BIOBIBLIOGRAPHIE
Nicole Cadène est historienne, chercheuse associée à l’UMR TELEMMe (AMU-CNRS), membre du GeFeM (Genre, Femmes, Méditerranée). Ses recherches, abordées dans une perspective micro-historique, sont axées sur les héroïnes de l’histoire, l’historiographie féminine, l’écriture de soi et l’histoire des féminismes. Elle prépare un livre sur Astié de Valsayre (1846-1915), fondatrice de la Ligue de l’affranchissement des femmes : Astié de Valsayre, le féminisme est un sport de combat.
Choix de publications
Ouvrages
Hubertine Auclert, Journal d’une suffragiste, édition présentée et annotée par Nicole Cadène, Paris, Gallimard, Folio Histoire, 2021.
lien
Nicole Cadène, Karine Lambert, Martine Lapied (dir.), Genre, récits et usages de la transgression, Aix-en-Provence, PUP, coll. « Penser le genre », 2020.
« Mon énigme éternel ». Marie-Edmée… une jeune fille française sous le Second Empire, Aix-en-Provence, PUP, coll. « Penser le genre », 2012..
lien
Colloques
« Une féministe de papier. Astié de Valsayre, des feux de l’actualité au temps de l’histoire», in Elsa Chaarani Lesourd, Laurence Denooz, Sylvie Thieblemont-Dollet (dir.), Pleins feux sur les femmes (in)visibles, PUN, 2021, p. 319-332.
« Marie Stuart trois fois martyre ? Relégitimations de la reine d’ Ecosse au XIXe siècle français », in Paul Chopelin, Sylvène Edouard (dir.), Le Sang des princes. Cultes et mémoires des souverains suppliciés, XVIe-XXIe siècle, Rennes, PUR, coll. “Histoire”, 2014, p. 199-210.lien
« Dalla vittoria di Corrichie alla sconfita di Langside : percorso di Maria Stuarda in veste d’amazzone attraverso la storiografia dell’Ottocento » in Cesarina Casanova, Vincenzo Lagioia (a cura di), Genere e Storia : persorsi, Bologna, Bononia University Press, 2014, p. 125-133.
« La broderie sur l’étendard. Les femmes face au modèle de Jeanne d’Arc, XIXe-XXe siècle » in Catherine Guyon, Magali Delavenne (dir.), De Domremy… à Tokyo : Jeanne d’Arc et la Lorraine, Nancy, PUN, 2013, p. 327-340.
« Marie-Edmée… ou l’ennui d’être femme. Journal d’une jeune catholique sous le Second Empire », in Goetschel Pascale, Granger Christophe, Richard Nathalie, Venayre Sylvain (dir.), L’Ennui, histoire d’un état d’âme, XIXe-XXe siècles, approches historiques, Paris, Publications de la Sorbonne, coll. « Homme et société », 2012, p. 161-175.
« Élise Voïart, une femme de lettres romantique, de la lumière à l’ombre », in François le Guennec (éd.) Femmes des Lumières et de l’Ombre. Un premier féminisme (1774-1830), Antibes, Éditions Vaillant, 2012, p. 163-172.
En ligne
« Marie Stuart dans le théâtre de la Restauration : reine de France ou d’Écosse ? » in Paul Mironneau, Gérard Lahouati (dir.), Figures de l’histoire de France dans le théâtre au tournant des Lumières 1760-1830, Oxford, Voltaire Foundation, SVEC, 2007, p. 247-256.
Ouvrages collectifs
« G(isèle) d’Estoc à la ligue de l’affranchissement des femmes, identification d’une féministe », in Genre, récits et usages de la transgression, Aix-en-Provence, PUP, coll. “Penser le genre”, 2020 p. 187 - 199.
« Écrire une vie, décrypter "un" énigme. Marie-Edmée… une jeune fille française sous le Second Empire », in Catherine Viollet, Danielle Constantin (dir.), Genre, sexes et sexualités. Que disent les manuscrits autobiographiques ? Rouen, Presses universitaires de Rouen et du Havre, coll. « Genre à lire… et à penser », Mont-Saint-Aignan, 2016, p. 75-83.
« En quête d’une historienne. Olga Dobiache-Rojdestvensky, une historienne russe reflétée dans sa correspondance avec Ferdinand Lot », in Jacques Guilhaumou, Karine Lambert, Anne Montenach, (dir.), Genre, Révolution, transgression, études offertes à Martine Lapied, Aix-en-Provence, PUP, coll. « Penser le genre », 2015, p. 143-153.
en ligne
« Le journal de Marie-Edmée… Créer, recréer la jeune fille idéale (France, XIXe siècle) », in Geneviève Dermenjian, Jacques Guilhaumou, Karine Lambert (dir.), La Place des femmes dans la cité, Aix-en-Provence, PUP, coll. « Penser le genre », 2012, p. 57-70. https://books.openedition.org/pup/35195
« L’invention du genre dans le journal de Marie-Edmée… », in Isabelle Luciani, Valérie Piétri (dir.), Écriture, récit, trouble(s) de soi, Aix-en-Provence, PUP, coll. « Le temps de l’histoire, 2012, p. 231-246.
en ligne
« De la contre-révolution au combat féministe : usages politiques de Marie Stuart en France » in Marie Stuart : une figure romantique ? La destinée artistique de la reine d’Ecosse au XIXe siècle, catalogue d’exposition, la Rochelle, 17 octobre 2009 - 18 janvier 2010, Versailles, Artlys, 2009, p. 63-79.
« Se construire historienne. Profils, écrits, parcours d’historiennes staëliennes des XIXe et XXe siècle : Lady Blennerhassett, Mme de Pange et Simone Balayé », in Nicole Pellegrin (dir.), Histoires d’historiennes, Saint-Étienne, Presses Universitaires de Saint-Étienne, coll. « l’École du genre », 2006, p. 333-348.
« La Petite sœur de Jeanne d’Arc. Marie-Edmée Pau ou le féminin à l’épreuve de l’héroïsme », avec Pierre-François Astor et Karine Lambert, in Geneviève Dermenjian, Martine Lapied, Jacques Guilhaumou (dir.), Le Panthéon des femmes, figures et représentations des héroïnes, Paris, Publisud, 2004, p. 91-109.
« Une historienne à l’ œuvre : la marquise de Forbin d’Oppède (1822-1884) », in Une passion de l’histoire, Histoire(s), mémoire(s) et Europe, hommage à Charles-Olivier Carbonell sous la direction de Christian Amalvi, Toulouse, Privat, 2002, p. 113-123.
Articles
« Jeanne d’Arc à Lesbos. La vie et les amours de Marie-Edmée… et de G(isèle) d’Estoc », Histoires littéraires, juillet-septembre 2018, vol. XIX, n° 75, p. 89-121.
« De la tragédie au drame historique : Marie Stuart sur la scène française au XIXe siècle », Théâtres du monde, n° 18, 2008, p. 101-117.
« L’histoire au féminin : la vie de Marie Stuart par Agnes Strickland », Romantisme n° 115, 1er trimestre 2002, p. 41-52.
En ligne :
Choix de publications
Ouvrages
Hubertine Auclert, Journal d’une suffragiste, édition présentée et annotée par Nicole Cadène, Paris, Gallimard, Folio Histoire, 2021.
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Nicole Cadène, Karine Lambert, Martine Lapied (dir.), Genre, récits et usages de la transgression, Aix-en-Provence, PUP, coll. « Penser le genre », 2020.
« Mon énigme éternel ». Marie-Edmée… une jeune fille française sous le Second Empire, Aix-en-Provence, PUP, coll. « Penser le genre », 2012..
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Colloques
« Une féministe de papier. Astié de Valsayre, des feux de l’actualité au temps de l’histoire», in Elsa Chaarani Lesourd, Laurence Denooz, Sylvie Thieblemont-Dollet (dir.), Pleins feux sur les femmes (in)visibles, PUN, 2021, p. 319-332.
