BIOBIBLIOGRAPHIE
Michèle Finck est née en Alsace, à Mulhouse, en 1960. Du côté du père, une famille paysanne placée sous le signe de l’enracinement dans le sol alsacien du Sundgau, à Hagenbach. Du côté de la mère, davantage de mouvement dans toute l’Europe, sous le signe d’un arrière-grand-père hollandais, fabricant de miroirs sur une péniche itinérante au fil du Rhin, entre la Hollande, l’Allemagne et la France. Du côté du père ( lui-même universitaire, mélomane et poète) comme du côté de la mère (fille d’un libraire strasbourgeois), le livre occupe une grande place dans son enfance, comme la librairie du grand-père maternel est au cœur de Strasbourg, près de la Cathédrale.
Dès l’adolescence, elle partage sa vie entre la littérature et la musique (piano) et bientôt entre la France et l’Allemagne (où elle rencontre, à Cologne, en 1975, le jeune violoniste Alexandre Jarczyk).
En 1981, reçue à l’Ecole Normale Supérieure (Ulm / Sèvres), elle quitte Strasbourg pour Paris, tout en continuant à travailler le piano à Cologne et à Paris avec Jeannine Vieuxtemps. Mais Paris est surtout pour elle l’occasion de rencontres primordiales sous le signe de la poésie. Parmi les rencontres décisives, il y a celle du poème « À la voix de Kathleen Ferrier » d’Yves Bonnefoy et bientôt, en 1983, celle d’Yves Bonnefoy lui-même, à qui elle choisit de consacrer sa maîtrise puis sa thèse en Sorbonne (qui sera publiée sous le titre Yves Bonnefoy, le simple et le sens, José Corti, 1989). Les nombreux échanges personnels avec Yves Bonnefoy mais aussi le séminaire d’Yves Bonnefoy le lundi après-midi au Collège de France (où elle rencontre des poètes et des chercheurs de tous pays) sont le creuset d’une intensification de la nécessité vitale de la poésie, dans laquelle elle s’engage désormais totalement.
Si l’enfance et l’adolescence avaient pour soubassement la musique, la rencontre du cinéaste et peintre Laury Granier, en 1986, coïncide avec une profonde ouverture sur les arts visuels. Avec lui, elle fonde en 1988 l’association culturelle Udnie qui réunit des poètes et des artistes de toutes disciplines (peinture, cinéma, architecture, musique, danse). Si elle écrit des poèmes depuis l’enfance, elle retarde le moment de les publier en livre, préférant longtemps les confier à des revues (en particulier à Polyphonie, sa revue de naissance, et au Nouveau Recueil) ou à la vidéo de Laury Granier (qui réalise plusieurs vidéopoèmes). Elle écrit le scénario du film de Laury Granier, La Momie à mi-mots, (moyen métrage, 1996). Pour ce film, elle est aussi assistante au tournage, au montage et à la réalisation et s’improvise actrice (aux côtés de Carolyn Carlson, premier rôle, Jean Rouch, Philippe Léotard). Ce film est qualifié par Jean-Paul Rappeneau de « cinéma de poésie» au sens que Pasolini donne à ce terme, L’avant-première de ce film a lieu à la Cinémathèque française (en janvier 1996). Après avoir tourné dans de nombreux festivals internationaux, le film est sorti en salle à Paris, au Cinéma « Le Denfert », en 1999-2000.
Le rapport privilégié de Michèle Finck avec les arts la conduit à souhaiter que ses premiers livres de poésie publiés soient des ouvrages bibliophiliques avec des artistes : En 2002, elle publie Midrash de la mer, avec des photos et des peintures de Laury Aime et une préface de Claude Vigée (éditions Udnie-Lorimage). Ce livre est lui-même issu d’un spectacle multimédia mis en scène antérieurement par Laury Gravier au Théâtre de l’Ombre qui Roule, à Paris, en 1987, Autour du vidéopoème : La porte, dans lequel les proses de Laury Granier et les poèmes de Michèle Finck étaient lus par Michael Lonsdale et Anne-Laure Meury. Suit en 2003 le livre bibliophilique le plus important, Le Piano à quatre mains (édition Udnie-Lorimage). Préfacé par Jean Rouch , ce livre, avec des peintures de Laury Aime, est traduit en anglais, en allemand et en italien et accompagné d‘un CD audio et d’un CDROM.
Alors que l’enfance et l’adolescence étaient placées sous le double signe de la France et de l’Allemagne, cette période de la vie coïncide avec de nombreux voyages et séjours en Italie qui déplacent la bipolarité géographique France – Allemagne vers une nouvelle bipolarité France – Italie dont les livres de poèmes Midrash de la mer et Le Piano à quatre mains sont les réceptacles. Tous ces premiers travaux, de la revue Udnie au film La Momie à mi-mots jusqu’aux livres bibliophiliques Midrash de la mer et Le Piano à quatre mains, révèlent le désir d’une circulation d’énergie entre la poésie et les arts, qui sous-tend aussi le travail à venir.
La création poétique de Michèle Finck ne se dissocie pas non plus, dès 1987, d’une expérience de l’enseignement à l’Université de Strasbourg, où elle est actuellement professeur de littérature comparée (littérature européenne). Comme son domaine de création, son domaine de recherche privilégié est le dialogue de la poésie moderne et contemporaine (française, allemande, italienne, espagnole, russe) avec les arts (musique, peinture, danse, cinéma). Parallèlement à l’écriture poétique, elle traduit des poètes allemands (Trakl, Rilke) et écrits des essais consacrés aux rapports de la poésie avec la danse (Poésie moderne et danse, Corps provisoire, Armand Colin, 1992), avec la musique (Poésie moderne et musique, vorrei et non vorrei, Champion, 2004 ; Épiphanies musicales en poésie moderne, de Rilke à Bonnefoy : le musicien panseur, Champion, 2014) et avec les arts visuels (Giacometti et les poètes, « si tu veux voir, écoute », Hermann, 2012). Elle a aussi dirigé plusieurs livres collectifs consacrés à la poésie d’Yves Bonnefoy, de Claude Vigée et de Philippe Jaccottet (qui sont ses trois repères primordiaux en poésie française) mais aussi à la correspondance des arts et aux liens entre écriture et silence. Depuis 2013, Michèle Finck figure, pour sa création poétique et pour ses essais, dans le Who’s Who in the world. Il est essentiel pour elle non seulement de se consacrer à son propre travail poétique mais aussi de participer à une réflexion profonde sur la légitimité et la fonction de la poésie moderne et contemporaine.
De ce terreau fécond, dans lequel sont mêlés la poésie et les arts, mais aussi l’expérience de la poésie et celle de l’enseignement et de la recherche, sont nés les trois principaux livres de poèmes publiés jusqu’à présent.
Le premier livre, L’Ouïe éblouie, est paru aux éditions Voix d’encre avec des gouaches de Coline Bruges-Renard, en 2007. Ce livre est en fait plutôt une forme d’anthologie qui réunit plus de 20 ans de poésie, entre 1983 et 2003 environ. Sa composition, qui s’ouvre sur le poème liminaire « Conte de l’ouïe éblouie » à vocation d’art poétique, s’articule en sept sections qui suivent un ordre chronologique : « À un son mort », « Le violon dans la pierre », « Cassiopée », « Migratrice », « Saignée de douceur », « Tempo rubato », « Paix dans les plaies ». Placé sous le signe d’une exergue empruntée aux Sonnets à Orphée I,1 et I,3 de Rilke, ce livre, comme le suggèrent le titre L’Ouïe éblouie et le titre de plusieurs sections, est bâti sur une quête conjointe, difficile, de l’amour et de la musique. L’alliance avec la musique aide la poésie à trouver cet accès à une dimension « anonyme » et universelle de la voix. Jean-Yves Masson, dans un article paru dans le Magazine Littéraire en novembre 2007 et intitulé « Musique charnelle », condense très bien l’enjeu de ce premier livre : « Voici le langage à l’état naissant. Voici l’extase antérieure aux significations mortes qui encombrent notre cerveau (…) Poésie et musique ici célèbrent de nouveau leurs noces mystiques, splendides et troublantes. Jusqu’à l’éblouissement. Jusqu’à l’illumination. Jusqu’à l’enchantement ».
