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09/02/2011



L'invité du mois

MAGDA CARNECI

BIOBIBLIOGRAPHIE ET EXTRAITS



BIOBIBLIOGRAPHIE

MAGDA CARNECI
M A G D A C A R N E C I


Poète, traductrice, essayiste.
Elle a fait un doctorat en histoire de l’art à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales de Paris (1997). Membre de la célèbre « génération 80 » de la littérature roumaine dont elle a été un des théoriciens, elle s’est impliquée activement dans la vie politique et culturelle roumaine pendant et après la Révolution de décembre 1989.
Après avoir travaillé comme lectrice invitée à l’INALCO, Paris, elle est à présent directrice adjointe de l’Institut Culturel Roumain de Paris.

Volumes de poésie en roumain : Hypermatière, Un silence assourdissant, Chaosmos et Poèmes politiques. Une anthologie, Chaosmos et autres poèmes, paru en 2004 à Bucarest.

Essais : Poetrix (Bucarest, 2002).

Publications en langue française :
- Psaume (Marseille, Autres Temps, 1997) ;
- proses et essais dans les ouvrages collectifs Paris par écrits (Paris, L’Inventaire, 2002), Le Sacré aujourd’hui (Paris, Editions du Rocher, 2003) et La Transdisciplinarité, un Chemin vers la Paix » (Paris, les Editions Jouvence, 2004).
- Partage de peau (en collaboration avec le poète Jean Portante et la plasticienne Wanda Mihuleac, Paris, Trans Signum, 2007 ; en cours de publication) ;
- Cris d’univers (en cours de publication) ;
- des cycles de poèmes dans les revues Action Poétique, Po&sie, Europe, NUNC, Autres SUD.
- Elle a été la rédactrice responsable du numéro 98 de la revue Poésie 2003 de Paris, numéro dédié à la poésie roumaine d’aujourd’hui.
- Elle a également co-dirigé l’ouvrage collectif Perspectives roumaines. Du postcommunisme à l’intégration européenne (Paris, L’Harmattan, 2004).

Volumes en langues étrangères : Poems (en anglais - Bucarest, Paralela 45, 1999), Chaosmos (en hollandais - Go Bo Press, Amsterdam, 2004) et Chaosmos (en américain - White Pine Press, USA, 2006).

Essais sur l’art plastique l’Europe de l’Est:
- Arts of the 1980s in Eastern Europe. Texts on Postmodernisme (Bucarest, Paralela 45, 1999) ;
- Les arts plastiques en Roumanie 1945-1989 (en roumain - Bucarest, Meridiane, 2000) ;
- Art et pouvoir en Roumanie 1945-1989 (Paris, L’Harmattan, 2007 – sous presse).

Traductions :
Elle a traduit des poètes français en roumain tels Pierre Oster, Michel Deguy, Jacques Darras, Claude Esteban, Henri Deluy, Anne-Marie Albiach, Paul Louis Rossi, Marie Etienne, Dominique Fourcade, Ariane Dreyfus, Claude Royet-Journoud, Marie-Claire Bancquart, Alain Lance.

Elle a aussi traduit des poètes américains et anglais en roumain tels Allen Ginsberg, Sylvia Plath, Seamus Heaney, Marianne Moore, Medbh McGuckian, Christopher Merrill, Caroline Forché, Menna Elfyn, Richard Jackson, e.a.

Elle a également traduits des textes des poètes Paul Celan et Urmuz du roumain en français.

*

Elle est présente dans de nombreuses anthologies de poésie roumaine contemporaine. Ses poèmes ont été traduits dans 13 plusieurs langues et sont apparus dans de nombreuses revues internationales. Elle est souvent invitée à des festivals internationaux de poésie.

Elle dirige la collection bilingue de poésie « Gemini » aux éditions Paralela 45 de Bucarest. Elle a été membre permanent du jury international du Balkan Translation Center à Athènes, qui accordait des subventions pour la traduction de livres d’auteurs balkaniques dans d’autres langues balkaniques.

Membre du Parlement Culturel Européen (ECP), elle est souvent invitée à des colloques et des débats portant sur l’Europe du Sud-Est et sur l’Europe culturelle.


E-mail magda.carneci@wanadoo.fr

EXTRAITS

Magda Carneci

Poèmes du recueil « Une sorte de psaumes »♣


Cri féminin

Pourquoi le chemin qui monte vers Toi est-il si escarpé, si terrible ?
Pourquoi donc tant d’avalanches, de déserts, d’âpres pièges ?
Ce labyrinthe sans issue, cette distance infinie, pourquoi ?
Pourtant Tu nous veux. Tu nous désires. Tu as pourtant besoin de nous, et de moi.
Alors pourquoi donc tant de douleur sur le sentier étroit qui s’ouvre
dans les os, dans la chair, descend dans le coeur,
monte dans le cerveau et déborde dans les ténèbres ?

Peut-être sommes-nous une erreur. De ton trop-plein, un excès imprévu.
Peut-être ne devions-nous pas jaillir dans l’être cosmique,
dans les entrailles des mondes.
Ou bien notre consistance devait être bien différente
à cette lisière obscure, ce trou,
dans cette impasse de la pensée céleste.

Qui nous a jeté dans l’ordure, nous a enfermé dans un corps,
nous a soumis à la gravitation, à la multiplication, à la pourriture ?
Qui T’a éparpillé en tellement de gouttelettes,
d’univers, de menues particules,
que Tu ne sais plus Te recueillir, Te rassembler ?

Peut-être sommes-nous une erreur de l’Harmonie divine
que les ères, les continents, les cultures mortes hurlent avec désespoir ;
que les civilisations de cellules vives, pensantes, cachent sous leurs métropoles,
et transforment en luxe.
Peut-être est-ce un écoulement d’Esprit dans la matière,
que personne ni rien ne peut reconduire à sa source.

Ou peut-être notre rôle est-il autre: bien plus humble, plus pitoyable.
Nettoyer les alvéoles des mondes. Filtrer le négatif de la lumière.
Transformer les excréments en or. Sublimer de quelque façon la souffrance:
de notre corps immonde faire un minuscule alambic
pour Tes pensées âpres encore, bien que cosmiques.
Des larmes distiller de l’eau vive et ardente
pour les métaux lourds, pour la cendrée noire des étoiles.
Du tourment libérer une sorte de chant, de vibration
qui puisse parvenir jusqu’à Toi, t’offrir son parfum,
en gravissant l’échelle douloureuse des êtres,
passant les planètes, les soleils,
dépassant les galaxies, tous les mondes,
pour revenir ensuite
dans la matrice, dans le rien,
se confondre avec Toi.