« Marie Stuart trois fois martyre ? Relégitimations de la reine d’ Ecosse au XIXe siècle français », in Paul Chopelin, Sylvène Edouard (dir.), Le Sang des princes. Cultes et mémoires des souverains suppliciés, XVIe-XXIe siècle, Rennes, PUR, coll. “Histoire”, 2014, p. 199-210.lien
« Dalla vittoria di Corrichie alla sconfita di Langside : percorso di Maria Stuarda in veste d’amazzone attraverso la storiografia dell’Ottocento » in Cesarina Casanova, Vincenzo Lagioia (a cura di), Genere e Storia : persorsi, Bologna, Bononia University Press, 2014, p. 125-133.
« La broderie sur l’étendard. Les femmes face au modèle de Jeanne d’Arc, XIXe-XXe siècle » in Catherine Guyon, Magali Delavenne (dir.), De Domremy… à Tokyo : Jeanne d’Arc et la Lorraine, Nancy, PUN, 2013, p. 327-340.
« Marie-Edmée… ou l’ennui d’être femme. Journal d’une jeune catholique sous le Second Empire », in Goetschel Pascale, Granger Christophe, Richard Nathalie, Venayre Sylvain (dir.), L’Ennui, histoire d’un état d’âme, XIXe-XXe siècles, approches historiques, Paris, Publications de la Sorbonne, coll. « Homme et société », 2012, p. 161-175.
« Élise Voïart, une femme de lettres romantique, de la lumière à l’ombre », in François le Guennec (éd.) Femmes des Lumières et de l’Ombre. Un premier féminisme (1774-1830), Antibes, Éditions Vaillant, 2012, p. 163-172.
En ligne
« Marie Stuart dans le théâtre de la Restauration : reine de France ou d’Écosse ? » in Paul Mironneau, Gérard Lahouati (dir.), Figures de l’histoire de France dans le théâtre au tournant des Lumières 1760-1830, Oxford, Voltaire Foundation, SVEC, 2007, p. 247-256.
Ouvrages collectifs
« G(isèle) d’Estoc à la ligue de l’affranchissement des femmes, identification d’une féministe », in Genre, récits et usages de la transgression, Aix-en-Provence, PUP, coll. “Penser le genre”, 2020 p. 187 - 199.
« Écrire une vie, décrypter "un" énigme. Marie-Edmée… une jeune fille française sous le Second Empire », in Catherine Viollet, Danielle Constantin (dir.), Genre, sexes et sexualités. Que disent les manuscrits autobiographiques ? Rouen, Presses universitaires de Rouen et du Havre, coll. « Genre à lire… et à penser », Mont-Saint-Aignan, 2016, p. 75-83.
« En quête d’une historienne. Olga Dobiache-Rojdestvensky, une historienne russe reflétée dans sa correspondance avec Ferdinand Lot », in Jacques Guilhaumou, Karine Lambert, Anne Montenach, (dir.), Genre, Révolution, transgression, études offertes à Martine Lapied, Aix-en-Provence, PUP, coll. « Penser le genre », 2015, p. 143-153.
en ligne
« Le journal de Marie-Edmée… Créer, recréer la jeune fille idéale (France, XIXe siècle) », in Geneviève Dermenjian, Jacques Guilhaumou, Karine Lambert (dir.), La Place des femmes dans la cité, Aix-en-Provence, PUP, coll. « Penser le genre », 2012, p. 57-70. https://books.openedition.org/pup/35195
« L’invention du genre dans le journal de Marie-Edmée… », in Isabelle Luciani, Valérie Piétri (dir.), Écriture, récit, trouble(s) de soi, Aix-en-Provence, PUP, coll. « Le temps de l’histoire, 2012, p. 231-246.
en ligne
« De la contre-révolution au combat féministe : usages politiques de Marie Stuart en France » in Marie Stuart : une figure romantique ? La destinée artistique de la reine d’Ecosse au XIXe siècle, catalogue d’exposition, la Rochelle, 17 octobre 2009 - 18 janvier 2010, Versailles, Artlys, 2009, p. 63-79.
« Se construire historienne. Profils, écrits, parcours d’historiennes staëliennes des XIXe et XXe siècle : Lady Blennerhassett, Mme de Pange et Simone Balayé », in Nicole Pellegrin (dir.), Histoires d’historiennes, Saint-Étienne, Presses Universitaires de Saint-Étienne, coll. « l’École du genre », 2006, p. 333-348.
« La Petite sœur de Jeanne d’Arc. Marie-Edmée Pau ou le féminin à l’épreuve de l’héroïsme », avec Pierre-François Astor et Karine Lambert, in Geneviève Dermenjian, Martine Lapied, Jacques Guilhaumou (dir.), Le Panthéon des femmes, figures et représentations des héroïnes, Paris, Publisud, 2004, p. 91-109.
« Une historienne à l’ œuvre : la marquise de Forbin d’Oppède (1822-1884) », in Une passion de l’histoire, Histoire(s), mémoire(s) et Europe, hommage à Charles-Olivier Carbonell sous la direction de Christian Amalvi, Toulouse, Privat, 2002, p. 113-123.
Articles
« Jeanne d’Arc à Lesbos. La vie et les amours de Marie-Edmée… et de G(isèle) d’Estoc », Histoires littéraires, juillet-septembre 2018, vol. XIX, n° 75, p. 89-121.
« De la tragédie au drame historique : Marie Stuart sur la scène française au XIXe siècle », Théâtres du monde, n° 18, 2008, p. 101-117.
« L’histoire au féminin : la vie de Marie Stuart par Agnes Strickland », Romantisme n° 115, 1er trimestre 2002, p. 41-52.
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EXTRAIT: INCIPIT "SE CONSTRUIRE HISTORIENNE"
« Se constuire historienne »
« Mon père ne m’a fait venir ni d’une rose ni d’un chou ; je suis venue au monde dans un nénuphar du bassin de Neptune ». Par sa dimension fabuleuse, cette évocation de sa naissance par l’historienne Simone Balayé (1925-2002) évoque, quoique sous une forme atténuée, celle d’une déesse. Vénus, sans doute, à cause de la référence au bassin de Neptune, mais plus encore Athéna, sortie tout armée et casquée du crâne de son père, Zeus ou Poséidon, selon les versions. De ce mythe des origines, la mère paraît absente. Le désir du père occupe toute la place, il voue sa fille à un destin exceptionnel. « Pour [m]on père, ajoutait-elle, naître dans un chou ou une rose était par trop banal et sa fille ne pouvait être comme les autres. » Dès lors, le choix de l’histoire peut apparaître comme une réponse au désir paternel : lorsqu’en 1947 Simone Balayé, étudiante en Sorbonne, déposa son sujet de thèse sur Fiévée journaliste et correspondant secret de Napoléon Ier, les hommes occupaient une position hégémonique au sein de la discipline ; quelques décennies auparavant, l’histoire-science s’était définie par opposition à l’amateurisme, réputé féminin. Mais comment se construire historienne au sein d’une discipline dominée par les hommes et considérée comme virile ? Cela revient-il à adopter un « mauvais genre » ?
Il faut traverser les apparences et rechercher le féminin dans l’historiographie. La comparaison avec la mythologie peut nous y aider. Athéna avait aussi une mère, que Zeus avala au moment où elle allait enfanter, par crainte que l’enfant à naître ne vînt le supplanter ; c’est de sa mère, Metis, qu’Athéna tient sa sagesse. Simone Balayé ne termina pas sa thèse sur Joseph Fiévée, lui ayant substitué comme sujet d’étude Germaine de Staël. Dans l’un de ses écrits autobiographiques, elle place, à l’origine de cette conversion, sa rencontre avec Pauline de Broglie la comtesse de Pange, fondatrice en 1929 de la Société des études staëliennes, et s’inscrit dans une généalogie intellectuelle exclusivement féminine : « La vocation de Mme de Pange qui a déterminé la mienne, est née à la cour de Bavière » affirme-t-elle, avant de désigner la comtesse de Pange et lady Blennerhassett qui fut, à la fin du XIXe siècle, non la première biographe de Mme de Staël mais sa première historienne, respectivement comme « [sa] mère et [sa] grand-mère ».