Le deuxième livre, Balbuciendo, est paru aux éditions Arfuyen en 2012. Ce livre est profondément marqué par une double épreuve : celle de la séparation en 2004 avec celui qui a été le compagnon de vie de Michèle Finck entre 1986 et 2004 ; et celle de la mort du père en 2008. Les années d’écriture à partir de la rédaction de Balbuciendo sont des années de repli sur soi et de travail poétique plus monacal, durant lesquelles elle médite au quotidien l’interrogation rilkéenne, fondamentale pour elle, des Lettres à un jeune poète : « Mourriez-vous, s’il vous était défendu d’écrire ? » Le livre est architecturé en trois sections qui, placées sous le signe d’exergues empruntées à Celan et à Akhmatova, gravitent toutes autour de la perte et de l’adieu. C’est l’expérience de la perte qui donne à ce livre son âpreté : perte de l’amant dans la première section, intitulée « Sur la lame de l’adieu » ; perte du père dans la deuxième section intitulée « Triptyque pour le père mort », où le père offre à l’enfant en héritage un « piano de paille » qui est le centre incandescent du livre ; et enfin tentative de conversion de l’épreuve de la perte en « scansion du noir », c’est à dire en poésie, dans la troisième section intitulée justement « Scansion du noir ». Balbuciendo est ce qu’on pourrait appeler l’œuvre au noir de Michèle Finck, sous-tendue par le projet alchimique d’une transmutation de la perte en énergie d’écriture. Elle apprend dans la douleur à devenir « chant et destin » (selon les mots de l’exergue empruntée à Akhmatova). Dans son article consacré à Balbuciendo et publié dans la revue Peut-être en 2013, Claude Vigée trouve les mots pour évoquer ce livre : « Je suis en train de déchiffrer maintenant à la loupe Scansion du noir, où revient, dans cette œuvre majestueusement orchestrée dans sa détresse – grâce à elle sans doute – le leitmotiv du poème vécu comme seul vrai compagnon de route, certes dérisoire, dans le chemin vers le soir, sans apporter le salut, mais tout de même fidèle à sa mission, Balbuciendo (…) Michèle Finck trouve un terme formidable pour l’éclairer : ‘ Soit le poème / Scanner de l’obscur / arraché à l’ouïe ‘ ». Dans sa recension de Balbuciendo pour la revue Europe en 2013, Jérôme Thélot donne aussi l’une des clés de ce « livre de déploration et de fureur resserrées sur le plus vif de leur souffrance » en le qualifiant de « livre orphique ». Au micro de plusieurs émissions de France Culture, de Sophie Nauleau (« ça rime à quoi ») à Alain Veinstein (« du jour au lendemain »), Michèle Finck s’est essayée à parler de l’épreuve initiatique qu’a été Balbuciendo et insiste toujours sur le fait que la poésie est pour elle une condition de vie .
Le rôle crucial de la musique, dès l’enfance et l’adolescence, trouve son accomplissement dans le troisième livre de poèmes, La Troisième main, (Arfuyen, 2015) récompensé aujourd’hui par le Prix Louise Labé. Ce livre, composé de cent poèmes d’extase musicale, a été écrit dans le noir et la pénombre, après une opération de la cataracte. Placé sous le signe d’une exergue empruntée au poème « La musique » d’Akhmatova, qui confirme l’importance depuis L’Ouïe éblouie de la poésie russe féminine (Akhmatova, Tsvétaïéva), ce livre est composé de sept sections, dont les titres contribuent à éclairer peu à peu le mystère de la musique : « Vers l’au-delà du son », « Musique : opus neige et feu », « Pianordalie », « Violoncelle psychopompe », « Musique devance l’adieu », « Golgotha d’une femme », « Musique heurte néant ». En tête de chaque poème, apparaissent le nom du compositeur, le titre de l’œuvre et le nom des interprètes. Il y va de poèmes qui s’écoutent comme des transcriptions ou des transpositions d’œuvres musicales, grâce auxquelles le lecteur – auditeur chemine de Bach à Bartok, de Liszt à Ligeti en passant par Gerschwin et Billie Holiday. Comme l’écrit François Lallier dans Europe en mai 2015, il y va d’une découverte de la « force mystérieuse de guérison, de réparation » de la musique, « la matière sonore se faisant, dans la nuit, illumination » et chaque poème étant « audition illuminatrice ». Dans Poezibao (novembre 2015), Patrick Née écrit un article sur ce livre intitulé Ut musica poesis : « Sans doute depuis Pierre Jean Jouve n’a-t-on pas pu lire en français un Ut musica poesis aussi profond que celui qu’offre – avec une telle intensité émotionnelle servie par de tels dons d’expression- Michèle Finck dans sa Troisième Main ».
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Ouvrages publiés
Poésie :
- L’Ouïe éblouie, avec des gouaches de Coline Bruges-Renard, édition Voix d’encre, 2007.
- Balbuciendo, Arfuyen, Paris-Orbey, 2012.
- La Troisième Main, Arfuyen, Paris-Orbey, 2015 (Prix Louise Labé).
Livres de poèmes bibliophiliques :
- Midrasch de la mer, avec des photos et des peintures de Laury Aime, préface de Claude Vigée, édition Udnie-Lorimage, 2002.
- Le Piano à quatre mains,avec des peintures de Laury Aime, traduit en anglais, allemand, italien, accompagné d’un CD, préface de Jean Rouch, édition Udnie-Lorimage, 2003.
- Les Larmes de l’oreille, avec des peintures de Pierre Lehec, Poliphile, 2006.
- Triptyque, avec des dessins de Coline Bruges-Renard, Dérive Hâtive, 2014.
- Presqu’ailes, dessins de C. Bruges-Renard, ibid, 2014 .
- Solstice du son, dessins de C. Bruges-Renard, ibid , 2015.
- Spirales du silence, dessins de C. Bruges-Renard, ibid, 2015.
- A la voix qui sait, dessins de C. Bruges-Renard, ibid, 2015.
- Lumière de l’obscur, dessins de C. Bruges-Renard, ibid, 2015.
- Soliloque, dessins de C. Bruges-Renard, ibid, 2015.
- Peau d’âme, dessins de C. Brugges-Renard, ibid, 2015 .
- Présage, dessins de C. Bruges-Renard, ibid. 2015.
- Bégaiement, dessins de C. Bruges-Renard, ibid. 2015.
Essais :
- Yves Bonnefoy, le simple et le sens, José Corti, 1989 (réédition 2015).
- Poésie et dans à l’époque moderne, Corps provisoire, Armand Colin, 1992.
- Poésie moderne et musique, ‘Vorrei e non vorrei’, Essai de poétique du son, Chamion, 2004.
- Giacometti et les poètes, ‘Si tu veux voir, écoute’, Hermann, 2012.
- Epiphanies musicales en poésie moderne, de Rilke à Bonnefoy : Le musicien panseur, Champion, 2014.
Directions et co-direction d’ouvrages collectifs :
- Claude Vigée, La Terre et le souffle, Albin Michel, 1992.