Tu m’a enfermée dans un corps de femme et Tu me veux une Déesse.
Mais je ne peux avancer vers Toi qu’à genoux,
dans la boue, la sueur et le sang,
parmi hommes, bêtes et enfants, renversée, crucifiée
comme une esclave, une mère, une prostituée,
livrée toujours à tous, piétinée sans merci,
pareille à la poussière, à la grande-route commune,
Vierge, matrone, vestale, sorcière, tout ensemble:
violée et adorée, mise à mort et pourtant divinisée ;
sans cesse contrainte de tomber, de renaître, de repartir du début.
Pour que remonte en moi, ensanglantée mais pure,
l’étincelle qui Te nourrit, Te rassasie.

Car Tu ne peux autrement t’arracher, à grand-peine,
de cette prolifération carnassière.
Tu ne peux autrement Te libérer de la métamorphose,
de l’imagination infinie.

Avec moi seule Tu peux être Une.
Tu ne peux qu’à travers moi
Te parachever.

traduit du roumain par Odile Serre



L’homme du dedans


Homme divin,
je te vois des profondeurs, de si loin, des ténèbres glacées, solitaires,
avancer doucement à ma rencontre, dans ta tunique de lumière;
tu viens, tu viens toujours plus près de moi et pourtant tu n'approches pas,
la distance entre nous ne semble pas s’amoindrir.
Tu veux, tu veux t'approcher
mais quelque chose d'invisible, une tempête glaciale,
un magnétisme puissant t'en empêche.

Homme divin,
je te vois monter, pâle, des lointains,
tu es une petite perle, phosphorescente dans l'obscurité profonde,
tu voudrais croître, approcher, entrer,
mais une froideur épouvantée te repousse violemment,
comme un iceberg d'ombre, comme une imperceptible barricade.
Tu marches, tu marches toujours, tes pas silencieusement flottent
au-dessus de la terre,
silencieusement ondoie ta tunique de lumière.

J'ai peur de toi et pourtant je te désire; tu es loin et tu es si proche;
tu es infime et pourtant si intense.

Homme divin,
je te vois lever lentement la main et lancer de loin
un point lumineux, une semence de feu qui tombe dans le coeur.
Le magnétisme puissant frémit, cette froide distance est toute de souffrance;
une énorme terreur vibre dans l'air.
Mon corps me fait mal à mourir, l'axe de l'être devient douloureux,
là où l'étincelle de lumière est tombée - là, terreur féroce et joie,
douleur sans fin et espérance mystérieuse,
là, ici, au fond de moi, quelque chose a lieu.

Quelque chose meurt, quelque chose naît en moi,
une obscurité grinçante, une nébuleuse de désirs démesurés,
une étreinte terrifiante,
lorsque enfin, pâle, fragile,
au loin, minuscule, dans ta tunique lumineuse,
au fond de moi, homme divin,

tu jaillis comme une eau légère, tu croîs vertigineusement, comme
un arbre d’air étiré jusqu'aux astres:
tu m'emplis doucement d'une étrange, d'une douce,
nourrissante lumière.

Je suis iridescente, je suis vaste, immense,
je contiens étoiles et planètes, vortex de galaxies et d’univers
en fines cascades:
au fond de moi tu renais, tu t’écoules en vagues aimantes,
Homme divin, tu es tous les mondes à la fois,
Homme divin, tu es moi !


traduit du roumain par Odile Serre


Une annonciation

Tout comme
avec des signes délicats, minuscules,
- un bruissement de nageoires,
le tressautement de quelques filaments de papillon -
un fœtus annonce sa présence,
il est doux, on dirait une opinion incertaine, un fantôme
dans le ventre d’une femme solitaire qui attend,
Toi,
doucement, avec des signes et des traces humbles, délicates,
- un murmure choral dans les feuillages,
un éclair éblouissant pendant le sommeil,
des raies rouges de doigts sur le ventre du ciel -
tu m’as laissée te sentir, de plus en plus proche, de plus en plus accablant,
et pourtant avec une douceur inconcevable
Comme si
ce n’était pas moi le fœtus toujours en train de se créer
dans ton placenta cosmique, un ver de terre aveugle qui se métamorphose,
se transfigure au tréfonds de l’utérus universel,
mais comme si toi,
grâce à un mystérieux renversement, tu étais en moi, dans ce monde,
un germe
qui attend longuement, patiemment de bourgeonner
et envoie des signaux anonymes et amples
dans le liquide amniotique qui l’entoure,
à travers l’aquarium terrestre
dans lequel moi, aveugle, je flotte .

Moi, dans le musée des montres et des horloges,
comme une femme de ménage enceinte qui oublie d’accoucher,
je m’égare parmi les époques et les histoires, parmi les théories et les systèmes,
je nettoie la poussière, je range les livres, je répare les mécanismes,
tout en regardant distraitement par la fenêtre, je vois
les nuages carmin dans la gloire optique,
les nuages, le ciel, l’aquarium terrestre, qui essaient toujours
de me montrer quelque chose, d’exprimer quelque chose,
de me rappeler ta personne
Comme si
ce n’était pas moi, mais comme si toi, tu étais dans ce monde
un germe fragile et inaccompli,
éparpillé dans les feuillages
dans les couchers de soleil et les aurores boréales,
le fils pas encore engendré, le fruit cosmique de mon être
qui me touche délicatement
au-dedans et au-dehors
Moi en toi, toi en moi
moi fœtus en toi, toi fœtus en moi
dont je devrais

accoucher non pas au-dehors
mais au-dedans


que je devrais libérer.

traduit du roumain par Linda-Maria Baros



Magda Carneci

Poèmes du recueil « Cri d’univers »


Flash. Instantané. Lent développement


Nous étions étendus sur les lits ces blanches étendues maculées
sur lesquelles quelqu’un avait jeté des photos dans le plus grand désordre
des photos de nous, des instantanés sensuels et faux
paresseusement étendus sur les canapés sur les lits
nous nous étions jetés sur les lits nous regardions la ville par la fenêtre
et, eux, ils nous photographiaient à chaque instant monceaux
comment nous restions assis sur les canapés
sur les lits comment nous regardions par la fenêtre et
nous parlions de la beauté en monceaux le grand
happening qui nous entoure

sans cesse ils photographiaient la chambre insipide sale
les lits ces blanches étendues maculées les mégots jetés
par terre en monceaux et nous fatigués continuellement pris en photo
étendus entre les flots luisants et humides des photos

Je leur ai demandé si tout leur semblait beau si
la beauté était partout en monceaux dans ce désordre
entre les lits et les corps les mégots dans la chambre sale insipide
en regardant par la fenêtre ils ont ri ont remplacé une pellicule finie
par une autre plus fine plus sensible tout aurait
pu être pourrait être beau la chambre ordinaire les mégots
les canapés les corbeilles à papiers les tuyaux le grand happening
les rigoles anciennes les quartiers malsains monceaux monceaux de
débris ils sont tous photogéniques possèdent un cliché virtuel
et sont beaux dans un cadre