Il faut donc analyser le lien qui relie ces historiennes à Mme de Staël, mesurer la distance qui sépare Corinne, incarnation du génie féminin et figure emblématique de l’amateure, de Simone Balayé, historienne professionnelle de renommée internationale. Et par conséquent s’interroger sur la manière dont chacune de ces historiennes liées par une forte solidarité inter-générationnelle forgea son identité intellectuelle, chacune dans un contexte différent. Outre leur oeuvre historique, toutes trois ont laissé des écrits personnels, correspondances, mémoires ou journaux intimes. Ces écrits d’ego-histoire apparaissent comme une source privilégiée pour aborder ces questions.
« Mon père ne m’a fait venir ni d’une rose ni d’un chou ; je suis venue au monde dans un nénuphar du bassin de Neptune ». Par sa dimension fabuleuse, cette évocation de sa naissance par l’historienne Simone Balayé (1925-2002) évoque, quoique sous une forme atténuée, celle d’une déesse. Vénus, sans doute, à cause de la référence au bassin de Neptune, mais plus encore Athéna, sortie tout armée et casquée du crâne de son père, Zeus ou Poséidon, selon les versions. De ce mythe des origines, la mère paraît absente. Le désir du père occupe toute la place, il voue sa fille à un destin exceptionnel. « Pour [m]on père, ajoutait-elle, naître dans un chou ou une rose était par trop banal et sa fille ne pouvait être comme les autres. » Dès lors, le choix de l’histoire peut apparaître comme une réponse au désir paternel : lorsqu’en 1947 Simone Balayé, étudiante en Sorbonne, déposa son sujet de thèse sur Fiévée journaliste et correspondant secret de Napoléon Ier, les hommes occupaient une position hégémonique au sein de la discipline ; quelques décennies auparavant, l’histoire-science s’était définie par opposition à l’amateurisme, réputé féminin. Mais comment se construire historienne au sein d’une discipline dominée par les hommes et considérée comme virile ? Cela revient-il à adopter un « mauvais genre » ?
Il faut traverser les apparences et rechercher le féminin dans l’historiographie. La comparaison avec la mythologie peut nous y aider. Athéna avait aussi une mère, que Zeus avala au moment où elle allait enfanter, par crainte que l’enfant à naître ne vînt le supplanter ; c’est de sa mère, Metis, qu’Athéna tient sa sagesse. Simone Balayé ne termina pas sa thèse sur Joseph Fiévée, lui ayant substitué comme sujet d’étude Germaine de Staël. Dans l’un de ses écrits autobiographiques, elle place, à l’origine de cette conversion, sa rencontre avec Pauline de Broglie la comtesse de Pange, fondatrice en 1929 de la Société des études staëliennes, et s’inscrit dans une généalogie intellectuelle exclusivement féminine : « La vocation de Mme de Pange qui a déterminé la mienne, est née à la cour de Bavière » affirme-t-elle, avant de désigner la comtesse de Pange et lady Blennerhassett qui fut, à la fin du XIXe siècle, non la première biographe de Mme de Staël mais sa première historienne, respectivement comme « [sa] mère et [sa] grand-mère ».
Il faut donc analyser le lien qui relie ces historiennes à Mme de Staël, mesurer la distance qui sépare Corinne, incarnation du génie féminin et figure emblématique de l’amateure, de Simone Balayé, historienne professionnelle de renommée internationale. Et par conséquent s’interroger sur la manière dont chacune de ces historiennes liées par une forte solidarité inter-générationnelle forgea son identité intellectuelle, chacune dans un contexte différent. Outre leur oeuvre historique, toutes trois ont laissé des écrits personnels, correspondances, mémoires ou journaux intimes. Ces écrits d’ego-histoire apparaissent comme une source privilégiée pour aborder ces questions.
EXTRAIT: INCIPIT, "LA BRODERIE SUR L'ÉTENDART"
Jean-Jacques Scherrer, Entrée de Jeanne d’Arc à Orléans, 1887
« La broderie sur l’étendard »
Ce titre doit d’abord être entendu dans un sens littéral. Le 8 mai 1855, à Orléans, la statue de Jeanne d’Arc par Foyatier est inaugurée pour commémorer le 426e anniversaire de la libération de la ville. Un nouveau cérémonial est alors mis en place : sur le parvis de la cathédrale, le maire remet à l’évêque un étendard destiné à remplacer une antique bannière qui datait du XVIIe siècle. Ce nouvel étendard a été offert par les Orléanaises. En 1890, à Nancy, pour l’inauguration d’une autre statue équestre, œuvre de Frémiet, réplique de celle de la place des Pyramides à Paris, les étudiants remettent un drapeau brodé par « les dames des professeurs ». Ces deux exemples attestent de la participation des femmes aux cérémonies johanniques. Dans la glorification de la Pucelle, celles-ci se voient attribuer une place spécifique, en retrait, à l’image de celle qu’elles occupent dans la société.
« Broderie » doit ensuite être compris dans un sens doublement métaphorique. Au XIXe siècle, les travaux d’aiguille, conçus comme un moyen de développer chez les filles des vertus réputées naturelles de patience et de modestie, de borner leur univers à la sphère privée, semblent constitutifs de l’identité féminine. Ils peuvent toutefois être subvertis pour déboucher sur des créations originales. Je les prends ici comme métaphore des accomplissements féminins : quel motif les femmes brodent-elles sur l’étendard de Jeanne d’Arc ? Du Second Empire — en 1869, Mgr Dupanloup introduit à Rome la cause de canonisation — à la fin des Années folles — en 1929, en coïncidence avec les premiers États généraux du féminisme, la France célèbre en grande pompe le jubilé de la libération d’Orléans — Jeanne d’Arc inspira à des femmes de nombreuses créations et des initiatives originales, dont il s’agit d’abord de retrouver la trace : en cet âge d’or johannique, ponctué par la défaite de 1871, les décrets de vénérabilité (1894), de béatification (1909), de canonisation (1920) et l’institution d’une fête nationale en l’honneur de « la sainte de la patrie » la même année, les voix féminines ont été rendues inaudibles par le fracas de la querelle des « deux France » dans laquelle l’héroïne est enrôlée de part et d’autre.
Cette mise en visibilité doit être accompagnée d’un travail de décryptage visant à identifier le motif de « la broderie sur l’étendard », ou, si l’on préfère, de « l’image dans le tapis », choisie par Carlo Ginzburg comme métaphore du travail historiographique : « Nous pourrions comparer les fils qui composent cette recherche aux fils d’un tapis […] On peut vérifier la cohérence du dessin en parcourant le tapis du regard selon différentes directions. » Car Jeanne d’Arc a fait l’objet de projections si nombreuses et si contradictoires que son image est saturée, ce qui la rend difficilement lisible.
Comment expliquer d’abord la fascination exercée par elle sur les fillettes et les adolescentes, à partir de quels modèles se forge leur perception, avec quelles conséquences sur leurs actions ? Quels usages font ensuite de l’héroïne d’une part les catholiques, de l’autre les féministes — deux groupes qui possèdent alors un dénominateur commun, le patriotisme, et se recoupent partiellement ?