- Yves Bonnefoy, Poésie, peinture, musique, Presses universitaires de Strasbourg, 1995.
- Yves Bonnefoy et l’Europe du XXème siècle, ibid, 2003.
- Ecriture et silence au XXème siècle, ibid., 2010.
- Yves Bonnefoy : poésie et dialogue, ibid., 2013.
- Littérature comparée et correspondance des arts, ibid.,2014.
- Alain Suied : l’attention à l’autre, ibid.,2015.
Scénario pour le cinéma :
La Momie à mi-mots, film de Laury Granier (avec Carolyn Carlson, Jean Rouch, Philippe Léotard), moyen-métrage couleur, 1996.
Dès l’adolescence, elle partage sa vie entre la littérature et la musique (piano) et bientôt entre la France et l’Allemagne (où elle rencontre, à Cologne, en 1975, le jeune violoniste Alexandre Jarczyk).
En 1981, reçue à l’Ecole Normale Supérieure (Ulm / Sèvres), elle quitte Strasbourg pour Paris, tout en continuant à travailler le piano à Cologne et à Paris avec Jeannine Vieuxtemps. Mais Paris est surtout pour elle l’occasion de rencontres primordiales sous le signe de la poésie. Parmi les rencontres décisives, il y a celle du poème « À la voix de Kathleen Ferrier » d’Yves Bonnefoy et bientôt, en 1983, celle d’Yves Bonnefoy lui-même, à qui elle choisit de consacrer sa maîtrise puis sa thèse en Sorbonne (qui sera publiée sous le titre Yves Bonnefoy, le simple et le sens, José Corti, 1989). Les nombreux échanges personnels avec Yves Bonnefoy mais aussi le séminaire d’Yves Bonnefoy le lundi après-midi au Collège de France (où elle rencontre des poètes et des chercheurs de tous pays) sont le creuset d’une intensification de la nécessité vitale de la poésie, dans laquelle elle s’engage désormais totalement.
Si l’enfance et l’adolescence avaient pour soubassement la musique, la rencontre du cinéaste et peintre Laury Granier, en 1986, coïncide avec une profonde ouverture sur les arts visuels. Avec lui, elle fonde en 1988 l’association culturelle Udnie qui réunit des poètes et des artistes de toutes disciplines (peinture, cinéma, architecture, musique, danse). Si elle écrit des poèmes depuis l’enfance, elle retarde le moment de les publier en livre, préférant longtemps les confier à des revues (en particulier à Polyphonie, sa revue de naissance, et au Nouveau Recueil) ou à la vidéo de Laury Granier (qui réalise plusieurs vidéopoèmes). Elle écrit le scénario du film de Laury Granier, La Momie à mi-mots, (moyen métrage, 1996). Pour ce film, elle est aussi assistante au tournage, au montage et à la réalisation et s’improvise actrice (aux côtés de Carolyn Carlson, premier rôle, Jean Rouch, Philippe Léotard). Ce film est qualifié par Jean-Paul Rappeneau de « cinéma de poésie» au sens que Pasolini donne à ce terme, L’avant-première de ce film a lieu à la Cinémathèque française (en janvier 1996). Après avoir tourné dans de nombreux festivals internationaux, le film est sorti en salle à Paris, au Cinéma « Le Denfert », en 1999-2000.
Le rapport privilégié de Michèle Finck avec les arts la conduit à souhaiter que ses premiers livres de poésie publiés soient des ouvrages bibliophiliques avec des artistes : En 2002, elle publie Midrash de la mer, avec des photos et des peintures de Laury Aime et une préface de Claude Vigée (éditions Udnie-Lorimage). Ce livre est lui-même issu d’un spectacle multimédia mis en scène antérieurement par Laury Gravier au Théâtre de l’Ombre qui Roule, à Paris, en 1987, Autour du vidéopoème : La porte, dans lequel les proses de Laury Granier et les poèmes de Michèle Finck étaient lus par Michael Lonsdale et Anne-Laure Meury. Suit en 2003 le livre bibliophilique le plus important, Le Piano à quatre mains (édition Udnie-Lorimage). Préfacé par Jean Rouch , ce livre, avec des peintures de Laury Aime, est traduit en anglais, en allemand et en italien et accompagné d‘un CD audio et d’un CDROM.
Alors que l’enfance et l’adolescence étaient placées sous le double signe de la France et de l’Allemagne, cette période de la vie coïncide avec de nombreux voyages et séjours en Italie qui déplacent la bipolarité géographique France – Allemagne vers une nouvelle bipolarité France – Italie dont les livres de poèmes Midrash de la mer et Le Piano à quatre mains sont les réceptacles. Tous ces premiers travaux, de la revue Udnie au film La Momie à mi-mots jusqu’aux livres bibliophiliques Midrash de la mer et Le Piano à quatre mains, révèlent le désir d’une circulation d’énergie entre la poésie et les arts, qui sous-tend aussi le travail à venir.
La création poétique de Michèle Finck ne se dissocie pas non plus, dès 1987, d’une expérience de l’enseignement à l’Université de Strasbourg, où elle est actuellement professeur de littérature comparée (littérature européenne). Comme son domaine de création, son domaine de recherche privilégié est le dialogue de la poésie moderne et contemporaine (française, allemande, italienne, espagnole, russe) avec les arts (musique, peinture, danse, cinéma). Parallèlement à l’écriture poétique, elle traduit des poètes allemands (Trakl, Rilke) et écrits des essais consacrés aux rapports de la poésie avec la danse (Poésie moderne et danse, Corps provisoire, Armand Colin, 1992), avec la musique (Poésie moderne et musique, vorrei et non vorrei, Champion, 2004 ; Épiphanies musicales en poésie moderne, de Rilke à Bonnefoy : le musicien panseur, Champion, 2014) et avec les arts visuels (Giacometti et les poètes, « si tu veux voir, écoute », Hermann, 2012). Elle a aussi dirigé plusieurs livres collectifs consacrés à la poésie d’Yves Bonnefoy, de Claude Vigée et de Philippe Jaccottet (qui sont ses trois repères primordiaux en poésie française) mais aussi à la correspondance des arts et aux liens entre écriture et silence. Depuis 2013, Michèle Finck figure, pour sa création poétique et pour ses essais, dans le Who’s Who in the world. Il est essentiel pour elle non seulement de se consacrer à son propre travail poétique mais aussi de participer à une réflexion profonde sur la légitimité et la fonction de la poésie moderne et contemporaine.
De ce terreau fécond, dans lequel sont mêlés la poésie et les arts, mais aussi l’expérience de la poésie et celle de l’enseignement et de la recherche, sont nés les trois principaux livres de poèmes publiés jusqu’à présent.
Le premier livre, L’Ouïe éblouie, est paru aux éditions Voix d’encre avec des gouaches de Coline Bruges-Renard, en 2007. Ce livre est en fait plutôt une forme d’anthologie qui réunit plus de 20 ans de poésie, entre 1983 et 2003 environ. Sa composition, qui s’ouvre sur le poème liminaire « Conte de l’ouïe éblouie » à vocation d’art poétique, s’articule en sept sections qui suivent un ordre chronologique : « À un son mort », « Le violon dans la pierre », « Cassiopée », « Migratrice », « Saignée de douceur », « Tempo rubato », « Paix dans les plaies ». Placé sous le signe d’une exergue empruntée aux Sonnets à Orphée I,1 et I,3 de Rilke, ce livre, comme le suggèrent le titre L’Ouïe éblouie et le titre de plusieurs sections, est bâti sur une quête conjointe, difficile, de l’amour et de la musique. L’alliance avec la musique aide la poésie à trouver cet accès à une dimension « anonyme » et universelle de la voix. Jean-Yves Masson, dans un article paru dans le Magazine Littéraire en novembre 2007 et intitulé « Musique charnelle », condense très bien l’enjeu de ce premier livre : « Voici le langage à l’état naissant. Voici l’extase antérieure aux significations mortes qui encombrent notre cerveau (…) Poésie et musique ici célèbrent de nouveau leurs noces mystiques, splendides et troublantes. Jusqu’à l’éblouissement. Jusqu’à l’illumination. Jusqu’à l’enchantement ».
