent les siècles entre les piles d’assiettes patinées, les chaussures seules, de vieilles mappemondes aux nouvelles géographies, des vêtements aux coupes fantasques, de minuscules cuillères d’argenterie oxydée, mille livres tavelés et les coffres étalent leur morne bijouterie, tout a parfum de vin cuit et de fleurs passées. Dans la poussière quelques empreintes des rois déchus de ces trésors futiles.

Buenos Aires, un vinyle géant de Gardel ; dans l’humidité, les odeurs de palo santo, alfajores, machines à café italiennes, pavé mouillé, asado, grillades, grisaille du mois d’août, théâtres de rue, maté, clavellinas petits œillets comme soleils de poche, salgo de casa por Arenales, lo de siempre la calle y en vos, tous les désirs qui ne savent que descendre cavalent dans les avenues Corrientes, Santa Fe, Mayo et la Place des Folles, no ves que va la luna rodando por Callao, jusqu’à se jeter dans l’eau trouble du Río de la Plata, suicides de tous les amants à Puerto Madero – quels cadavres iront pêcher dans le port de Montevideo. Ya sé que estoy piantao. La ville à tango ouvert, l’exil en cinq notes quand un bandonéon fait son entrée…

Buenos Aires
Plaza Dorrego. Nadie baila porque llovizna. Llueven rosas del Inca y San Telmo remeda un Montmarte otoñal. En el Mercado cubierto, los curiosos caminan siglos al revés entre pilas de platos patinados, zapatos impares, antiguos mapamundis con geografías inéditas, ropa de cortes excéntricos, minúsculas cucharas de platería oxidada, mil libros moteados y baúles rebosantes de lóbrega joyería, todo tiene perfume de vino cocinado y flores desgastadas. En el polvo, unas huellas de los reyes despojados de aquellos fútiles tesoros.

Buenos Aires, un vinilo gigante de Gardel; en la humedad, olores a palo santo, alfajores, máquinas de café italianas, adoquines mojados, asado, tonos grises de agosto, teatros en la calle, mate, clavellinas, pequeños soles de bolsillo, salgo de casa por Arenales, lo de siempre la calle y en vos, todos los deseos que solo saben bajar cabalgan por las avenidas Corrientes, Santa Fe, Maya y la Plaza de las Locas, no ves que va la luna rodando por Callao, hasta lanzarse al agua turbia del Río de la Plata, suicidas de todos los amantes en Puerto Madero – qué cadáveres irán a pescar en el puerto de Montevideo. Ya sé que estoy piantao. La ciudad a tango abierto, el exilio en cinco notas cuando un bandoneón hace su entrada… 

extrait de Des corps poussés jusqu’à la nuit – à paraître aux éditions du Carnet du Dessert de Lune
et du spectacle La Vie Vivante




À Laurence Vielle


Envie de donner
pour mille ans et l’impossibilité de le faire / ça ne suffit pas d’être contagieuse quelques instants / l’intérêt est un soufflet décroissant / des cœurs on en remue depuis longtemps / ce qui est beau c’est que je ne crois pas qu’on s’y habitue / je veux dire que ça s’érode / le cœur / cette façon de donner entière et seule / de porter tous ces mondes avec nous à l’intérieur de nous / c’est des orages d’émotions dans les mots quand on dit ce qui est cassé chez les autres / quand il le faut / j’écris un peu en vrac c’est vrai / c’est comme la pluie ça s’en fout ça tombe où ça tombe / ça parsème ça embrune ça constelle ça consume ça console ça bouscule / avec plus de générosité que d’indifférence / ce qui compte c’est ce qui contamine / m’anime à conter ces vies des autres dans ma voix / avec ce souffle ténu qui un jour ne fait plus de brume aux miroirs / je n’ai rien à moi que ma langue et la route derrière / riche de dépossessions disait Barbara / avec la poésie pour accueillir définir le bon endroit envers et avec tout / et la promesse xa va xa va xa va continuer jusqu’où ça peut et même plus loin encore / comme le cri des étoiles filantes nébuleuses qui meurent pour des milliers d’années / et quand il n’y a plus de corps plus de forme plus rien / subsiste encore une lumière pour quelque chose / pour quelqu’un qui le sait et la porte tout en ignorant son nom / on n’est pas obligé de nommer tout ce qu’on ressent / mais vivre / respirer la vie vivante qui éclaire et équilibre tous les demi-morts autour / et tomber en amour