Ce titre doit d’abord être entendu dans un sens littéral. Le 8 mai 1855, à Orléans, la statue de Jeanne d’Arc par Foyatier est inaugurée pour commémorer le 426e anniversaire de la libération de la ville. Un nouveau cérémonial est alors mis en place : sur le parvis de la cathédrale, le maire remet à l’évêque un étendard destiné à remplacer une antique bannière qui datait du XVIIe siècle. Ce nouvel étendard a été offert par les Orléanaises. En 1890, à Nancy, pour l’inauguration d’une autre statue équestre, œuvre de Frémiet, réplique de celle de la place des Pyramides à Paris, les étudiants remettent un drapeau brodé par « les dames des professeurs ». Ces deux exemples attestent de la participation des femmes aux cérémonies johanniques. Dans la glorification de la Pucelle, celles-ci se voient attribuer une place spécifique, en retrait, à l’image de celle qu’elles occupent dans la société.
« Broderie » doit ensuite être compris dans un sens doublement métaphorique. Au XIXe siècle, les travaux d’aiguille, conçus comme un moyen de développer chez les filles des vertus réputées naturelles de patience et de modestie, de borner leur univers à la sphère privée, semblent constitutifs de l’identité féminine. Ils peuvent toutefois être subvertis pour déboucher sur des créations originales. Je les prends ici comme métaphore des accomplissements féminins : quel motif les femmes brodent-elles sur l’étendard de Jeanne d’Arc ? Du Second Empire — en 1869, Mgr Dupanloup introduit à Rome la cause de canonisation — à la fin des Années folles — en 1929, en coïncidence avec les premiers États généraux du féminisme, la France célèbre en grande pompe le jubilé de la libération d’Orléans — Jeanne d’Arc inspira à des femmes de nombreuses créations et des initiatives originales, dont il s’agit d’abord de retrouver la trace : en cet âge d’or johannique, ponctué par la défaite de 1871, les décrets de vénérabilité (1894), de béatification (1909), de canonisation (1920) et l’institution d’une fête nationale en l’honneur de « la sainte de la patrie » la même année, les voix féminines ont été rendues inaudibles par le fracas de la querelle des « deux France » dans laquelle l’héroïne est enrôlée de part et d’autre.
Cette mise en visibilité doit être accompagnée d’un travail de décryptage visant à identifier le motif de « la broderie sur l’étendard », ou, si l’on préfère, de « l’image dans le tapis », choisie par Carlo Ginzburg comme métaphore du travail historiographique : « Nous pourrions comparer les fils qui composent cette recherche aux fils d’un tapis […] On peut vérifier la cohérence du dessin en parcourant le tapis du regard selon différentes directions. » Car Jeanne d’Arc a fait l’objet de projections si nombreuses et si contradictoires que son image est saturée, ce qui la rend difficilement lisible.
Comment expliquer d’abord la fascination exercée par elle sur les fillettes et les adolescentes, à partir de quels modèles se forge leur perception, avec quelles conséquences sur leurs actions ? Quels usages font ensuite de l’héroïne d’une part les catholiques, de l’autre les féministes — deux groupes qui possèdent alors un dénominateur commun, le patriotisme, et se recoupent partiellement ?
EXTRAIT: INCIPIT, "MARIE STUART TROIS FOIS MARTYRE"
Abel de Pujol, exécution de Marie Stuart, XIXe siècle
« Marie Stuart trois fois martyre ? »
« En ma fin est mon commencement » : la devise brodée par Marie Stuart pendant sa captivité anglaise acquiert, au XIXe siècle français, des accents prophétiques : cette reine, dont la brillante trajectoire brisée est en phase avec la sensibilité romantique, connaît, dans la première partie de ce siècle, une extraordinaire popularité. Entre les deux interprétations de sa vie et de sa personnalité toujours controversées — mauvaise reine et mauvaise femme, adultère et meurtrière de son époux selon la tradition protestante, sainte et martyre selon la tradition catholique — l’époque romantique cultive, dans le sillage de Schiller et de Walter Scott, l’image d’une aimable pécheresse que l’on aime et que l’on plaint, coupable seulement d’avoir trop aimé, dont la fin héroïque rachète les fautes. À partir des années 1840, un mouvement de réhabilitation d’ampleur européenne s’esquisse, qui culminera autour du trois centième anniversaire son exécution, en 1887, dans le contexte du Catholic revival, et débouchera sur l’ouverture d’un procès de béatification, en 1899, resté sans suite. Pourtant, désireuse de faire reconnaître qu’elle mourait au titre sa foi, Marie Stuart avait su « disparaître avec courage, dignité, conviction, et cette touche d’ultime provocation qui fait les martyrs » souligne Bernard Cottret. Entre-temps, la figure de la martyre avait été investie à deux reprises : sous la Restauration, elle incarnait la royauté victime de la Révolution ; à la Belle-Époque, elle fut glorifiée comme un Christ féminin, annonciateur du règne de la femme. Quels sont les aspects de ces trois relégitimations, politique, religieuse et féministe, et pourquoi sont-elles demeurées en suspens ?
« En ma fin est mon commencement » : la devise brodée par Marie Stuart pendant sa captivité anglaise acquiert, au XIXe siècle français, des accents prophétiques : cette reine, dont la brillante trajectoire brisée est en phase avec la sensibilité romantique, connaît, dans la première partie de ce siècle, une extraordinaire popularité. Entre les deux interprétations de sa vie et de sa personnalité toujours controversées — mauvaise reine et mauvaise femme, adultère et meurtrière de son époux selon la tradition protestante, sainte et martyre selon la tradition catholique — l’époque romantique cultive, dans le sillage de Schiller et de Walter Scott, l’image d’une aimable pécheresse que l’on aime et que l’on plaint, coupable seulement d’avoir trop aimé, dont la fin héroïque rachète les fautes. À partir des années 1840, un mouvement de réhabilitation d’ampleur européenne s’esquisse, qui culminera autour du trois centième anniversaire son exécution, en 1887, dans le contexte du Catholic revival, et débouchera sur l’ouverture d’un procès de béatification, en 1899, resté sans suite. Pourtant, désireuse de faire reconnaître qu’elle mourait au titre sa foi, Marie Stuart avait su « disparaître avec courage, dignité, conviction, et cette touche d’ultime provocation qui fait les martyrs » souligne Bernard Cottret. Entre-temps, la figure de la martyre avait été investie à deux reprises : sous la Restauration, elle incarnait la royauté victime de la Révolution ; à la Belle-Époque, elle fut glorifiée comme un Christ féminin, annonciateur du règne de la femme. Quels sont les aspects de ces trois relégitimations, politique, religieuse et féministe, et pourquoi sont-elles demeurées en suspens ?
EXTRAIT: EXCIPIT, "MON ÉNIGME ÉTERNEL"
Marie-Edmée… Autoportrait
Mon énigme éternel
17 juin.
Je reviens au texte d’une communication faite à Aix-en-Provence en novembre 2009 au cours d’une journée d’études organisée par Isabelle Luciani, « Récits de femmes, troubles de soi ». J’y présentais le journal comme le corps symbolique de la diariste. Marie-Edmée y a élaboré une poétique du genre pour exprimer une identité singulière qui ne trouvait droit de cité nulle part ailleurs. Elle comptait sur lui pour assurer sa pérennité, comme le suggère une méditation datée du jour des Cendres, où la diariste énonce dans un même souffle sa foi et ses doutes sur l’immortalité de l’âme et sa difficulté à renoncer au corps :
"Je me regarde et je me vois dans cent ans d’ici. Il y a de la poussière autour de moi […] des morts dans cette poussière, des êtres qui ont été ce que je suis, qui sont ce que je serai. Si l’âme ne survivait pas à cela, que m’importerait [sic] cendre et poussière ! mais où sera ma vie, quand mon corps ne sera plus rien ? Si toi, petit journal, tu es encore entier, demande une prière pour celle qui t’a griffonné si mal de tout son coeur ! (10 février 1864)."