Le deuxième livre, Balbuciendo, est paru aux éditions Arfuyen en 2012. Ce livre est profondément marqué par une double épreuve : celle de la séparation en 2004 avec celui qui a été le compagnon de vie de Michèle Finck entre 1986 et 2004 ; et celle de la mort du père en 2008. Les années d’écriture à partir de la rédaction de Balbuciendo sont des années de repli sur soi et de travail poétique plus monacal, durant lesquelles elle médite au quotidien l’interrogation rilkéenne, fondamentale pour elle, des Lettres à un jeune poète : « Mourriez-vous, s’il vous était défendu d’écrire ? » Le livre est architecturé en trois sections qui, placées sous le signe d’exergues empruntées à Celan et à Akhmatova, gravitent toutes autour de la perte et de l’adieu. C’est l’expérience de la perte qui donne à ce livre son âpreté : perte de l’amant dans la première section, intitulée « Sur la lame de l’adieu » ; perte du père dans la deuxième section intitulée « Triptyque pour le père mort », où le père offre à l’enfant en héritage un « piano de paille » qui est le centre incandescent du livre ; et enfin tentative de conversion de l’épreuve de la perte en « scansion du noir », c’est à dire en poésie, dans la troisième section intitulée justement « Scansion du noir ». Balbuciendo est ce qu’on pourrait appeler l’œuvre au noir de Michèle Finck, sous-tendue par le projet alchimique d’une transmutation de la perte en énergie d’écriture. Elle apprend dans la douleur à devenir « chant et destin » (selon les mots de l’exergue empruntée à Akhmatova). Dans son article consacré à Balbuciendo et publié dans la revue Peut-être en 2013, Claude Vigée trouve les mots pour évoquer ce livre : « Je suis en train de déchiffrer maintenant à la loupe Scansion du noir, où revient, dans cette œuvre majestueusement orchestrée dans sa détresse – grâce à elle sans doute – le leitmotiv du poème vécu comme seul vrai compagnon de route, certes dérisoire, dans le chemin vers le soir, sans apporter le salut, mais tout de même fidèle à sa mission, Balbuciendo (…) Michèle Finck trouve un terme formidable pour l’éclairer : ‘ Soit le poème / Scanner de l’obscur / arraché à l’ouïe ‘ ». Dans sa recension de Balbuciendo pour la revue Europe en 2013, Jérôme Thélot donne aussi l’une des clés de ce « livre de déploration et de fureur resserrées sur le plus vif de leur souffrance » en le qualifiant de « livre orphique ». Au micro de plusieurs émissions de France Culture, de Sophie Nauleau (« ça rime à quoi ») à Alain Veinstein (« du jour au lendemain »), Michèle Finck s’est essayée à parler de l’épreuve initiatique qu’a été Balbuciendo et insiste toujours sur le fait que la poésie est pour elle une condition de vie .
Le rôle crucial de la musique, dès l’enfance et l’adolescence, trouve son accomplissement dans le troisième livre de poèmes, La Troisième main, (Arfuyen, 2015) récompensé aujourd’hui par le Prix Louise Labé. Ce livre, composé de cent poèmes d’extase musicale, a été écrit dans le noir et la pénombre, après une opération de la cataracte. Placé sous le signe d’une exergue empruntée au poème « La musique » d’Akhmatova, qui confirme l’importance depuis L’Ouïe éblouie de la poésie russe féminine (Akhmatova, Tsvétaïéva), ce livre est composé de sept sections, dont les titres contribuent à éclairer peu à peu le mystère de la musique : « Vers l’au-delà du son », « Musique : opus neige et feu », « Pianordalie », « Violoncelle psychopompe », « Musique devance l’adieu », « Golgotha d’une femme », « Musique heurte néant ». En tête de chaque poème, apparaissent le nom du compositeur, le titre de l’œuvre et le nom des interprètes. Il y va de poèmes qui s’écoutent comme des transcriptions ou des transpositions d’œuvres musicales, grâce auxquelles le lecteur – auditeur chemine de Bach à Bartok, de Liszt à Ligeti en passant par Gerschwin et Billie Holiday. Comme l’écrit François Lallier dans Europe en mai 2015, il y va d’une découverte de la « force mystérieuse de guérison, de réparation » de la musique, « la matière sonore se faisant, dans la nuit, illumination » et chaque poème étant « audition illuminatrice ». Dans Poezibao (novembre 2015), Patrick Née écrit un article sur ce livre intitulé Ut musica poesis : « Sans doute depuis Pierre Jean Jouve n’a-t-on pas pu lire en français un Ut musica poesis aussi profond que celui qu’offre – avec une telle intensité émotionnelle servie par de tels dons d’expression- Michèle Finck dans sa Troisième Main ».
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Ouvrages publiés
Poésie :
- L’Ouïe éblouie, avec des gouaches de Coline Bruges-Renard, édition Voix d’encre, 2007.
- Balbuciendo, Arfuyen, Paris-Orbey, 2012.
- La Troisième Main, Arfuyen, Paris-Orbey, 2015 (Prix Louise Labé).
Livres de poèmes bibliophiliques :
- Midrasch de la mer, avec des photos et des peintures de Laury Aime, préface de Claude Vigée, édition Udnie-Lorimage, 2002.
- Le Piano à quatre mains,avec des peintures de Laury Aime, traduit en anglais, allemand, italien, accompagné d’un CD, préface de Jean Rouch, édition Udnie-Lorimage, 2003.
- Les Larmes de l’oreille, avec des peintures de Pierre Lehec, Poliphile, 2006.
- Triptyque, avec des dessins de Coline Bruges-Renard, Dérive Hâtive, 2014.
- Presqu’ailes, dessins de C. Bruges-Renard, ibid, 2014 .
- Solstice du son, dessins de C. Bruges-Renard, ibid , 2015.
- Spirales du silence, dessins de C. Bruges-Renard, ibid, 2015.
- A la voix qui sait, dessins de C. Bruges-Renard, ibid, 2015.
- Lumière de l’obscur, dessins de C. Bruges-Renard, ibid, 2015.
- Soliloque, dessins de C. Bruges-Renard, ibid, 2015.
- Peau d’âme, dessins de C. Brugges-Renard, ibid, 2015 .
- Présage, dessins de C. Bruges-Renard, ibid. 2015.
- Bégaiement, dessins de C. Bruges-Renard, ibid. 2015.
Essais :
- Yves Bonnefoy, le simple et le sens, José Corti, 1989 (réédition 2015).
- Poésie et dans à l’époque moderne, Corps provisoire, Armand Colin, 1992.
- Poésie moderne et musique, ‘Vorrei e non vorrei’, Essai de poétique du son, Chamion, 2004.
- Giacometti et les poètes, ‘Si tu veux voir, écoute’, Hermann, 2012.
- Epiphanies musicales en poésie moderne, de Rilke à Bonnefoy : Le musicien panseur, Champion, 2014.
Directions et co-direction d’ouvrages collectifs :
- Claude Vigée, La Terre et le souffle, Albin Michel, 1992.
- Yves Bonnefoy, Poésie, peinture, musique, Presses universitaires de Strasbourg, 1995.