tomber en amour
ils disent les Québécois c’est beau cette expression / cette impression que tout s’arrête parfois et on a le temps de savourer l’absence / le vide dans ce corps qui marche même quand il ne bouge pas / j’écris et tombe en amour avec un lieu un silence / ce paysage en moi hors de moi révélé maintenant / qui remplit l’espace / pourquoi / tout étaler pour rien comme ça / poser son désordre déposer l’ordre le déposséder / meubler les petites pièces de ma grande absence / exposer ses absences de mobiles sur le mobilier des autres / meubler l’ici avant que ça tombe / laisse tomber laisse tomber les chaussures les tissus / même ceux qu’on aime tant finissent couleurs froissées sur une chaise / c'est que de la chair dessous / ça pèse presque rien / on soulève à peine la poussière au présent / laisse la poussière à sa juste place / c’est juste la lie du temps écoulé entre deux présences / ce qui s'est retenu depuis la dernière empreinte / celle du propriétaire / le passager précédent prédécesseur l’inconnu le voyageur / dont tu respectes la trace et honores le silence

je dis tu / tu c’est je c’est tout comme / et je c’est nous qui marchons vers une autre distance / alors cette urgence la fièvre dedans la fièvre d’amour / être / ce point de traverse / une porte pour la lumière l’énergie le passage / nous sommes / les portiques de l’invisible et d’autres poitrines avides se gonflent en notre présence / comme un troupeau de tournesols / des paons des pantomimes d’amour dans leurs regards fascinés dans les regards des fascinantes / regarde / comme ils glissent peu à peu de l’autre côté / leurs corps abandonnent la tension du dehors et se laissent séduire par la vraie résistance /

il y a des bouts de moi qui sont morts depuis longtemps déjà / c’est comme des membres fantômes / et eux aussi je sens qu’ils aiment bien / la poésie les souliers rouges la pluie comme à Ostende / la gaucherie des amoureux les listes d’animaux qu’on ne verra jamais libres / et les lointains rituels Torajas avec le sang sur les poils blancs des buffles aux yeux bleus / les morts rhabillés pour recommencer l’étreinte le deuil le manque l’amour les chansons d’éternité /

l’éternité / maintenant
je suis près de l’Italie / les pieds dans la mer la plus rouge du monde quand il fait nuit / je marche en même temps sur les pentes du Cotopaxi / avec le sourire de mon ami laissé au crématorium / hier pour toujours / et je marche dans bien d’autres nuits / dont les images me traversent si fugaces qu’elles ne laissent pas d’adresse / et poussent les rêveries anonymes du merveilleux indéfini / je ne veux pas d’ailleurs / je suis / dans toutes ces histoires que je parle-marche / je veux vivre de poésie de révolutions en révélations et mordre le poème / le transmettre de fille en fille avec le souvenir de la première chute /
avec le souvenir du premier pas après la première chute /
avec la force joyeuse du premier pas après la première chute /
avec le souvenir de la force joyeuse du premier pas après la première chute /

c’est de ce pas-là qu’il nous faut marcher le monde



El Silencio de los otros Le Silence des autres



à la source du silence a la fuente del silencio
la vieille se souvient la anciana recuerda
1936
camino a las mesetas sur la route des plateaux
le défilé nu des rouges el desfile desnudo de las rojas
amapolas a la matanza des coquelicots à l’abattoir
dans ses yeux d’enfant en sus ojos niños
madre dice madre ma mère elle dit
le crâne rasé pour mieux el cráneo rapado para mejor
ver voir
des rouges-gorges épars
dans la neige
ruiseñores esparcidos
en la nieve

claveles une pluie d’œillets dessus le mur
des fusillés quelques-uns s’accrochent una lluvia de claveles encima del muro
de los fusilados unos se cuelgan
de los alambres para siempre
aux barbelés pour toujours
le mien a touché mon homme c’est sûr el mío alcanzó mi hombre por cierto