Qui était Marie-Edmée ? Se sentait-elle comme une âme masculine emprisonnée dans un corps de femme (ce que suggère le poëme écrit le soir de ses dix-huit ans), ou vivait-elle en exil de son propre corps, ce corps frappé d’interdit qui se révèle être une véritable pierre d’achoppement dans sa relation impossible avec Mary ? « Si j’étais homme » serait alors le revers de son identité sociale si contraignante de jeune fille catholique. Trancher cette question reviendrait à commettre un abus de pouvoir et à la trahir, elle qui précisément rêvait de de passer ces frontières. « Pourquoi discriminer ? […] rien ne devrait être nommé, de peur que ce nom même ne le transforme. Laissons cette berge exister. »
Le véritable enjeu est ailleurs, que j’éclairerai par une citation de Jacques Rancière :
"Il y a de l’histoire – une expérience et une matière de l’histoire – parce qu’il ya de la parole en excès, des mots qui incisent la vie, des guerres de l’écriture. Et il y a une science historique parce qu’il y a de l’écrit qui apaise ces guerres et cicatrise ces blessures en revenant sur les traces de ce qui déjà fut écrit. Il y a une histoire des mentalités parce qu’il y a l’hérésie et sa sanction : des corps marqués et suppliciés pour avoir brisé d’une transversale extravagante la ligne de vie de l’écriture, l’articulation consacrée de l’ordre de la parole . l’ordre des corps : pour avoir dénié le « vrai » rapport du Verbe à son père et à son incarnation, d’Adam . sa chair, du corps des ressuscités au corps des anges… […] La parole hérétique […] donne ainsi la vie à une parole erratique, « non semblable » à ce qui a été dit. Cette aventure mortelle donne à l’histoire des mentalités sa matière et celle-ci la rachète en retour. À la parole hérétique l’histoire des mentalités donne en effet une autre voix, la voix du lieu ; elle lui donne un corps d’immanence, un corps païen."
C’est cela que j’ai tenté de faire : rendre à Marie-Edmée son corps païen, et, ce faisant, la libérer de la honte. Pour que son journal inédit puisse enfin être publié. Que Marie-Edmée soit enfin reconnue pour ce qu’elle est : un grand écrivain.
17 juin.
Je reviens au texte d’une communication faite à Aix-en-Provence en novembre 2009 au cours d’une journée d’études organisée par Isabelle Luciani, « Récits de femmes, troubles de soi ». J’y présentais le journal comme le corps symbolique de la diariste. Marie-Edmée y a élaboré une poétique du genre pour exprimer une identité singulière qui ne trouvait droit de cité nulle part ailleurs. Elle comptait sur lui pour assurer sa pérennité, comme le suggère une méditation datée du jour des Cendres, où la diariste énonce dans un même souffle sa foi et ses doutes sur l’immortalité de l’âme et sa difficulté à renoncer au corps :
"Je me regarde et je me vois dans cent ans d’ici. Il y a de la poussière autour de moi […] des morts dans cette poussière, des êtres qui ont été ce que je suis, qui sont ce que je serai. Si l’âme ne survivait pas à cela, que m’importerait [sic] cendre et poussière ! mais où sera ma vie, quand mon corps ne sera plus rien ? Si toi, petit journal, tu es encore entier, demande une prière pour celle qui t’a griffonné si mal de tout son coeur ! (10 février 1864)."
Qui était Marie-Edmée ? Se sentait-elle comme une âme masculine emprisonnée dans un corps de femme (ce que suggère le poëme écrit le soir de ses dix-huit ans), ou vivait-elle en exil de son propre corps, ce corps frappé d’interdit qui se révèle être une véritable pierre d’achoppement dans sa relation impossible avec Mary ? « Si j’étais homme » serait alors le revers de son identité sociale si contraignante de jeune fille catholique. Trancher cette question reviendrait à commettre un abus de pouvoir et à la trahir, elle qui précisément rêvait de de passer ces frontières. « Pourquoi discriminer ? […] rien ne devrait être nommé, de peur que ce nom même ne le transforme. Laissons cette berge exister. »
Le véritable enjeu est ailleurs, que j’éclairerai par une citation de Jacques Rancière :
"Il y a de l’histoire – une expérience et une matière de l’histoire – parce qu’il ya de la parole en excès, des mots qui incisent la vie, des guerres de l’écriture. Et il y a une science historique parce qu’il y a de l’écrit qui apaise ces guerres et cicatrise ces blessures en revenant sur les traces de ce qui déjà fut écrit. Il y a une histoire des mentalités parce qu’il y a l’hérésie et sa sanction : des corps marqués et suppliciés pour avoir brisé d’une transversale extravagante la ligne de vie de l’écriture, l’articulation consacrée de l’ordre de la parole . l’ordre des corps : pour avoir dénié le « vrai » rapport du Verbe à son père et à son incarnation, d’Adam . sa chair, du corps des ressuscités au corps des anges… […] La parole hérétique […] donne ainsi la vie à une parole erratique, « non semblable » à ce qui a été dit. Cette aventure mortelle donne à l’histoire des mentalités sa matière et celle-ci la rachète en retour. À la parole hérétique l’histoire des mentalités donne en effet une autre voix, la voix du lieu ; elle lui donne un corps d’immanence, un corps païen."
C’est cela que j’ai tenté de faire : rendre à Marie-Edmée son corps païen, et, ce faisant, la libérer de la honte. Pour que son journal inédit puisse enfin être publié. Que Marie-Edmée soit enfin reconnue pour ce qu’elle est : un grand écrivain.
EXTRAIT: EXCIPIT, "JOURNAL D'UNE SUFFRAGISTE"
Hubertine Auclert en 1910
Journal d’une suffragiste
PLACE HUBERTINE-AUCLERT
Hubertine Auclert devrait être au Panthéon, aux côtés d’Olympe de Gouges qui ne s’y trouve pas non plus. Elle repose au cimetière du Père-Lachaise auprès de son mari, de sa sœur et son beau-frère, Marie et Lucien Chaumont (allée Casimir Delavigne, division 49).
16 février 2019. Je vais sur sa tombe. Une composition de bronze, bas-relief réalisé par la statuaire Suzanne Bizard, la recouvre. Le visage sans corps de la suffragiste émerge de la bannière du Suffrage des femmes probablement commanditaire de cette oeuvre. Il est nimbé d’une auréole sur laquelle le nom d’Hubertine Auclert est gravé. Femme-étendard, Hubertine Auclert apparaît ici comme l’incarnation fantomatique de sa cause. La sculptrice dont le style est généralement réaliste a peut-être voulu suggérer que celle-ci l’avait phagocytée. Lorsqu’elle réalisa cette œuvre, il s’agissait d’une cause perdue : le 20 mai 1919, les députés adoptèrent par trois-cent-trente-quatre voix contre quatre-vingt dix-sept le suffrage intégral des femmes, mais le Sénat fit blocage et Les Françaises durent patienter jusqu’à 1944 pour obtenir le droit de vote, près d’un siècle après la proclamation du suffrage universel masculin. L’ordonnance signée par le général de Gaulle le 21 avril 1944 est sans relation avec le combat suffragiste d’Auclert poursuivi pendant l’entre-deux Guerres par les « Filles de Marianne », jusqu’à l’entrée de la France dans le second conflit mondial : elles aussi subirent alors une « étrange défaite ».
En quittant le cimetière, je consulte le panneau qui signale aux visiteurs les coordonnées des personnages illustres à visiter. Hubertine Auclert n’est pas dans la liste. Ainsi, ceux qui ne la connaissent pas n’ont aucune chance de la rencontrer, même si on trouve aisément l’information sur Internet. On peut également consulter La Guide de voyage, destiné à promouvoir le matrimoine parisien, qui précise la localisation (« en face d’Honoré de Balzac »), si la notoriété de cet ouvrage original et salutaire n’était confidentielle.