- Yves Bonnefoy et l’Europe du XXème siècle, ibid, 2003.
- Ecriture et silence au XXème siècle, ibid., 2010.
- Yves Bonnefoy : poésie et dialogue, ibid., 2013.
- Littérature comparée et correspondance des arts, ibid.,2014.
- Alain Suied : l’attention à l’autre, ibid.,2015.
Scénario pour le cinéma :
La Momie à mi-mots, film de Laury Granier (avec Carolyn Carlson, Jean Rouch, Philippe Léotard), moyen-métrage couleur, 1996.
EXTRAITS
Extraits de Balbuciendo (Arfuyen, 2012)
TRIPTYQUE POUR LE PERE MORT
1
« Continuons d'œuvrer »
Dans la lumière crue d'une chambre d'hôpital, brûler au chevet du père mourant. Se souvenir qu'au sortir du coma, il avait des sourires de bébé d'une douceur qui n'existe que chez Schubert. Tandis qu il agonise, être saisie par le contraste entre la tension de la bouche grande ouverte, tordue sur le visage en sueur, et le calme des mains, qui reposent sans peser, en paix sur les draps gonflés par la respiration ventrale. Ecouter le médecin répéter que l'hémorragie a fait tripler de volume le cerveau. Découvrir qu'il y a le mot « rien » dans le prénom du père « Adrien ». Ouvrir de nouvelles portes de douleur à l'intérieur de soi. Etre frappée par l'inutilité de la montre au poignet gauche du mourant. Sortir pour vomir, puis pour manger.
Au retour, le trouver mort: avec la même inquiétude dans les plis de la bouche et la même sérénité dans la pose délicate des mains. Se demander qui de la bouche ou des mains dit la vérité sur la mort. Craindre qu'une mouche ne s'engouffre dans la bouche béante. S'apercevoir soudain que la montre au poignet du mort a disparu. Deviner que quelqu'un a volé la montre, alors que le père était mourant ou déjà mort. Un voleur sordide? Ou un voleur généreux, venu couper le cordon ombilical qui reliait encore le mort au temps?
A voix très basse et un peu tremblante, pendant que le corps commence à se rigidifier, de plus en plus jaunâtre et froid, psalmodier par cœur, sans que les larmes ne caillent dans les yeux, la lettre de Goethe à Zelter du 19 mars 1827: « Continuons d'oeuvrer. La pensée de la mort me laisse parfaitement calme, car j'ai la ferme conviction que notre esprit est une substance de nature tout à fait indestructible, qui continue d'œuvrer d'éternité en éternité. » Entendre l'entrechoquement dans le crâne du doute et de l'espoir, comme deux percussions que l'on heurte l'une contre autre avec violence puis qui vibrent à l’infini avant de retourner au silence. Comprendre que peu importe qui l’emporte du doute ou de l’espoir, si nous « continuons d’œuvrer ».
2
« Ce qu'a vu le vent d'Ouest »
Debussy
Etre seule sur cette terrasse, en surplomb au-dessus du golfe de Porto-Vecchio, et écrire. Jour après jour, en écrivant, apprendre à aimer la vie après un deuil. Apprendre à déchiffrer les infinies tessitures des couleurs quand resplendit le soleil du soir : au premier plan, l'éclat mauve des grappes de bougainvilliers; puis l'argenté des chênes verts entrecoupé par les verts plus sombres des cyprès ou par les verts citronnés de lumière des grands pins; puis le bleu moiré de la mer méditerranée scandé par les blancs rythmiques des voiliers; et à l'horizon la découpe bleu¬ vert du cirque des montagnes qui bercent la baie jusqu'à ce qu'elle s'endorme et que s'allument et se réverbèrent, une à une, dans le crépuscule or-rose les lumières serpentines du port. Apprendre à déchiffrer les nuances infinitésimales du chant du vent d'ouest dont les étreintes, les rafales souples, tintinnabulantes, soulignent encore la précision et l’intensité des couleurs : chant plus sourd dans le touffu des pins, plus aigu dans les chênes verts, plus guttural dans les cyprès, plus mat dans les élytres des eucalyptus.
Jour après jour, en écrivant, désirer être jetée, après la mort, n'importe où dans la mer, comme on jetait en Inde les corps des enfants morts dans le Gange.
En état d'apesanteur, écouter l'inconnu monter en soi : dans les vibrations de la chaleur, parmi les rumeurs du vent d'ouest, entendre tout à coup quelque chose comme la voix assourdie et tremblante du père mort. S'apercevoir que la découpe des montagnes au loin (comment ne pas l'avoir vu plus tôt ?) correspond à l'exacte découpe (mais plus calme, plus apaisée) de son profil sur son lit de mort. Héler le vent, par psalmodies, balbuciendo : « Pourquoi, mon père, pourquoi avoir demandé à être incinéré ? Pourquoi le feu ? Pourquoi n'avoir pas laissé aux vivants les os, les reliques ? »
Mais (comme souvent dans les rêves) ne pas parvenir à comprendre ce que répondent peut-¬être les cendres de cette voix, que le vent d'ouest amplifie et éparpille au large et qui ensemencent la mémoire de leur énigme fatale.
3
In memoriam
Savoir depuis toujours que le père voulait que sur sa pierre tombale en granit rouge corail soit écrite la formule latine « In memoriam ». Devoir lutter contre le marbrier qui s'obstine plusieurs fois, incompréhensiblement, à écrire "In mémoriam" avec un accent aigu. Corriger l’erreur du marbrier, jour après jour, avec acharnement et opiniâtreté. Avoir en mémoire le récit de Rilke consacré au poète Félix Arvers qui, dans la tension de son agonie, parvient à repousser le moment de sa mort pour corriger une religieuse qui, à côté de lui, prononce « collidor » au lieu de « corridor ». « C'était un poète et il haïssait l'à peu près », écrit Rilke. Ainsi le père. Contre le marbrier, à force de résistance et de persévérance, obtenir finalement gain de cause. Mais nuit après nuit, dans les pluies battantes des cauchemars, continuer à essayer, encore et toujours, de mettre le feu à l'accent aigu comme si c'était essayer de mettre fin à la mort.
TRIPTYQUE D’ITALIE
1
Ephéméride de Paestum
Paestum. Syrinx de pins, de bambous et d’écume.
Les bleus marins font la roue avec des cris de paons.
Les montagnes prennent le large à voiles silencieuses
Vers la côte amalfitaine amarrée à la brume.
Au loin Capri se consume, invisible sauf au soleil du soir.
(Mais si visible le souvenir de nos ailes fragiles
Au-dessus des vignes d’Anacapri vers Monte Solario).
Le filmeur de nuages lévite sur la plage.
La mer dicte et commente l’écriture quotidienne
Avec la rumeur sourde des vagues et des remous.
Le vent arrache les pages d’angoisse et les déchire.
La mémoire souffle des bulles de savon vers le large.
Il y a en nous un dépot de mort qu’il faut enterrer ici.
Poseidonia. Plus de deux mille cinq cent ans déjà
Que les temples tournoient au-dessus du crâne du temps.
Mais l’os maniaque creuse des trous avec une pelle d’enfant
Dans la poussière des têtes tombées des métopes de la peur.
Le chant du plongeur suspendu dans le vide entre vie
Et mort nous illumine un instant: ainsi la poésie.
2
Passages de nuages en Sicile
Isola di Capo Passero, pointe sud rude de l’Europe.
Fin du monde pour nuages migrateurs.
Profils de rocs rongés par le ressac. Au large,
Je fais la planche, île moi aussi, songe qui dérive.
Une mouette se pose au centre du nombril.
S’éclaire un nuage: phare vers quelle houle?