Alors tous les débris ont-ils un sens ? leur ai-je demandé tandis qu’ils
nous fixaient sur la pellicule lascivement étendus sur les canapés regardant
par la fenêtre monceaux pleurant délirant ils ont ri ont ri ont ri
tout est expressif expressif m’ont-ils répondu
cette chambre en désordre les nuages déserts monceaux de débris
sont-ils une pure expression mais de quoi ? de qui ? ai-je demandé
rien d’autre qu’expressifs ont-ils répondu tout en mettant une nouvelle
pellicule beaucoup plus sensible :

le monde entier est une expression une image
une image remplie d’images en monceaux
remplis eux aussi d’autres images images
de quoi ? de qui ? ai-je à nouveau demandé une image
m’ont-ils répondu une image géante une photographie
vaste énorme et leur flash aveuglant m’éblouissaient

Et nous ? et nous ? ai-je demandé et les gares d’acier
et les aéroplanes les pyramides de granite et les monceaux
de musique peinture livres sciences constellations métropoles ?
Nous sommes son émulsion chimique non-développée m’ont-ils dit
et ils ont mis encore une pellicule nouvelle et beaucoup trop sensible
une photo de qui ? ai-je répété liquéfiée dissoute la photo
d’une autre photo.

Nous étions étendus sur les lits ces blanches étendues maculées
nous demeurons dans une photo et attendons que quelqu’un vienne
nous prendre nous immerger dans le bain de zinc et d’acides forts et froids
nous développer nous fixer pour que nous puissions enfin voir notre visage
ou à défaut nous exposer à une lumière beaucoup plus pure
beaucoup plus forte nous voiler nous aveugler
afin de détruire une fois pour toutes ces clichés sombres la beauté
le grand happening qu’il sauve la terre

ou qu’il la dissolve.




À travers le corps


À travers le corps j’aurais voulu aspirer le monde entier
les couchers acides du soleil, les métropoles électrisées, la neige,
celui qui est mort dans le val, les aurores flottantes, le bruit
des rues au matin et les migrations, la multiplication
frénétique des règnes petits et abstraits.
Que tout l’essaim du monde rentre en moi
à travers la peau, à travers les ongles, à travers le sang
qu’il me remplisse, qu’il me détruise, qu’il me dissolve.
Que je reste sous sa cascade énorme et lourde
comme une menue pierre, annihilée et heureuse,
que je sois comme un point
surplombé par la mer.
Et regardant vers le haut je verrais
son tréfonds translucide fourmilière phosphorescente,
l’obscurité, les poissons-éclairs, les couleurs abyssales,
Et la mer entière se romprait comme un immense sac plastique
rempli d’eau salée, un gigantesque placenta
s’écroulerait sur moi couche après couche,
torrent après torrent,
et ne me tuerait pas, mais elle m’envelopperait
instantanément coulerait dans mon sang, dans mes artères, dans mes veines,
comme la houle, comme une foudre aveuglante
à travers la pointe d’une aiguille.
Quelqu’un ou quelque chose de gélatineux, de vaste, de ténébreux
descendrait, dans le noir, à travers les ongles, à travers la peau
pour prendre forme ; pour naître.
Et ne me désintégrerait pas.
Et je ne mourrais toujours pas.
Seul le monde entier me comblerait.
Que je l’absorbe à travers le corps. Que je sois le monde.
Il est la drogue ultime, la plus forte, la drogue finale
qui me satisferait, me rassasierait.

et encore.



Le portrait d’un éclair

Que reste-t-il de nous après que ce monde nous a créés :
dans la cage du tramway l’après-midi la fermentation d’une foule
qui rouille dans les bureaux et les hangars, pendant une journée interminable,
une journée de tôle embrasée, une journée de café, de journaux et d’ennui, une journée
d’asphalte fondu et de cigarettes, une journée de chair brûlée et de bruit,
et dans les corps, dans le levain, le dernier bâillement s’éteint à peine, à côté
du nouveau geignement, fleurissent à peine la sueur, le vide, le sommeil,
et dans les cabas et les sacs à provisions les choux et les poivrons s’endorment
à peine, à côté de la lessive universelle et de l’universelle bouteille de vodka ;
fermentation amère, foule lasse de la chaleur qui coule, liquide,
de l’histoire éternellement en rénovation, du moi fatigué toujours en
invention au lieu de rentrer chez soi pour dormir ;

miracle obscur, j’attends depuis toute une vie que tu te montres,
que tu fasses don de toi-même n’importe où,
ici, dans les cabas et les bouteilles, dans le tramway, dans la foule,
pour voir ta flamme bleue m’éclairer ;
mais toi, pâle et hautain, tu restes caché au-delà de notre système solaire.

Les petits dieux, regardez comme ils sont emportés par les nuées de fourmis,
leurs petites jambes en l’air, scintillantes, se débattant
pour arriver dans le lit tiède de compost, où leur gélatine transparente
nourrira les germes de la frêle génération à venir,
et leur chitine rouge sera jetée dans le musée des vieilleries,
et ils seront métabolisés, sans qu’il en reste rien, en millions d’exemplaires
identiques et en déjections scintillantes et en œufs,
en yeux, en oreilles et antennes, en peau, en plaques et sabots,
en truelles, en briquets et charrues, en maisons, en bordels et en rues,
en hangars, en aéroports et bibliothèques, en or, en énigme et en cosmos ;
un cosmos joyeux, rempli de cabas et de sacs à provisions ;
et alors pourquoi implorer ? que chercher ?

Que reste-t-il de nous après que ce monde nous a abolis :
j’attendais fatiguée, dans le trop-plein de la foule, comme dans un océan
d’électricité, cherchant, essayant un vers, en apnée, une
prière du cœur, jusqu’à ce que, dans l’éclair d’un instant,
j’aie vu les fourmis, les cohortes de fourmis dévorantes,
se retirant lentement, frémissantes, comme le sable fin, incolore,
des entrepôts, des bureaux et des aéroports,
des rues, de l’asphalte et du béton,
des vêtements, des cabas et des sacs à provisions,
pour revenir aux petites jambes scintillantes se débattant,
s’écoulant toutes soudainement comme dans le tourbillon d’un lavabo
dans les petits dieux dansants et libres,
scintillements colorés, se changeant joyeux les uns en les autres,
tous en tous, dans un vortex aveuglant
où, étincelle dans l’essaim d’étincelles,
j’essayais de me réveiller.