Je me dirige ensuite vers l’immeuble du 151 rue de la Roquette où une plaque est apposée sur la façade, au niveau du 1er étage :
HUBERTINE AUCLERT
FONDATRICE
DE LA SOCIETE LE SUFFRAGE DES FEMMES (1876)
HABITA CETTE MAISON
DE
1892 À 1914
SOUVENIR DU GROUPE FRANÇAIS D’ÉTUDES
FÉMINISTES, PRÉSIDENTE Me CLET
Ensuite, je fais un saut jusqu’à la rue Cail. Au numéro 12, rien ne signale l’ancien appartement d’Auclert, d’où elle dirigeait La Citoyenne. Je retourne à la Bibliothèque François-Mitterrand, évitant le métro : depuis le commencement du mouvement des Gilets jaunes, reconduit de semaine en semaine, certaines stations sont fermées le week-end. Le mouvement social de la BNF lui, est terminé. Je ne sais si les grévistes ont obtenu gain de cause. J’espère que oui. Cette enquête m’a permis de mesurer très concrètement les menaces que fait peser sur le patrimoine — et plus encore sur le matrimoine — l’insuffisance des budgets de la culture. Archives et bibliothèques ont besoin d’un personnel nombreux, compétent et reconnu. Sinon, combien d’autres trésors disparaîtront ?
À la BNF, j’apprends que la plaque fut posée en 1924, dix ans après la mort d’Hubertine Auclert. À cette occasion, Marguerite Durand prononça un discours dans lequel elle déplorait l’ignorance des jeunes sur leur illustre devancière : « un travers commun nous porte à penser qu’une question ne s’est posée que le jour où nous avons commencé à nous y intéresser ». Est-ce aussi simple ? Un an plus tôt, Les Femmes au gouvernail avait paru chez l’éditeur féministe Giard, à l’initiative de Marie Chaumont. « La publication d’ouvrages posthumes de militantes, indicateur tangible d’une volonté de transmission, est rarissime » souligne Christine Bard. Dans les années vingt, des pèlerinages annuels étaient encore organisés sur la tombe d’Auclert. « Pèlerinage » : c’est le terme employé dans les annonces insérées dans la presse. Je n’en ai plus trouvé trace après 1927, l’année qui suit la dissolution du Suffrage des femmes : la Ville de Paris qui avait mis gratuitement une salle de la mairie du 11e arrondissement à sa disposition réclamait désormais un loyer qu’il n’était pas en mesure de payer. Son groupe dissous, les témoins de sa vie disparus, Hubertine Auclert disparut à son tour de la mémoire. Une nouvelle suffragiste, Louise Weiss, focalisa brièvement l’attention de la presse au début des années 1930 en organisant des actions spectaculaires dans l’espace public. Aujourd’hui, on se souvient éventuellement de Louise Weiss, mais pas pour sa contribution aux combats féministes. Il semble que la mémoire des féministes soit encore plus fragile que celle des femmes. La remarque vaut aussi pour les hommes féministes, voir les propos amers de Richer rapportés par Auclert dans son journal. Depuis le début du XXe siècle, avec la fondation des bibliothèques féministes et les premières études publiées sur elles, plus encore depuis le début des années 1970 avec le déferlement de la deuxième vague du féminisme, et dans son sillage, la constitution du champ académique de l’histoire des femmes, puis l’institution, en 2000, du Centre des archives du féminisme à Angers, chercheur·e·s et militant·e·s recueillent leurs traces dispersées dans les cendres froides de l’actualité pour les faire accéder au temps de l’histoire. Avec la révolution numérique, les possibilités de diffusion de ce nouveau savoir sont démultipliées : sites, podcasts, newsletters, tumblrs et réseaux sociaux dédiés au féminisme prolifèrent. Mais comment intégrer cette histoire à la mémoire collective ? Nouvelles Sisyphes, les historiennes des femmes et du féminisme doivent toujours remonter le rocher au sommet de la montagne.
Hubertine Auclert a bénéficié d’une excellente biographie. Elle figure dans maintes biographies collectives, et en bonne place dans Le Dictionnaire des féministes. Elle est même devenue un personnage de roman policier. En dehors des Femmes au gouvernail devenu presque introuvable, son œuvre, partiellement rééditée ou disponible en ligne est facilement accessible. Mais sa mémoire ressemble à la plaque d’une gravure sur laquelle l’acide refuserait de mordre.
Hubertine Auclert inspire cependant des initiatives. Fondé en 2009, le Centre francilien pour l’égalité femmes-hommes, espace d’information et d’expertise visant à promouvoir une culture de l’égalité, s’est placé sous son vocable et diffuse une affiche à son effigie. En dépit de son activisme, sa notoriété reste insuffisante.
Dans l’Allier, en juillet 2017, un collectif Hubertine Auclert a été initié par une militante, Marie-Jo Fillère, pour favoriser « l’égalité entre les êtres humains ». L’année suivante, pour le 170e anniversaire de sa naissance, la place de la mairie de son village natal a pris le nom d’Hubertine Auclert. Les enfants du patronage laïque de Montluçon ont interprété son histoire. Un habitant de Saint-Priest-en Murat vient de publier un essai sur elle. Mais Hubertine Auclert mérite davantage qu’un rayonnement local.
Il faudrait un changement radical des mentalités sous-tendu par une politique cohérente : que la question des femmes ne soit plus seulement considérée comme la question des femmes, mais comme engageant l’ensemble de la société : « Les progrès sociaux […] s’opèrent en raison du progrès des femmes vers la liberté, et les décadences d’Ordre social s’opèrent en raison du décroissement de la liberté des femmes […] En résumé, l’extension des privilèges des femmes est le principe général de tous progrès sociaux » écrivait Fourier en 1808 : chacun·e est concerné·e par cela.
Mais recentrons-nous sur les femmes, car leur sous-représentation persistante dans la culture commune constitue sans doute un point nodal des inégalités. Chaque génération a la certitude de représenter l’année zéro : à compter d’aujourd’hui, les choses vont changer. On rebâtit les fondations, les fondations anciennes ayant été perdues. Ensuite, on manque de temps — ce temps déjà obéré par la double journée de travail et la charge mentale — pour le reste. Je vais vite, mais je ne veux pas tomber dans le piège qui consisterait à tout récapituler, comme si ce « tout » n’avait déjà été écrit, parfaitement établi et argumenté ailleurs. En attendant, je pose cette question : où les femmes trouveront-elles l’énergie et la « grandiosité » indispensables pour accomplir une œuvre, quelle qu’elle soit, quand il leur faut sans cesse refaire la preuve de leur existence ? Dans le modèle des héroïnes ? Certes, il y a Jeanne d’Arc, mais la rançon de sa gloire est exorbitante : qui envie son bûcher à Jeanne d’Arc ? La rareté des femmes héroïsées incite par ailleurs à considérer l’excellence féminine comme relevant de l’exception (cela aussi a déjà été écrit maintes fois). C’est massivement que les femmes devraient faire irruption et s’ancrer dans la mémoire collective. Grâce aux progrès du savoir et à la marche de l’histoire, elles sont toujours plus nombreuses, saintes, reines, princesses, écrivaines, peintres, sculptrices, compositrices, photographes, cinéastes, intellectuelles, savantes, femmes politiques, syndicalistes, féministes, sportives... Comment dès lors, désamorcer le processus infernal de leur invisibilisation, puisque publier de nouveaux livres, à l’évidence, ne suffit pas ? Comment dynamiter cet autre processus, peut-être moins identifié, qui consiste à occulter les femmes de l’entourage — mères, sœurs, amies, amantes, professeures, compagnes de lutte, rivales — de celle que l’on a hissée sur un piédestal ? Elles l’ont pourtant éduquée, encouragée, conseillée, inspirée, aimée, accueillie, et ont parfois aussi laissé une œuvre qui mériterait d’être (re)découverte. Ainsi, dès qu’elles s’écartent un tant soit peu des normes de la féminité, les femmes se perçoivent comme orphelines, illégitimes et... exceptionnelles. Leur excellence se retourne alors contre elles. Comment s’étonner de leur fréquent sentiment de solitude, de leur absence de solidarité, parfois, voire de leurs inimitiés ? Les places sont si rares pour elles au Panthéon, et la concurrence si rude… Retranchée dans son splendide isolement, Auclert en offre une excellente illustration. Elle stigmatisait la pingrerie de ses contemporaines réticentes à soutenir matériellement leur propre cause, mais, le moment venu, elle ne légua rien à quelque compagne de lutte désargentée ou au Suffrage des femmes. Elle affaiblit ainsi la cause et le groupe qu’elle avait fondé et contribua à son propre effacement.