Parfois la mer est si haute qu’on ne sait
Si on saute dans les vagues ou les nuages.
Notes de nuages, nids de silence.
Si solaires qu’y pousse le citron.
Noto, le baroque arraché au tremblement de terre.
Les têtes torses du palais Villadorata
Sont les miroirs de pierres des nuages.
Sirènes, vieillards, sphinx, griffons: nos métamorphoses.
Buffets d’orgues des nuages vocalises
De Vivaldi éparses dans le ciel.
Pentes mystiques de l’Etna, gutturales, rosseliniennes.
A gravir quand l’ombre sombre des nuages les dévalent
Et que stridulent leurs crânes échappés des cratères.
Alors s’allument des visages dans l’ossuaire des rocs.
Prière aux nuages ce soir pour le cri d’enfant
De l’os sans dieu.
Taormina théâtre grec où les nuages derviches-tourneurs
Tournoient dans leurs rêves au milieu des acteurs.
Et toujours derrière les nuages un couteau
Prêt à disséquer les entrailles de l’amour.
Tarentelles de nuages pastels rythmées
Par les tambourins à rubans transparents des vagues.
Moelles de nuages à Syracuse où le théâtre et la mort
Gradins et nécropoles lévitent dans le bleu.
L’oreille de Denys, utérine, écoute l’arrière-gorge des tombes.
Duo la nuit à Ortygie, derrière le duomo où le dorique
Chante avec le baroque, deux hommes sur un pas de porte,
Viole et guitare , poussière d’or des sons.
La musique nous apprend à décalquer les nuages.
Courses de nuages derrière la voiture, spirales d’anges.
Et soudain, villa romaine del Casale, flûtes
De nuages dansant au rythme des dauphins en mosaïque.
Soir d’orage, motos de nuages pétaradant,
Piazza Armerina, in memoriam Roma de Fellini.
Nuages, nos traces de pas presque effacés dans l’air.
Traversée par un rayon de nuage,
À Modica, devant la casa de Quasimodo,
Alors qu’au fond San Giorgio flamboie.
Ed è subito sera.
Écume de nuages, déjà disparue.
Rien sur l’os que quelques bulles de salive
Laissée par la vague du baroque.
Pluie jusqu’à Agrigente puis glossolalie de lumière crue
Sur la Vallée des Temples. Nuages, architraves en vol.
Ils nous enroulent dans les voiles du temps que le vent arrache,
Laissant voir, quand nous marchons la nuit entre les temples
Illuminés, nos squelettes d’écume brûlés de trous noirs.
Nuages, arbres de vie dans le ciel torse.
Mues de quel dieu à venir?
Tu filmes les nuages. Je les filme en mots.
Nous nous rencontrons parfois à une bifurcation du ciel.
Pauvres nous serions sans l’improvisation des nuages
Qui nous apprennent à resplendir et à passer.
3
Notes de Selinunte
Percussions émeraudes et mauves des vagues
Sur la plage de dunes et de lys sauvages
Heurtent contre la douleur et l’assourdissent un peu.
Derviche-tourneur de la caméra tu planes
Au-dessus des sables avec tes doigts de papyrus
Et soliloques ailé face au cosmos.
Des brouillards de chaleur tournoient autour des corps
Ébréchés et en voilent les plaies argentées.
L’écume recouvre les cruautés conjugales
D’une traîne de mariée aérienne et légère.
Nous mues d’eucalyptus parmi les coquillages morts.
Nous vents dans les joncs enlacés, nous vents.
Vus de la mer les temples de Selinunte
Voguent sur le temps avec leurs mâts doriques.
Le vide hisse les voiles du ciel.
Au loin le temple de Segeste lévite
De calme dans les montagnes en vol.
Dégradés de douleur jusqu’au presque effacement
Trompeur dans le lait bleu du large au soleil du soir.
S’illuminent un à un les lys au-dessus desquels
Nous nous penchons comme sur une mémoire étoilée
Lointaine dont seul le parfum craille encore dans l’humus.
Selinunte: l’os et le lys.
Respire - le avant que le linceul fantôme
De la lune rousse ne disparaisse dans la mer:
Mirage comme nous un instant éclairé puis éteint.
J’écris pour quelqu’un menotté de douleur
Qui regarde le noir se balafrer de rêves.
Bégaiement
Cratère de fatigue, ventrale, cervicale. Assez.
La lumière d’hiver crie d’anges que je ne peux rejoindre.
La douleur tord la chevelure d’hortensia de la mémoire.
Une voix de ruminant bégaie à l’oreille:
« Dieu me meut ». Ou est-ce: « Dieu me
Ment »? Le destin se joue à la lettre près
Et on n’entend pas distinctement cette lettre.
Mais le tapage cesse. Un peu de bleu monte au crâne.
Chaque côte est peinte en or par un peintre invisible :
Échelle intérieure à gravir jusqu’à l’œil du cœur.
Scriptorium
Écriture: tour, terre, terrier, trou.
À-pic du cri dans l’œil de la gorge.
Les mots titubent atterrés de mémoire.
Les souvenirs brûlent le vagin du visage.
Une étoile anonyme essuie les larmes.
Les onomatopées de l’os tournoient.
Poème : scansion du noir, balbuciendo.
***
Extraits de La Troisième Main (Arfuyen, 2015)
Berio : Sequenza III.
Cathy Berberian : soprano.
Borborygme. Éjaculation de voix criée.
Éclatée. Écartelée. Écorchée. Équarrie.
Le sexe des morts grandit dans les interstices
Entre les notes. Sons toussés. Troués. Torrides.
Hululements utérins. Extase. Basculée hors.
Berio : Recital I for Cathy.
Cathy Berberian. London Sinfonietta.
« There must be some place in this world that
Isn’t a theater (always this need for words) ».
Monologue en éclats. Orgasme
Sonore. Zigzags acoustiques pulvérisés.
Polyglottes. Électrochocs. La vulve de la voix
Jubile. Gutturale. Chirurgicale. Calcinée.
Hurlante. Chat-huante. Utérinétoilée.
Strauss : Elektra.
Giuseppe Sinopoli. Alessandra Marc.
Orchestre philharmonique de Vienne.
Électre : « Allein ! Weh, ganz allein !
Agamemnon, Agamemnon, wo bist du Vater ? »
Voix de femme seule face au néant.
Sans père. Sans homme. Sans larme.
Étire le « a » de « Vater » jusqu’aux astres.
Balafre le néant de son cri orphelin.
Béante de tous ses orifices. Béante.
Livret de Hofmannsthal (d’après Sophocle).
Electre : « Seule ! Hélas ! Complètement seule !
Agamemnon, Agamemnon, où es-tu, père ? »
Chostakovitch : Six poèmes de Marina Tsvétaïeva.
Bernard Haitink. Ortrun Wenkel.
« O muza platcha, prekrasnejchaya iz muz !
I ia dariu tebe svoj kolokolnyj grad,
Akhmatova ! i siertse svoie v pridachu ».
Contralto creuse les graves. Creuse.
Lave de voix basse et nue. Chirurgicale.
Larmes pleurées et non pleurées. Galactiques.
Âpres. Percussion. Silence expectoré.
Don. Torche de sons brûlés vifs. Don.
Marina Tsvétaïeva : « À Anna Akhmatova »
« O muse des larmes, la plus belle des muses !
Je te fais don de ma cité aux mille clochers,
Akhmatova – et j’y ajoute mon cœur ».
Billie Holiday : Who wants love ?
Yeux de l’âme saignent. Oreilles
De l’âme saignent. Voix arcboutée
Autour d’une fêlure ventrale. Ailes noires
Dans les nuits blanches. Transe utérine.
Body and soul. Perce-neige noire crie.