España l’Espagne est un charnier à ciel ouvert un osario a cielo abierto
au bord des fosses une vie entière al borde de las fosas una vida entera
pour exhumer les crimes para excavar crímenes
les anciennes petites filles
veulent juste leur nom sur une pierre
las antiguas niñas
sólo quieren una lápida con su nombre

lo que el tiempo deshace ce que le temps défait
les boutons la chair les lacets botones carne cordones
lo que el tiempo deshace ce que le temps défait
que délacent les doigts de la terre que desatan los dedos de la tierra
après le visage les os les pieds después del rostro hueso pie
une chaussure de sable vuelve un zapato de arena
remonte à la conscience a la consciencia
sans paupières sin párpado

mirador de la memoria
monument des ombres monumento de las sombres
au point du jour dressées en el alba erguidas
mudos de nuestras memorias muets de nos mémoires
un éclat de balle dans l’une un balazo en una
on assassine jusqu’à la roche hasta la roca se asesina

pourtant sin embargo
canturrea el viento en la grieta le vent fredonne au creux de la fissure
rien n’empêche le chant de naître des blessures
nada impide el canto para nacer desde las heridas
rien n’empêche le chant
nada impide el canto
rien
nada


*à partir du documentaire sur la mémoire de la guerre civile espagnole, « EL SILENCIO DE LOS OTROS » Almudena Carracedo et Robert Bahar.
*dans la revue Phoenix 34. 






Marcher la ville



I

trouver les failles
dans les coulisses des capitales
ces hommes tristes fugaces
de petits riens occupent leurs corps
de poissons morts à l’aube
de tissus à découper au mètre
tout le jour à gratter la chance
et puis de longs couloirs
la nuit à nettoyer
entre les charmes
le mur de l’amour
c’est ta ville
ta ville où tu n’as rien
qu’un lieu de naissance
les rues tiennes par usure
les yeux font leurs
les barreaux qu’on y fiche


II

tu es en ville
une fugitive
entre les duvets seuls
des pieds parfois
une silhouette s’ébauche
au cul-de-sac
des fauteuils abandonnés
ne plus voir l’humain
ne plus VOIR l’humain
dans ce panneau gigantesque
BIG MAC
deux globes énormes
entre le bonnet et la pancarte
J’AI FAIM
avenue de la défense
de vivre
toute ta ferraille versée
en vrac dans la main tendue
– un trou
trébuchantes piécettes
sur la ligne de vie
les accidents de la peau morte
main-misère
mains-misère des corps en sursis
on se reconnaît entre fous
on se reconnaît entre sauvages entre chien et loup
des spectres dans les coins
s’excusant déjà de n’être pas plus loin
à l’heure des plans de construction reconstruction urbanisation modernisation futurisation
esquisses blanches de piétons
fantômes demain


III

alors on parle
parler c’est marcher
le corps gesticule
une lettre devant l’autre avancer
quelques signes sur la bouche
brèves bribes balises baisers
le bec bégaie
les mots couchés un à un
font cailloux sur le chemin
pour tracer l’origine
alors la vie mordue
à fleur de lèvres
l’écume l’adrénaline
cette mousse rapide
son goût d’eau salée
de petit blizzard
une avalanche de sourires
du métal plein la gorge
la vie tout vite
chevaux feu neige
le sang l’étreinte
l’amer qui pousse à rappeler
les chasseurs d’étoiles dans le sillage des mots tendres
aux échos nus échos nus des guitares électriques
quand les nuits fin printemps refusent de se rendre
tilleuls en larmes dans les allées
des synonymes de fragile
des synonymes de beauté
combien de fuites prévues

(…)

VII

et cet homme croisé dans les rues
sans rien de distinctif
que sa démarche de seul
regard froncé des marcheurs
tu changes de trottoir
il rentre la tête dans les épaules
vous êtes
des bêtes
qui s'ignorent par habitude
évitent le contact
vagabonds dans les bois de la nuit
les heures de chasse
des vies en friche
traquer le gîte
entre les mâchoires de l’ombre
lui aussi il boîte
tu t'éloignes de lui comme de toi-même
ton cri sans langue faubourgs de la peur
dans le sépulcre de la mémoire
pourtant gît la douceur
des renards bleus de Sibérie


marcher la ville – marcher la ville – trouver les failles
marcher la ville – dans les coulisses des capitales
marcher la ville – trouver les failles – trouver les failles – trouver les failles