Il faudrait promouvoir une culture mixte, ce qui passe forcément par l’école. Or, pour s’en tenir à la seule histoire, dans les programmes de collège, les femmes font une apparition tardive, à partir de la quatrième. Celles du XIXe siècle sont reléguées et recluses dans le dernier chapitre (« Conditions féminines au XIXe siècle »), comme si elles demeuraient en marge de l’histoire universelle dont elles ne représenteraient qu’un appendice, un post scriptum hâtivement rédigé. Les manuels renvoient volontiers des féministes une image caricaturale : dans le cas d’Hubertine Auclert, la fameuse gravure du Petit Journal illustré est volontiers convoquée. Quel·le élève prendra au sérieux la question de l’accès des femmes au politique ? Quelle adolescente aura envie de s’identifier à cette furie désuète et ridicule ? Alors qu’Emmanuel Macron a fait de l’égalité femmes-hommes la priorité de son quinquennat, l’association Mnémosyne pour le développement de l’histoire des femmes et du genre exprimait récemment sa « consternation et sa colère » à la lecture des nouveaux programmes de lycée qui « renvoient les femmes dans les oubliettes de l’histoire ».
Dans l’espace public, les femmes, a fortiori les féministes, sont sous-représentées et marginalisées : en France, en 2014, 6 % des rues portaient des noms de femmes. Dans la statuaire publique, elles sont encore plus rares. Il existe bien une villa, une promenade, un parvis, quelques allées, impasses et rues Hubertine-Auclert, mais apparemment aucune avenue ni boulevard. Aucune statue non plus, si l’on excepte son monument funéraire. Un collège de Toulouse a pris son nom, mais aucun lycée ni université : les odonymes reflètent et renforcent la hiérarchie de genre. On objectera que depuis le commencement du nouveau millénaire, les initiatives en faveur d’une féminisation des noms de rues se multiplient. À Paris, on attribue désormais en majorité des noms de femmes aux nouvelles voies, stations de tramway ou de métro, mais ces nouvelles venues sont fatalement rejetées dans les périphéries. À Rennes, un bataillon de femmes illustres — Rosa Luxembourg, Élisabeth Vigée-Le-Brun, Françoise Héritier, Alice Guy, Hubertine Auclert… — a récemment investi une ZAC. Mais ces héroïnes exilées sur le rocher de Sainte-Hélène de la reconnaissance, loin du centre, de la foule et des théâtres de leur geste sont-elles condamnées à ne rester que des personnalités de seconde zone, des héroïnes de banlieue ? À ne régner que sur d’obscures venelles où l’on déconseille aux passantes de s’aventurer seules, surtout après la nuit tombée ? Aussi, j’éprouve presque un sentiment de triomphe lorsque je découvre, au détour d’une recherche Internet, l’existence d’une place Hubertine-Auclert, au cœur du 11e arrondissement. Sa notice Wikipédia (encore à l’état d’ébauche) précise qu’elle fut inaugurée en 2013 à proximité de la mairie. Dans mon enthousiasme, j’interprète aussitôt : devant la mairie du 11e, c’est-à-dire au bon endroit. Je n’approfondis pas pour l’instant : j’irai voir sur place.
15 avril 2019, 18 heures. Après une journée studieuse à l’Arsenal, je m’apprête à rejoindre la place Hubertine-Auclert, quand cette nouvelle me saisit : Notre-Dame de Paris brûle. Mon projet, soudain, semble futile. Notre-Dame est en flammes et je lui tournerais le dos ? Je pense à André Mariani : l’Europe était à feu et à sang, lui ne songeait qu’à la Bibliothèque qu’il s’était donné pour mission de sauver. Je n’irai pas au chevet de la cathédrale, elle n’a pas besoin de moi, contrairement à Hubertine…
Devant la mairie du 11e arrondissement, je suis accueillie par Léon Blum dont la statue en pied trône sur la place qui porte son nom. La place Hubertine-Auclert est à cent mètres de là, à l’angle de deux rues résidentielles, la rue Camille-Desmoulins et la Cité industrielle. Ici, pas de statue, seulement une plaque :
11e Arrt
PLACE
HUBERTINE AUCLERT
1848-1914
FÉMINISTE MILITANTE POUR LE DROIT
DE VOTE DES FEMMES
Qui, du reste, aurait vu la statue ? La place rectangulaire plantée de maigres châtaigniers, dépourvue de tout mobilier urbain, hormis le réverbère sur lequel la plaque est fixée, encombrée de dépôts sauvages (un matelas souillé, des vêtements qui débordent d’un sac éventré), bornée sur les deux autres côtés par deux murs aveugles, n’a rien d’une agora. Je prends quelques photos, m’éloigne de la triste place. Je remonte la Cité industrielle, tourne à gauche rue de la Roquette, longe le jardin qui a remplacé l’ancienne prison devant laquelle Vaillant fut décapité. Je lève les yeux vers l’immeuble d’où Hubertine Auclert assista horrifiée à la scène de son exécution, vers la façade où est apposée la plaque mémorielle. Deux panneaux indicateurs superposés, aux flèches divergentes, juste devant son immeuble, interceptent mon regard : « Salle Olympe de Gouges, 15 rue Merlin », « Salle Olympe de Gouges, accès rue Servan ». Il est donc là, le Panthéon des femmes ?
PLACE HUBERTINE-AUCLERT
Hubertine Auclert devrait être au Panthéon, aux côtés d’Olympe de Gouges qui ne s’y trouve pas non plus. Elle repose au cimetière du Père-Lachaise auprès de son mari, de sa sœur et son beau-frère, Marie et Lucien Chaumont (allée Casimir Delavigne, division 49).
16 février 2019. Je vais sur sa tombe. Une composition de bronze, bas-relief réalisé par la statuaire Suzanne Bizard, la recouvre. Le visage sans corps de la suffragiste émerge de la bannière du Suffrage des femmes probablement commanditaire de cette oeuvre. Il est nimbé d’une auréole sur laquelle le nom d’Hubertine Auclert est gravé. Femme-étendard, Hubertine Auclert apparaît ici comme l’incarnation fantomatique de sa cause. La sculptrice dont le style est généralement réaliste a peut-être voulu suggérer que celle-ci l’avait phagocytée. Lorsqu’elle réalisa cette œuvre, il s’agissait d’une cause perdue : le 20 mai 1919, les députés adoptèrent par trois-cent-trente-quatre voix contre quatre-vingt dix-sept le suffrage intégral des femmes, mais le Sénat fit blocage et Les Françaises durent patienter jusqu’à 1944 pour obtenir le droit de vote, près d’un siècle après la proclamation du suffrage universel masculin. L’ordonnance signée par le général de Gaulle le 21 avril 1944 est sans relation avec le combat suffragiste d’Auclert poursuivi pendant l’entre-deux Guerres par les « Filles de Marianne », jusqu’à l’entrée de la France dans le second conflit mondial : elles aussi subirent alors une « étrange défaite ».