Billie Holiday : Strange fruit.
.
Voix noire serre le gosier. Serre.
O Harlem, Harlem, Harlem !
Voix noire croque la pomme. Croque
La pomme jusqu’au trognon. Crie l’amour
Jusqu’au râle. Acre. Jazz pour pas crever.
TRIPTYQUE POUR LE PERE MORT
1
« Continuons d'œuvrer »
Dans la lumière crue d'une chambre d'hôpital, brûler au chevet du père mourant. Se souvenir qu'au sortir du coma, il avait des sourires de bébé d'une douceur qui n'existe que chez Schubert. Tandis qu il agonise, être saisie par le contraste entre la tension de la bouche grande ouverte, tordue sur le visage en sueur, et le calme des mains, qui reposent sans peser, en paix sur les draps gonflés par la respiration ventrale. Ecouter le médecin répéter que l'hémorragie a fait tripler de volume le cerveau. Découvrir qu'il y a le mot « rien » dans le prénom du père « Adrien ». Ouvrir de nouvelles portes de douleur à l'intérieur de soi. Etre frappée par l'inutilité de la montre au poignet gauche du mourant. Sortir pour vomir, puis pour manger.
Au retour, le trouver mort: avec la même inquiétude dans les plis de la bouche et la même sérénité dans la pose délicate des mains. Se demander qui de la bouche ou des mains dit la vérité sur la mort. Craindre qu'une mouche ne s'engouffre dans la bouche béante. S'apercevoir soudain que la montre au poignet du mort a disparu. Deviner que quelqu'un a volé la montre, alors que le père était mourant ou déjà mort. Un voleur sordide? Ou un voleur généreux, venu couper le cordon ombilical qui reliait encore le mort au temps?
A voix très basse et un peu tremblante, pendant que le corps commence à se rigidifier, de plus en plus jaunâtre et froid, psalmodier par cœur, sans que les larmes ne caillent dans les yeux, la lettre de Goethe à Zelter du 19 mars 1827: « Continuons d'oeuvrer. La pensée de la mort me laisse parfaitement calme, car j'ai la ferme conviction que notre esprit est une substance de nature tout à fait indestructible, qui continue d'œuvrer d'éternité en éternité. » Entendre l'entrechoquement dans le crâne du doute et de l'espoir, comme deux percussions que l'on heurte l'une contre autre avec violence puis qui vibrent à l’infini avant de retourner au silence. Comprendre que peu importe qui l’emporte du doute ou de l’espoir, si nous « continuons d’œuvrer ».
2
« Ce qu'a vu le vent d'Ouest »
Debussy
Etre seule sur cette terrasse, en surplomb au-dessus du golfe de Porto-Vecchio, et écrire. Jour après jour, en écrivant, apprendre à aimer la vie après un deuil. Apprendre à déchiffrer les infinies tessitures des couleurs quand resplendit le soleil du soir : au premier plan, l'éclat mauve des grappes de bougainvilliers; puis l'argenté des chênes verts entrecoupé par les verts plus sombres des cyprès ou par les verts citronnés de lumière des grands pins; puis le bleu moiré de la mer méditerranée scandé par les blancs rythmiques des voiliers; et à l'horizon la découpe bleu¬ vert du cirque des montagnes qui bercent la baie jusqu'à ce qu'elle s'endorme et que s'allument et se réverbèrent, une à une, dans le crépuscule or-rose les lumières serpentines du port. Apprendre à déchiffrer les nuances infinitésimales du chant du vent d'ouest dont les étreintes, les rafales souples, tintinnabulantes, soulignent encore la précision et l’intensité des couleurs : chant plus sourd dans le touffu des pins, plus aigu dans les chênes verts, plus guttural dans les cyprès, plus mat dans les élytres des eucalyptus.
Jour après jour, en écrivant, désirer être jetée, après la mort, n'importe où dans la mer, comme on jetait en Inde les corps des enfants morts dans le Gange.
En état d'apesanteur, écouter l'inconnu monter en soi : dans les vibrations de la chaleur, parmi les rumeurs du vent d'ouest, entendre tout à coup quelque chose comme la voix assourdie et tremblante du père mort. S'apercevoir que la découpe des montagnes au loin (comment ne pas l'avoir vu plus tôt ?) correspond à l'exacte découpe (mais plus calme, plus apaisée) de son profil sur son lit de mort. Héler le vent, par psalmodies, balbuciendo : « Pourquoi, mon père, pourquoi avoir demandé à être incinéré ? Pourquoi le feu ? Pourquoi n'avoir pas laissé aux vivants les os, les reliques ? »
Mais (comme souvent dans les rêves) ne pas parvenir à comprendre ce que répondent peut-¬être les cendres de cette voix, que le vent d'ouest amplifie et éparpille au large et qui ensemencent la mémoire de leur énigme fatale.
3
In memoriam
Savoir depuis toujours que le père voulait que sur sa pierre tombale en granit rouge corail soit écrite la formule latine « In memoriam ». Devoir lutter contre le marbrier qui s'obstine plusieurs fois, incompréhensiblement, à écrire "In mémoriam" avec un accent aigu. Corriger l’erreur du marbrier, jour après jour, avec acharnement et opiniâtreté. Avoir en mémoire le récit de Rilke consacré au poète Félix Arvers qui, dans la tension de son agonie, parvient à repousser le moment de sa mort pour corriger une religieuse qui, à côté de lui, prononce « collidor » au lieu de « corridor ». « C'était un poète et il haïssait l'à peu près », écrit Rilke. Ainsi le père. Contre le marbrier, à force de résistance et de persévérance, obtenir finalement gain de cause. Mais nuit après nuit, dans les pluies battantes des cauchemars, continuer à essayer, encore et toujours, de mettre le feu à l'accent aigu comme si c'était essayer de mettre fin à la mort.
TRIPTYQUE D’ITALIE
1
Ephéméride de Paestum
Paestum. Syrinx de pins, de bambous et d’écume.
Les bleus marins font la roue avec des cris de paons.
Les montagnes prennent le large à voiles silencieuses
Vers la côte amalfitaine amarrée à la brume.
Au loin Capri se consume, invisible sauf au soleil du soir.
(Mais si visible le souvenir de nos ailes fragiles
Au-dessus des vignes d’Anacapri vers Monte Solario).
Le filmeur de nuages lévite sur la plage.
La mer dicte et commente l’écriture quotidienne
Avec la rumeur sourde des vagues et des remous.
Le vent arrache les pages d’angoisse et les déchire.
La mémoire souffle des bulles de savon vers le large.
Il y a en nous un dépot de mort qu’il faut enterrer ici.
Poseidonia. Plus de deux mille cinq cent ans déjà
Que les temples tournoient au-dessus du crâne du temps.
Mais l’os maniaque creuse des trous avec une pelle d’enfant
Dans la poussière des têtes tombées des métopes de la peur.
Le chant du plongeur suspendu dans le vide entre vie
Et mort nous illumine un instant: ainsi la poésie.
2
Passages de nuages en Sicile
Isola di Capo Passero, pointe sud rude de l’Europe.
Fin du monde pour nuages migrateurs.
Profils de rocs rongés par le ressac. Au large,
Je fais la planche, île moi aussi, songe qui dérive.
Une mouette se pose au centre du nombril.
S’éclaire un nuage: phare vers quelle houle?
Parfois la mer est si haute qu’on ne sait
Si on saute dans les vagues ou les nuages.
Notes de nuages, nids de silence.
Si solaires qu’y pousse le citron.
Noto, le baroque arraché au tremblement de terre.
Les têtes torses du palais Villadorata
Sont les miroirs de pierres des nuages.