Extraits de L’Heure Zéro, 168e bookleg de la collection chez maelstrÖm rEevolution, septembre 2021.

sous le régime de la honte – tu marches
dans les rues de l’agonie de ton espèce
tout le paysage s’accélère
au rythme de ta traversée
les avenues s’étroitisent
te précipitent à un rythme infernal
dans leurs bouches chaque fois plus anguleuses
tu crains la prochaine impasse sans cesse repoussée
le sens unique éludé
dans la course hallucinée des jours et de l’argent
les édifices s’inclinent menaçants
peut-être qu’ils se détruisent après ton passage
l’effondrement mille fois répété en silence
le décor mille fois reconstitué par les yeux du prochain passant
des fenêtres jaillissent les griffes de plantes grimpantes
elles s’enlacent sauvages jusqu’à empêcher tout mouvement
tu vas si vite tes yeux brûlent
la vitesse comme des larmes sous la peau
tu te déverses à l’envers toute liquide
sur les trottoirs de la réalité mutilée
dans ce monde du vertical on ne sait plus le dehors du dedans
la peur de la chute toujours et derrière des fenêtres de géants
les oiseaux se dématérialisent
la rue veut t’étouffer te contenir te retenir
dans son ventre comme une femme jalouse





marche marche marche marche marche marche marche marche marche marche marche marche marche marche marche
marche marche marche marche marche marche marche marche marche marche marche marche marche marche marche



Rafale ou Mirage français et le Cygne blanc de Russie
les avions de combat ont des noms poétiques
choisis bien tes armes
choisis bien tes mots
surtout à la guerre il faut donner une face héroïque
sous un étendard de lyrique féroce et de prouesses technologiques
s’amoncellent les cadavres de la plus terrible époque

tengo un amor en cada muerto
un amour dans chaque mort
dit le tango
y la lluvia sobre mí
y la lluvia sobre mí



et la pluie sur toi qui ne cesse de s’abattre
danse danse danse sur des squelettes virtuels
un missile au faux hasard nous délivrera tous
oh les oiseaux du soixantième étage
ils frôlent le futur d’acier
leurs plumes s’aiguisent
et leur douceur te manque



Petit manifeste de Beauté

La Beauté n'est pas une source à laquelle les lâches vont boire, disait le poète espagnol Antonio Gamoneda, la poésie est ce soulèvement immobile, la manifestation subite d'une présence lointaine, qui se fait voix sans bouche dans le poème, grâce aux lois secrètes de l'imagination, continue le poète galicien Juan Carlos Mestre ; et la vie aurait bien peu de sens sans la création artistique, inconditionnelle résistance au mal.
Un jour, sentir par les autres devient dire pour les autres. Je témoigne de mon expérience du monde et ne témoigne pas seule. Nous sommes tous les témoins d'une ville, d'une époque et des autres hommes. Nous sommes des porteurs d'histoires. Mon lectorat, mon public, m'est aussi étranger qu’il soit francophone, hispanophone ou autre, mais les hommes sont les mêmes, au-delà des différences culturelles et linguistiques. La traduction, le bilinguisme, se font symboles de ce regard multiple.
Deleuze parle de créer pour sublimer la honte d'être un homme ; écrire, c'est avoir conscience du monde qui meurt, de la terre que l'on tue. Dire ce que voient les autres, écouter aussi ceux qui se taisent, donner la parole aux pierres. Écouter des histoires de tous les jours, des contes de rien du tout, des poésies de trottoir. Interpréter ces voix, c'est la toute première traduction. Avoir une langue à soi, la faire langue des autres. Partager avec ces hommes qui me ressemblent ce chant des éléments, comme une façon d'être au monde.


Ada MONDÈS

Dimanche 8 Janvier 2023
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