Tu l’as enfin compris : humble miracle, es-tu satisfait ?
comme un électron solitaire dans la chambre obscure à boules
qui doit passer à travers le bombardement des particules
comme à travers la révélation,
en une fission instantanée ou en une vision éclairante,
dans un nouvel univers, une nouvelle obscurité éclatante,
dans une autre fiction, au-delà de notre système solaire.

Et toi, dans le tramway, tu arrives à Bucarest l’après-midi
en passant par les quartiers Chitila… Grivita... vers
le noyau pulsatile de la ville,
dans la fermentation d’une foule chaude et humide

tout en agitant faiblement tes petites jambes scintillantes.



poèmes traduits du roumain par Linda Maria Baros



Magda Carneci

Poèmes du recueil « Psaume »
(Les Ecrits des Forges / Autres Temps, 1997)


Chaosmos

A la fin
Le désordre touche à la perfection
Les langues se dissolvent toutes dans la musique du vent
Le chaos atteint la splendeur.
A la fin parmi surgissant des évolutions tourbillons tremblements
Le monde s’arrête brusquement en une image
Métropoles eaux cieux restent tous suspendus
L’univers entier s’arrête tout d’un coup
En une photo
Téméraire et profonde

Lui, il prend la photo encore moite
La regarde longuement
Se regarde soi-même longuement
Et l’avale.

Traduit du roumain par Anca Vasiliu et Pierre Drogi



J’étais sur tes lèvres


J’étais sur tes lèvres
comme une goûte de sang
qui troublerait une mer entière

Comme une cicatrice en forme de rose trémière
éclose dans l’obscurité même
qui jamais plus ne se fermerait

Comme un cil de lumière
tombé d’un œil qui se réveille lentement

J’étais sur tes lèvres
un point basculant
dans sa propre infinité
dans une immensité à deux


toute entière j’étais sur tes lèvres.


Traduit du roumain par Odille Serre


Le sang

Le sang qui entre dans le monde
et celui qui quitte le monde
qui le donne et qui le reçoit ?
des veines de qui entre-t-il dans nos veines ?
par-dessus les vaisseaux de nos corps
il est une mer en soi-même

une mer silencieuse
versée dans des verres fragiles
au fond des cellules
dans les éléments et les astres
derrière les mots les paroles

plus incorruptible
que métal marbre ou feu
une mer silencieuse un souffle

préparant la résurrection :

prends tout mon sang

traduit par Anca Vasiliu et Pierre Drogi



Une main immense

Gloire embrasée du matin.
J’avance aveugle dans la lumière dense. Solide.
Je vacille. Je n’ai pas le droit de vaciller.
Je porter en moi quelque chose de plus terrible que la dynamite.
De plus corrosif que le néant.
La rose tumorale aurorale du monde. Ses pétales
s’épanouissent doucement dans mon cerveau, calciné.
Comme une planète se contemplant elle-même.
Incendiée.
Je sens son odeur forte de cadavre et de nourrisson
prêt à éclore. J’entends sa respiration lourde.
Dans mon cerveau s’ouvre lentement la rose
aux milliers de pétales, des gouttes de sueur
et de sang
tombent en silence

elle s’apprête à surgir
surgir
surgir

Une main immense me porte dans sa paume.

Traduit par Odille Serre




Roue, rubis, tourbillon

Roue, rubis, tourbillon
la neige lumineuse de tes lèvres m’accompagnait
à travers le jardin
là où je n’ai entrevu ni homme ni femme
seulement la lueur d’un lever-crépuscule
enfin engloutie par ta douceur sans fin
frémissement à travers les feuillages
là où il n’y avait enfin personne personne
seulement un arôme envahissant
et les doigts abandonnés sur la rive

Est-ce que ce monde sera enlevé sur des ailes ?


Traduit par Anca Vasiliu et Pierre Drogi



Magda Carneci

Poésie et écologie spirituelle♣

Il parait que les poètes, les artistes, restent des créatures étranges qui ne peuvent pas être facilement classifiées et enrégimentées selon les critères habituels. Même si l’on ne comprend plus pourquoi, leur place reste à part. Cependant, en cette fin de millénaire et de cycle historique où l’on croit avoir compris presque tout sur la machinerie sociale, leur discrète prééminence s’avère tenace, en dépit de l’énorme pression exercée sur chaque individu par la civilisation de masse, exigeant une production artistique « de masse », c’est-à-dire rapide, facile, industrielle et plus ou moins anonyme.
D’où viennent cette étrangeté et son corollaire, le culte diffus des poètes, des artistes ? Probablement du fait que cette catégorie d’êtres humains représente en quelque sorte les cellules psychiques, émotionnelles, du vaste corps biologique et social de l’humanité. Une humanité de plus en plus unifiée, presque nivelée à présent à un dénominateur commun assez bas de son possible fonctionnement global, planétaire ; une humanité soumise à des tensions, des contradictions et des pressions d’une échelle sans précédent, obligée à se mettre à la recherche d’une nouvelle synthèse civilisationnelle et culturelle, et, partant, amenée à viser à une nouvelle harmonie universelle asymptotique. Eparpillés, dispersés partout dans le monde, les poètes, les artistes, secrètent et tissent ensemble une sorte de réseau nerveux et sensible par l’intermédiaire duquel la planète se nourrit émotionnellement, rêve des autres dimensions de l’homme, imagine d’autres mondes et fait l’essai d’une possible évolution du psychisme humain. Les poètes, les artistes constituent, il me semble, une sorte d’organe visionnaire de l’existence terrestre, par lequel la vie - cette pellicule fine, étroite, mais intelligente qui couvre la terre - expérimente des modalités nouvelles, apparemment improbables d’évolution, d’accomplissement et de survie.