Sirènes, vieillards, sphinx, griffons: nos métamorphoses.
Buffets d’orgues des nuages vocalises
De Vivaldi éparses dans le ciel.
Pentes mystiques de l’Etna, gutturales, rosseliniennes.
A gravir quand l’ombre sombre des nuages les dévalent
Et que stridulent leurs crânes échappés des cratères.
Alors s’allument des visages dans l’ossuaire des rocs.
Prière aux nuages ce soir pour le cri d’enfant
De l’os sans dieu.
Taormina théâtre grec où les nuages derviches-tourneurs
Tournoient dans leurs rêves au milieu des acteurs.
Et toujours derrière les nuages un couteau
Prêt à disséquer les entrailles de l’amour.
Tarentelles de nuages pastels rythmées
Par les tambourins à rubans transparents des vagues.
Moelles de nuages à Syracuse où le théâtre et la mort
Gradins et nécropoles lévitent dans le bleu.
L’oreille de Denys, utérine, écoute l’arrière-gorge des tombes.
Duo la nuit à Ortygie, derrière le duomo où le dorique
Chante avec le baroque, deux hommes sur un pas de porte,
Viole et guitare , poussière d’or des sons.
La musique nous apprend à décalquer les nuages.
Courses de nuages derrière la voiture, spirales d’anges.
Et soudain, villa romaine del Casale, flûtes
De nuages dansant au rythme des dauphins en mosaïque.
Soir d’orage, motos de nuages pétaradant,
Piazza Armerina, in memoriam Roma de Fellini.
Nuages, nos traces de pas presque effacés dans l’air.
Traversée par un rayon de nuage,
À Modica, devant la casa de Quasimodo,
Alors qu’au fond San Giorgio flamboie.
Ed è subito sera.
Écume de nuages, déjà disparue.
Rien sur l’os que quelques bulles de salive
Laissée par la vague du baroque.
Pluie jusqu’à Agrigente puis glossolalie de lumière crue
Sur la Vallée des Temples. Nuages, architraves en vol.
Ils nous enroulent dans les voiles du temps que le vent arrache,
Laissant voir, quand nous marchons la nuit entre les temples
Illuminés, nos squelettes d’écume brûlés de trous noirs.
Nuages, arbres de vie dans le ciel torse.
Mues de quel dieu à venir?
Tu filmes les nuages. Je les filme en mots.
Nous nous rencontrons parfois à une bifurcation du ciel.
Pauvres nous serions sans l’improvisation des nuages
Qui nous apprennent à resplendir et à passer.
3
Notes de Selinunte
Percussions émeraudes et mauves des vagues
Sur la plage de dunes et de lys sauvages
Heurtent contre la douleur et l’assourdissent un peu.
Derviche-tourneur de la caméra tu planes
Au-dessus des sables avec tes doigts de papyrus
Et soliloques ailé face au cosmos.
Des brouillards de chaleur tournoient autour des corps
Ébréchés et en voilent les plaies argentées.
L’écume recouvre les cruautés conjugales
D’une traîne de mariée aérienne et légère.
Nous mues d’eucalyptus parmi les coquillages morts.
Nous vents dans les joncs enlacés, nous vents.
Vus de la mer les temples de Selinunte
Voguent sur le temps avec leurs mâts doriques.
Le vide hisse les voiles du ciel.
Au loin le temple de Segeste lévite
De calme dans les montagnes en vol.
Dégradés de douleur jusqu’au presque effacement
Trompeur dans le lait bleu du large au soleil du soir.
S’illuminent un à un les lys au-dessus desquels
Nous nous penchons comme sur une mémoire étoilée
Lointaine dont seul le parfum craille encore dans l’humus.
Selinunte: l’os et le lys.
Respire - le avant que le linceul fantôme
De la lune rousse ne disparaisse dans la mer:
Mirage comme nous un instant éclairé puis éteint.
J’écris pour quelqu’un menotté de douleur
Qui regarde le noir se balafrer de rêves.
Bégaiement
Cratère de fatigue, ventrale, cervicale. Assez.
La lumière d’hiver crie d’anges que je ne peux rejoindre.
La douleur tord la chevelure d’hortensia de la mémoire.
Une voix de ruminant bégaie à l’oreille:
« Dieu me meut ». Ou est-ce: « Dieu me
Ment »? Le destin se joue à la lettre près
Et on n’entend pas distinctement cette lettre.
Mais le tapage cesse. Un peu de bleu monte au crâne.
Chaque côte est peinte en or par un peintre invisible :
Échelle intérieure à gravir jusqu’à l’œil du cœur.
Scriptorium
Écriture: tour, terre, terrier, trou.
À-pic du cri dans l’œil de la gorge.
Les mots titubent atterrés de mémoire.
Les souvenirs brûlent le vagin du visage.
Une étoile anonyme essuie les larmes.
Les onomatopées de l’os tournoient.
Poème : scansion du noir, balbuciendo.
***
Extraits de La Troisième Main (Arfuyen, 2015)
Berio : Sequenza III.
Cathy Berberian : soprano.
Borborygme. Éjaculation de voix criée.
Éclatée. Écartelée. Écorchée. Équarrie.
Le sexe des morts grandit dans les interstices
Entre les notes. Sons toussés. Troués. Torrides.
Hululements utérins. Extase. Basculée hors.
Berio : Recital I for Cathy.
Cathy Berberian. London Sinfonietta.
« There must be some place in this world that
Isn’t a theater (always this need for words) ».
Monologue en éclats. Orgasme
Sonore. Zigzags acoustiques pulvérisés.
Polyglottes. Électrochocs. La vulve de la voix
Jubile. Gutturale. Chirurgicale. Calcinée.
Hurlante. Chat-huante. Utérinétoilée.
Strauss : Elektra.
Giuseppe Sinopoli. Alessandra Marc.
Orchestre philharmonique de Vienne.
Électre : « Allein ! Weh, ganz allein !
Agamemnon, Agamemnon, wo bist du Vater ? »
Voix de femme seule face au néant.
Sans père. Sans homme. Sans larme.
Étire le « a » de « Vater » jusqu’aux astres.
Balafre le néant de son cri orphelin.
Béante de tous ses orifices. Béante.
Livret de Hofmannsthal (d’après Sophocle).
Electre : « Seule ! Hélas ! Complètement seule !
Agamemnon, Agamemnon, où es-tu, père ? »
Chostakovitch : Six poèmes de Marina Tsvétaïeva.
Bernard Haitink. Ortrun Wenkel.
« O muza platcha, prekrasnejchaya iz muz !
I ia dariu tebe svoj kolokolnyj grad,
Akhmatova ! i siertse svoie v pridachu ».
Contralto creuse les graves. Creuse.
Lave de voix basse et nue. Chirurgicale.
Larmes pleurées et non pleurées. Galactiques.
Âpres. Percussion. Silence expectoré.
Don. Torche de sons brûlés vifs. Don.
Marina Tsvétaïeva : « À Anna Akhmatova »
« O muse des larmes, la plus belle des muses !
Je te fais don de ma cité aux mille clochers,
Akhmatova – et j’y ajoute mon cœur ».
Billie Holiday : Who wants love ?
Yeux de l’âme saignent. Oreilles
De l’âme saignent. Voix arcboutée
Autour d’une fêlure ventrale. Ailes noires
Dans les nuits blanches. Transe utérine.
Body and soul. Perce-neige noire crie.
Billie Holiday : Strange fruit.
.
Voix noire serre le gosier. Serre.
O Harlem, Harlem, Harlem !
Voix noire croque la pomme. Croque
La pomme jusqu’au trognon. Crie l’amour
Jusqu’au râle. Acre. Jazz pour pas crever.