Mais qu’est-ce qu’ils ressent les poètes, les artistes ? Qu’est-ce qu’ils rêvent ? Cette catégorie d’individus apparemment bizarres, farfelus qui, de fait, rassemble les éléments créatifs, indépendants, novateurs et non enrégimentés, donc une petite minorité « occulte », « transgressive », de tous les domaines d’activité? Comme disait un célèbre écrivain roumain, Caragiale, ils « ressent énormément et voient monstrueusement » sous la surface déjà connue, nommée, arpentée, étiquetée des choses, des êtres et des processus, quelque chose qui est encore invisible, des possibilités inattendues, des développements insoupçonnés, les germes d’une évolution possible, les bourgeons d’une liberté non pas encore révélée. Une ou plusieurs dimensions du réel, restées encore hors de notre perception conformiste, banalisée par l’utilisation collective et la consommation de masse ; une ou plusieurs valences encore vibratoires des choses et de l’univers, échappant à la tyrannie mentale générale dont la grande majorité des gens se rendent les esclaves inconscients ou consentants.
Disons que les artistes, les poètes sont ceux qui captent - par leur sensibilité, leur être entier, leurs techniques artistiques - certains états, certaines expériences liées à notre existence terrestre commune. Ils seraient les instruments vivants et délicats pour des états d’âme fluctuant entre rêve et éveil, pour des degrés différents de conscience diurne, pour un certain « visionnarisme » naturel et même pour des irruptions spontanées de supra-conscience.
Ils seraient capables d’entrevoir, sentir, pressentir par exemple que les couleurs sont des états d’âme de l’univers entier et non seulement des longueur d’onde de la lumière; que les sons, les accords sonores, les musiques de toutes sortes utilisent des rapports numériques et vibratoires qui reflètent l’harmonie ou la disharmonie des planètes et des systèmes galactiques ; que les gestes du ballet ou des danses rituelles refont, réitèrent, à notre minuscule échelle humaine, la danse des lois complexes qui gouvernent l’univers et les phases de la création entière ; que le dessein, la peinture ou la sculpture n’imitent pas mais recréent la nature et travaillent analogiquement à l’actualisation matérielle de la conscience universelle, à la manière de la pensée divine vivante et tridimensionnelle.
Ils sont ceux qui perçoivent d’une manière psychique, intuitive, que la réalité qui nous entoure n’est qu’une des multiples réalités potentielles qui, en haut et en bas, en avant et en arrière, dans toutes les directions, existent sur des plans superposés et parfois intersectés, comme de nombreuses alternatives possibles dont notre existence présente n’actualise qu’une seule. Ils sont ceux qui, de manière sensorielle ou affective, ressent plus vivement que les autres les moments où ces existences virtuelles - comme des vagues de radiations invisibles, des fréquences supérieures dépassant nos organes de sens, ou comme des visions d’un imaginaire cosmique débordant - arrivent à interférer avec notre existence actuelle, confinée d’habitude dans des limites très étroites.
De ces contacts inattendus, surprenants, entre des niveaux encore peu connus de réalité et des états de conscience encore peu acceptés, certains phénomènes apparemment bizarres peuvent surgir - des coïncidences surprenantes entre pensées et événements, entre symboles abstraits et objets concrets, des prémonitions spectaculaires, des visions fulgurantes en pleine lumière, la perception des personnalités multiples et contradictoires qui habitent notre unique personne, des souvenirs de lieux et de temps inconnus - et même parfois, pour de courts instants, des états de conscience dilatée, planétaire ou cosmique, dont la nature mystérieuse est incompréhensible (donc inacceptable) pour le moment, mais nos moins réelle pour autant, et qu’on a pris l’habitude de nommer les manifestations du numineux, du divin, du « sacré ».
En bref, pour reprendre les termes de la vision transdisciplinaire des choses, les poètes, les artistes, représenteraient des individus sensibles de manière naturelle à plusieurs niveaux de perception devant les plusieurs niveaux de réalité dont est composé notre monde et l’univers.

A vrai dire, ce genre moins commun de perceptions ou d’états d’âme et d’esprit se trouve inscrit dans la nature humaine profonde. Ils nous arrivent à tous de temps en temps, brièvement, d’en faire l’expérience, parce qu’ils sont tout à fait naturels. Ces irruptions représentent peut-être les brèves manifestations tâtonnantes d’une vaste conscience universelle qui circule à travers nous et nous intègre, et qui attend encore d’être entièrement développée et pleinement assumée. Seulement, nous ne prêtons pas attention à cette sorte de surgissements ; ou bien nous n’avons pas le courage de le faire, nous n’y sommes pas encore préparés et nous vivons d’une manière qui les rend impossibles, une manière déviée, déformée, artificielle. Par conséquent, nous nous privons, inconsciemment ou pas, de ces possibilités fabuleuses inscrites dans nos cellules, nos cerveaux, constituant pour ainsi dire un « droit inné » de notre condition humanité totale, accomplie. Car l’homme est une créature encore inachevée, en voie d’évolution biologique, psychique et spirituelle.
Les poètes, les artistes, appartiennent à cette catégorie à part de personnes très sensibles qui prêtent leur attention et leur être à cette grande « révélation en cours » d’un univers beaucoup plus extraordinaire que nous ne le croyons, d’une réalité miraculeuse cachée dans les plis, dans les structures apparemment banales et opaques du monde commun que nous partageons. Dans ce genre de « rencontre de troisième degré » (pour reprendre le titre d’un film célèbre), entre notre être individuel limité, peureux, paresseux d’une part, et ses potentialités illimitées d’autre part, les artistes, les poètes, sont ceux qui tâtonnent, qui explorent les nœuds discrets, subtils, où se forgent et peut-être se jouent les chances de notre évolution, le destin futur de notre espèce. Dans ce sens, les poètes, les artistes, les visionnaires représentent peut-être, non pas des individus spéciaux, anormaux mais, au contraires, les futurs individus vraiment normaux, puisque plus complets, plus ouverts au reste de la Création, d’une humanité en train de se transformer.

Ou peut-être les artistes, les poètes, sont ceux qui se rappellent encore, par un processus de fulgurante anamnèse, ce que nous tous, en tant qu’espèce, savions jadis, mais avons oublié depuis très longtemps, quelque chose - un don, une possibilité, un droit - qui survit de façon tenace et indestructible en nous, comme une sorte de code génétique de nature cosmique ou divine dont le temps est venu, à nouveaux, d’être réactivé.

Mais pourquoi l’art serait-t-il un moyen privilégié pour aspirer à et tenter une formule plus accomplie de l’être humain ? Pourquoi ce culte laïc de l’expérience esthétique, déclenché au début de la modernité, dévié ensuite, surtout au 20ème siècle, par un certain abus nihiliste, politique, populiste et commercial - un culte qui en train, cependant, de récupérer une place de choix dans la nouvelle formule d’existence de l’homme planétaire ? Pour quelles raisons la création et la contemplation de l’art sont-elles arrivées à remplacer, dans une bonne mesure, l’expérience religieuse d’autrefois? Tout simplement parce que l’expérience esthétique permet un accès simultané et spontané à plusieurs aspects essentiels de la nature humaine. Elle s’enracine dans le sensoriel, se nourrit de l’émotionnel, passe par la raison et aspire vers l’esprit. Elle traverse le biologique, le psychique et le mental et s’ouvre vers le spirituel. Elle satisfait en même temps plusieurs disponibilités de notre constitution humaine à plusieurs paliers et étages, et de la sorte, elle les marie et les réconcilie, unifiant d’une façon apparemment simple le fonctionnement de notre être incomplet, l’harmonisant avec soi-même, avec les autres et avec le reste du monde. L’expérience esthétique offre donc le cadre d’un vécu immédiat et concret d’une totalisation possible de notre personne dans ses connexions sensibles au Tout, à l’univers. Préparant ainsi la voie vers une évolution au-delà de l’état actuel de cet être à nous.
C’est la raison pour laquelle l’expérience poétique, artistique, est l’expérience « trans-» par excellence : car elle est « dans, entre, à travers, par-dessus et au-delà » des fonctions et des compartiments de notre être dans son existence incarnée et terrestre. L’authentique expérience esthétique est une forme de transgression douce, immédiate, des limitations qui nous constituent et nous barrent la voie vers nous-même. Pour que nous assumions et acceptions tout de nos mêmes et pour que nous nous préparions à plus que nous-mêmes en douceur, en harmonie avec le reste de la création. Comme disait Heidegger, « poétiquement habite vraiment l’homme dans ce monde ». En ce sens, de point de vue psychologique, créer et consumer de l’art peut être considéré à juste titre comme une voie initiatique - la voie esthétique - une voie d’intégration intérieure, de réalisation personnelle et transpersonnelle. Créer et contempler de l’art – du art vrai, fruit d’une expérience existentielle authentique – peut ainsi recevoir une dimension psychique régénératrice, récupératrice, pour l’intégralité de la personne humaine, et, partant, une dimension éthique plus large ainsi qu’une ouverture spirituelle. C’est le rôle des poètes, des artistes, de se lancer dans l’exploration de ce genre de transgression régénératrice de nos capacités inconnues et de nos potentialités infinies. Leur rôle est d’être des « catalyseurs d’émotions » complexes, des explorateurs de la psychologie secrète de notre temps, des incitateurs au dépassement visionnaire de soi-même. Le domaine de l’art provoque, encourage et facilite la créativité de tous et non pas seulement des artistes, et c’est pour cette raison que l’art peut être considéré comme une forme personnalisée d’écologie spirituelle.

De plus, c’est dans le territoire neutre, flexible, tolérant, de l’expérience esthétique que non seulement les différentes formes de connaissance de notre être individuel peuvent trouver une forme de convivialité enrichissante, mais également les formes de connaissance que des traditions différentes ont élaboré au fil du temps pour l’être collectif de l’humanité. De par sa vertu « trans- », par sa nature ouverte au visible et à l’invisible, au réel et à l’imaginaire, au palpable et au fictionnel, la pensée poétique/artistique peut fonctionner comme un dissolvant entre des formules d’existence opposées, entre des mondes culturels divergents. Elle peut se comporter comme un dissolvant bénin, graduel, entre deux époques culturelles différentes. En même temps, et par la même capacité embrassante, circulant librement entre des niveaux d’expérience et de connaissance différents, elle peut fonctionner aussi comme un coagulant, comme un liant, entre des univers imaginaires divergents.
C’est ce qui se passe, dans une certaine mesure, à présent. L’ancien imaginaire qui nous dominait - centré sur les valeurs fortes de l’Occident - est en train de dissoudre ses mythes usés, ses préjugés fatigués, dans l’acide «doux », digestif, d’une imagination esthétique élargie brusquement à l’échelle de la Terre et enrichie par les alluvions des autres grandes traditions culturelles. C’est sur le « banc d’essai » de l’imaginaire créatif poétique, artistique, que peuvent naître - d’abord comme des simples, bénignes fictions et élucubrations artistiques - les mythes et les valeurs vitales d’un nouveau, jeune imaginaire collectif. Acceptés progressivement par la grande majorité, ces nouveaux « moules émotionnels» démontreront rétroactivement leur fonctionnalité psychique, leur utilité sociale, leur nécessité spirituelle, peu évidente au commencement.
Aujourd’hui nous expérimentons, nous testons dans la fiction, dans l’imagination esthétique, ce que deviendra demain une dimension objectivée de notre esprit, un bien collectif largement accepté. Et, comme observait C.G.Jung, quant il faut céder notre petit « moi » limité mais connu contre un « Soi » élargi mais inconnu ou quand il faut remplacer des cadres mentaux dépassés mais largement acceptés par des formes mentales plus efficaces mais nouvelles, on peut vivre l’angoisse terrible mais illusoire de la fin de notre moi et de notre monde. C’est pour cela que les mondes, les réalités palpées dans le fictionnel peuvent paraître aléatoires et monstrueuses, voire apocalyptiques, tandis qu’elles ne sont que des images, des systèmes de symboles pour des vérités psychiques et spirituelles en surgissement, en mouvement et en changement perpétuel.

De toute façon, il est assez évident que, de nos jours, nous assistons à une nouvelle expansion de notre conscience actuelle, par des efforts menés sur plusieurs fronts, dont les sciences du microcosme et du macrocosme, la redécouverte des grandes traditions spirituelles non-européennes et leur remise en connexion avec la tradition primordiale, la transdisciplinarité, la vision trans-personnelle et autres tentatives de synthèse entre science, religion, art, psychologie, éducation, représentent quelques exemples. Un élargissement de conscience dont les poètes et les artistes devraient témoigner avec ténacité et courage par leurs vies, leurs prises de position et leurs œuvres, s’ils veulent conserver leur rôle de cellules émotionnelles et visionnaires dans le métabolisme général de l’humanité.
Nous vivons dans une période charnière dans laquelle plusieurs révolutions sont en cours: révolution techno-scientifique, révolution sociale, révolution spirituelle, en un mot un grande révolution civilisationnelle, si l’on peut dire. Le mixage des races, des cultures et des peuples a probablement donné le coup attendu, le tremblement de proportion nécessaire au dépassement de grandes barrières naturelles, à la transgression de nombreux cloisonnements mentaux artificiels, au franchissement de certains seuils quantitatifs et qualitatifs de l’humain. Nous nous trouvons à la fin d’une époque dominée par la forte légitimité rationaliste, par la logique linéaire et pragmatique du mental pur et dur, refusant obstinément d’autres modalités complémentaires d’approcher la nature, l’homme, la société et le cosmique. La pensée strictement rationnelle, utilisant des opérations binaires, en noir et blanc, dont les portées prévisionnelles, totalisantes et holistiques sont drastiquement limitées, commence à céder la prééminence, lentement mais espérons irrévocablement, à une pensée nourrie aussi par d’autres dimensions de l’humain, dont le psychique en premier lieu.
Pour cette « troisième matière », comme nommait le philosophe Stéphane Lupasco le psychique, matière charnière entre le corps et l’esprit, entre le visible et l’invisible, entre le microcosme et le macrocosme, pont entre l’actualisation et la potentialisation des niveaux de réalité et de perception de la réalité, entre le biologique et le noologique, pour cette « troisième matière » donc du psychisme, qui devrait conclure un nouveau mariage avec la rationalité précédente en vue peut-être d’une supra rationalité, les poètes, les artistes, représentent probablement les cobayes, les pionniers ou bien les avant-coureurs, les témoins.

En s’assumant en tant que « illimiteurs de la conscience » comme disait Charles Duits, à l’intérieur d’une écologie spirituelle comprise maintenant à l’échelle de l’humanité entière et étendue à l’échelle planétaire, les poètes, les artistes, ne feront ainsi que respecter leur « responsabilité visionnaire » telle qu’elle leur a été donnée depuis toujours, depuis la fondation du monde.




Magda Carneci

Paris. Le parc Georges Brassens♣

Ô Paris, ville-femme, grande dame, grande bourgeoise, belle femme un peu fanée, avec tes parures parfaites, tes boulevards bien taillés, tes bijoux chics, tes immeubles baroques, tes vêtements de grande occasion, tes sacs à main fantaisistes, tes esplanades grandiloquents, tes escarpins gracieux, tes grands discours politiques, tes jolis chapeaux, tes squares comme des morceaux de musique de chambre, tes gants aux couleurs arc-en-ciel, tes boutiques poétiques, tes librairies démoniaques, tes cafés vicieux.
Ô Paris, belle dame, belle femme déjà fanée mais tellement bien maquillée, habillée, coiffée, manucurée, tellement bien soignée partout dans ton corps assez vaste, belle partout jusqu’au bout de tes orteils, jusqu’à la périphérie, dame séductrice, initiatrice. Sorcière, tellement envoûtante qu’on oublie ton âge avancé, ton passé lourd, tes vices, tes péchés, ton arrogance, ta présomption;
pourquoi je souffre tellement dans tes bras.

Ô Paris, déesse décadente, ton culte fanatique pour le beau, ton souci pervers pour le bon goût infini, ta passion insensée du luxe, ton avidité aberrante pour les plaisirs exotiques, ton amour excessif pour l’artifice raffiné jusqu’à la perdition, tu es comme une dernière pharaonne d’Alexandrie, s’entourant de toutes les richesses du monde, se baignant dans le lait chaud et nourricier coulant de tous les pays de cette terre désespérée, fatiguée, se baignant pour se garder encore jeune, se parant comme une folle pour oublier de mourir;
pourquoi ta beauté me fait mal, pourquoi ta perfection me refuse ?
pourquoi ton esthétisme outrancier ne m’apporte pas la joie, le bonheur ?
Ô chef-d’oeuvre prêt-à-porter dans lequel mon amour sans mesure,
mon amour d’aimer ne rencontre personne ?

Personne, c’est-à-dire une personne, lui, le bel homme aux lèvres minces et avides, l’homme oublieux, l’homme perdu, engrené dans tant d’occupations et d’affaires, très occupé, toujours débordé, avec son agenda plein de rendez-vous et de contacts deux mois à l’avance, avec son téléphone portable sonnant tout le temps dans son élégante voiture de service, préoccupé simultanément des cotes de la Bourse, du nouveau gouvernement, de la guerre en Orient, des élections futures, de l’état misérable des banlieues, de l’immigration clandestine, de la francophonie pure et dure, des derniers cancans du ministère concerné, des intérêts de la France dans le monde, de sa petite maison à la campagne, de ce que disent Libération et Le Monde, de ses affaires en Europe de l’Est et sur la Côte d’Ivoire, de l’arrogance des Américains, de la dernière émission de télé en direct, des maux de cette civilisation pourrie, de la guerre atomique imminente, du surchauffage de l’atmosphère planétaire, de la décadence de la race humaine et surtout européenne, de la surpopulation du globe terrestre, du manque de grands hommes et de grandes femmes de génie pour sauver la France et le monde.

Et moi, blottie dans le fauteuil bleu de sa voiture dernier cri, courant follement entre Invalides et Pasteur, moi, muette sous cette avalanche verbale, interdite par l’énormité de tous ces graves, énormes problèmes, moi, totalement inexistante à ses yeux intenses mais si froids, à son cerveau parcouru par des images folles de l’apocalypse. Moi, regardant ses lèvres minces, avides, fanatiques, essayant de caresser furtivement sa main droite rivée à la manette de vitesse, pour le calmer, l’apaiser, lui montrer mon souci silencieux, ma pâle sollicitude;

Ô Paris, beauté carnassière, vampire.
Il était débordé de travail, il avait une réunion d’urgence à sa compagnie, même si c’était le week-end, et m’a fait descendre au coin de la rue Vaugirard. Belle journée, en effet - c’était déjà ça, la lumière. J’ai commencé à flâner comme en transe ; le temps, les heures, les minutes n’avaient plus d’importance ; j’ai commencé à flâner. Quelque chose comme un globe fragile de cristal s’était cassé quelque part dans ma gorge, des éclats de verre liquide remplissaient ma bouche, mes yeux, j’avais la consistance fade d’un ombre. J’ai arpenté lentement la longue rue Vaugirard, lentement, comme anesthésiée, en regardant inattentivement les enseignes, les vitrines. Tout était bien rangé, décoré, policé, dans ce quartier bien bourgeois et bien sobre, pas trop de couleurs et de visages exotiques, pas de vitalité débordante, pas d’émotion non contrôlée, pas de désordre, de bruits excessifs et de sournoise inquiétude. Les bâtiments des années 20 et 30 se mélangeaient de manière acceptable avec les immeubles tout neufs - verre-béton-acier - qui formaient les coins des rues et comblaient des espaces restés longtemps vides.

A l’angle de la rue Convention j’ai vu tout d’un coup une flèche curieuse, “Objets trouvés – Bureau RATP”, et quelque chose comme une petite piqûre intérieure m’a incitée tout à coup à obliquer à gauche. Rue de la Convention, rue de Dantzig, enfin la longue rue des Morillons. Bien sûr, le bureau des objets trouvés était fermé : c’était samedi et on ne retrouve pas durant le week-end les objets perdus en semaine. Mais à côté c’était un parc, le parc Georges Brassens et une autre piqûre dans la poitrine, plus précise cette fois, m’a poussée à franchir ses portes.

C’était là, le marché des livres anciens et modernes que j’avais tant fréquenté dans une période de ma vie, et que j’avais oublié entre temps. Inchangé, d’après ce que j’ai vu des deux côtés, à travers les grilles. Tout d’un coup, j’ai compris que la flèche RATP m’avait menée à bon port. Je pouvais m’arrêter.
Fatiguée, je me suis d’abord assise sur un banc. Oui, je me souvenais très bien du temps où mon vieil ami, Monsieur Barba-Negra, m’avait fait découvrir ce lieu merveilleux, du temps où il s’occupait de mon « éducation spirituelle », après mon long « abrutissement matérialiste », comme il se plaisait à répéter. Une longue liste de titres « absolument essentiels » dans les mains, je le suivais comme une élève soumise, chaque samedi, dans sa quête de livres rares, épuisés, introuvables, parmi les bouquinistes du parc, qui avaient l’air de le connaître depuis des années.
Il y avait de tout dans ce marché curieux, abrité sous un toit de fer forgé qui me faisait penser à une gare Art Nouveau. Des livres chers, anciens, reliés en cuir précieux, avec des titres dorés ; des livres bon marchés, récents, empilés dans de longues enfilades bigarrées, rangées sur des tables improvisées, de longues planches en bois posées directement sur des chevrons de basse taille ou soigneusement étalés selon leurs dimensions dans des étagères fragiles. Des livres aux sujets historiques et politiques, de tous les siècles. Des collections de poésie française, classique et moderne, les premières reliées parfois en carton, les dernières sous cellophane. Des polars à couverture « noire et jaune ». Des biographies des stars de cinéma et du théâtre, violemment colorées. Des oeuvres de philosophes antiques et modernes, en éditions commentées. Des livres de chasse et de pêche, avec des illustrations à la pointe sèche. Des albums de voyage et d’art, aux reproductions en noir et blanc pour le début vingtième, en couleurs après 1945. Des collections de revues de toutes sortes et de cartes postales. Des BD et des livres pour les enfants. Des gravures. Des planches. Des cartes.
Monsieur Barba-Negra et moi, nous cherchions les bouquinistes qui avaient des livres « ésotériques » ou « spirituels ». Des livres sur l’alchimie et l’astrologie, sur la franc-maçonnerie et la kabbale, sur les gnoses traditionnelles et modernes, sur l’Inde et l’Islam, sur le symbolisme des nombres et des lettres, sur les mystiques et le mythe. Mon vieil ami m’indiquait les noms « vraiment importants » pour chaque domaine et me poussait à les chercher dans les piles mélangées, étalées sur les tables. A partir d’un certain moment, il m’avait obligée à les « sentir », ces livres, à’utiliser mon « intuition féminine », comme il disait, pour deviner si tel titre se trouvait ou non dans une pile anarchique. Et, à partir d’un certain moment, j’avait commencé à deviner correctement. C’est alors que Monsieur Barba-Negra avait prononcé cette phrase énigmatique: “Vous ne comprenez pas encore, ma chère petite Dame - c’était sa façon à lui d’être poli -, quel privilège vous avez d’être Femme! »
C’était vrai, je ne le comprenais pas alors
et je ne le comprends toujours pas à présent.

A présent, ce présent qui fait mal, comme un petit gouffre au milieu de la gorge, ce présent où je ne comprenais pas pourquoi j’étais venue de nouveau, après tant d’années, dans ce marché curieux. Ma soif ésotérique d’antan éteinte, modifiée entre temps, transformée en soif affective et me voilà, comblée dans ma quête, de nouveau parmi les livres anciens et poussiéreux. Enfin, puisque j’étais là…

J’ai décidé de tenter de retrouver mon instinct et ma chance. J’ai regardé des deux côtés, et comme d’habitude - mon habitude d’autrefois - j’ai choisi d’aller vers la partie gauche, plus étendue, plus riche, avec plus de possibilités de recherche. A première vue, rien n’avait changé, ou presque : mêmes tables et guérites plus ou moins bien rangées, mêmes visages des vendeurs, certains d’entre eux assis paresseusement au milieu des allées sur des chaise-longues commodes, les mêmes rayons spécialisés avec des enseignes écrites à la main sur des morceaux de carton. J’avais l’intention d’aller directement, comme autrefois, au fond de la place à gauche, vers un vieux monsieur avec des livres ésotériques fort intéressants, au milieu de livres de toutes sortes. Mais obéissant à une impulsion plus nette, je me suis dirigée vers la deuxième allée à droite et une fois là, de chercher sur la première table dans le coin. Il y avait un monceau de titres divers, romans, contes, essais, sans ordre, sans indication de sujet. Les Yeux d’Ezéchiel sont ouverts, La fécondation des orchidées, Le banquet, La Vierge et l’enfant Jésus dans l’art du Moyen-Âge, She, Métaphysique du sexe, La guerre des étoiles. Je ne savais pas ce que je cherchais, je me laissais simplement porter par le regard et le souvenir de mes lectures anciennes, je balayais lentement du regard les dos bigarrés des livres serrés les uns contre les autres, attendant. Et tout d’un coup j’ai vu quelque chose.
C’était un groupe de trois livres, de format assez grand, avec des couvertures en carton jaunâtre, vieilli, fatigué, protégées par une feuille en plastique. Gnose de l’amour à travers les siècles. Trois volumes, par un auteur russe de moi inconnu, un nom en « ieff », bien entendu, publiés en Suisse après la fin de la deuxième guerre mondiale : Gnose de l’amour, quel titre curieux, démodé, ridicule ! Avec des gestes fébriles, incrédules, j’ai regardé la table des matières des trois volumes : une longue histoire de l’amour, bien sûr, entendue autrement, expliquée autrement, racontée autrement.

L’amour divin qui crée les univers, les niveaux de réalité, les mondes, qui se sacrifie pour sa création et ses créatures, l’amour qui descend en étranges lois cosmiques et en belles octaves musicales pour donner naissance au corps infini et éternel, cet univers et ce monde, à sa bien aimée et sa fiancée. L’amour qui donne naissance à toutes les formes vivantes, à la vie débordante, plénière, par pure joie, par pure plaisir et maintient toutes les existences simplement par sa passion infinie; l’amour qui se concrétise en milliards d’hommes et de femmes poussés immanquablement à s’aimer pour donner naissance à d’autres milliards d’amoureux; l’amour qui se laisse crucifier pour le salut de toutes ces cohortes d’amants, pour que ce monde continue d’exister et s’enflamme à son tour d’amour et qu’il se sauve à la fin des fins par l’amour; l’amour qui excuse tout, qui croit tout, espère tout, supporte tout; l’amour qui ne périt jamais, même si les connaissances et les langues périssent; l’amour qui se donne entièrement et ne demande rien en échange.
Et tout d’un coup je compris.
Et une joie nouvelle envahit le creux de ma gorge. Une douceur étonnante. Une lumière diaphane, infinie.

Ô Paris, grande dame raffinée, grande bourgeoise un peu fanée, vieille séductrice, ancienne sorcière qui mélange et dévore les beautés, les richesses et les âmes de ce monde refroidi, terminé, tu m’as tout appris, tu m’as tout révélé.



















Mardi 21 Août 2007
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