En quittant le cimetière, je consulte le panneau qui signale aux visiteurs les coordonnées des personnages illustres à visiter. Hubertine Auclert n’est pas dans la liste. Ainsi, ceux qui ne la connaissent pas n’ont aucune chance de la rencontrer, même si on trouve aisément l’information sur Internet. On peut également consulter La Guide de voyage, destiné à promouvoir le matrimoine parisien, qui précise la localisation (« en face d’Honoré de Balzac »), si la notoriété de cet ouvrage original et salutaire n’était confidentielle.
Je me dirige ensuite vers l’immeuble du 151 rue de la Roquette où une plaque est apposée sur la façade, au niveau du 1er étage :
HUBERTINE AUCLERT
FONDATRICE
DE LA SOCIETE LE SUFFRAGE DES FEMMES (1876)
HABITA CETTE MAISON
DE
1892 À 1914
SOUVENIR DU GROUPE FRANÇAIS D’ÉTUDES
FÉMINISTES, PRÉSIDENTE Me CLET
Ensuite, je fais un saut jusqu’à la rue Cail. Au numéro 12, rien ne signale l’ancien appartement d’Auclert, d’où elle dirigeait La Citoyenne. Je retourne à la Bibliothèque François-Mitterrand, évitant le métro : depuis le commencement du mouvement des Gilets jaunes, reconduit de semaine en semaine, certaines stations sont fermées le week-end. Le mouvement social de la BNF lui, est terminé. Je ne sais si les grévistes ont obtenu gain de cause. J’espère que oui. Cette enquête m’a permis de mesurer très concrètement les menaces que fait peser sur le patrimoine — et plus encore sur le matrimoine — l’insuffisance des budgets de la culture. Archives et bibliothèques ont besoin d’un personnel nombreux, compétent et reconnu. Sinon, combien d’autres trésors disparaîtront ?
À la BNF, j’apprends que la plaque fut posée en 1924, dix ans après la mort d’Hubertine Auclert. À cette occasion, Marguerite Durand prononça un discours dans lequel elle déplorait l’ignorance des jeunes sur leur illustre devancière : « un travers commun nous porte à penser qu’une question ne s’est posée que le jour où nous avons commencé à nous y intéresser ». Est-ce aussi simple ? Un an plus tôt, Les Femmes au gouvernail avait paru chez l’éditeur féministe Giard, à l’initiative de Marie Chaumont. « La publication d’ouvrages posthumes de militantes, indicateur tangible d’une volonté de transmission, est rarissime » souligne Christine Bard. Dans les années vingt, des pèlerinages annuels étaient encore organisés sur la tombe d’Auclert. « Pèlerinage » : c’est le terme employé dans les annonces insérées dans la presse. Je n’en ai plus trouvé trace après 1927, l’année qui suit la dissolution du Suffrage des femmes : la Ville de Paris qui avait mis gratuitement une salle de la mairie du 11e arrondissement à sa disposition réclamait désormais un loyer qu’il n’était pas en mesure de payer. Son groupe dissous, les témoins de sa vie disparus, Hubertine Auclert disparut à son tour de la mémoire. Une nouvelle suffragiste, Louise Weiss, focalisa brièvement l’attention de la presse au début des années 1930 en organisant des actions spectaculaires dans l’espace public. Aujourd’hui, on se souvient éventuellement de Louise Weiss, mais pas pour sa contribution aux combats féministes. Il semble que la mémoire des féministes soit encore plus fragile que celle des femmes. La remarque vaut aussi pour les hommes féministes, voir les propos amers de Richer rapportés par Auclert dans son journal. Depuis le début du XXe siècle, avec la fondation des bibliothèques féministes et les premières études publiées sur elles, plus encore depuis le début des années 1970 avec le déferlement de la deuxième vague du féminisme, et dans son sillage, la constitution du champ académique de l’histoire des femmes, puis l’institution, en 2000, du Centre des archives du féminisme à Angers, chercheur·e·s et militant·e·s recueillent leurs traces dispersées dans les cendres froides de l’actualité pour les faire accéder au temps de l’histoire. Avec la révolution numérique, les possibilités de diffusion de ce nouveau savoir sont démultipliées : sites, podcasts, newsletters, tumblrs et réseaux sociaux dédiés au féminisme prolifèrent. Mais comment intégrer cette histoire à la mémoire collective ? Nouvelles Sisyphes, les historiennes des femmes et du féminisme doivent toujours remonter le rocher au sommet de la montagne.
Hubertine Auclert a bénéficié d’une excellente biographie. Elle figure dans maintes biographies collectives, et en bonne place dans Le Dictionnaire des féministes. Elle est même devenue un personnage de roman policier. En dehors des Femmes au gouvernail devenu presque introuvable, son œuvre, partiellement rééditée ou disponible en ligne est facilement accessible. Mais sa mémoire ressemble à la plaque d’une gravure sur laquelle l’acide refuserait de mordre.
Hubertine Auclert inspire cependant des initiatives. Fondé en 2009, le Centre francilien pour l’égalité femmes-hommes, espace d’information et d’expertise visant à promouvoir une culture de l’égalité, s’est placé sous son vocable et diffuse une affiche à son effigie. En dépit de son activisme, sa notoriété reste insuffisante.
Dans l’Allier, en juillet 2017, un collectif Hubertine Auclert a été initié par une militante, Marie-Jo Fillère, pour favoriser « l’égalité entre les êtres humains ». L’année suivante, pour le 170e anniversaire de sa naissance, la place de la mairie de son village natal a pris le nom d’Hubertine Auclert. Les enfants du patronage laïque de Montluçon ont interprété son histoire. Un habitant de Saint-Priest-en Murat vient de publier un essai sur elle. Mais Hubertine Auclert mérite davantage qu’un rayonnement local.
Il faudrait un changement radical des mentalités sous-tendu par une politique cohérente : que la question des femmes ne soit plus seulement considérée comme la question des femmes, mais comme engageant l’ensemble de la société : « Les progrès sociaux […] s’opèrent en raison du progrès des femmes vers la liberté, et les décadences d’Ordre social s’opèrent en raison du décroissement de la liberté des femmes […] En résumé, l’extension des privilèges des femmes est le principe général de tous progrès sociaux » écrivait Fourier en 1808 : chacun·e est concerné·e par cela.
Mais recentrons-nous sur les femmes, car leur sous-représentation persistante dans la culture commune constitue sans doute un point nodal des inégalités. Chaque génération a la certitude de représenter l’année zéro : à compter d’aujourd’hui, les choses vont changer. On rebâtit les fondations, les fondations anciennes ayant été perdues. Ensuite, on manque de temps — ce temps déjà obéré par la double journée de travail et la charge mentale — pour le reste. Je vais vite, mais je ne veux pas tomber dans le piège qui consisterait à tout récapituler, comme si ce « tout » n’avait déjà été écrit, parfaitement établi et argumenté ailleurs. En attendant, je pose cette question : où les femmes trouveront-elles l’énergie et la « grandiosité » indispensables pour accomplir une œuvre, quelle qu’elle soit, quand il leur faut sans cesse refaire la preuve de leur existence ? Dans le modèle des héroïnes ? Certes, il y a Jeanne d’Arc, mais la rançon de sa gloire est exorbitante : qui envie son bûcher à Jeanne d’Arc ? La rareté des femmes héroïsées incite par ailleurs à considérer l’excellence féminine comme relevant de l’exception (cela aussi a déjà été écrit maintes fois). C’est massivement que les femmes devraient faire irruption et s’ancrer dans la mémoire collective. Grâce aux progrès du savoir et à la marche de l’histoire, elles sont toujours plus nombreuses, saintes, reines, princesses, écrivaines, peintres, sculptrices, compositrices, photographes, cinéastes, intellectuelles, savantes, femmes politiques, syndicalistes, féministes, sportives... Comment dès lors, désamorcer le processus infernal de leur invisibilisation, puisque publier de nouveaux livres, à l’évidence, ne suffit pas ? Comment dynamiter cet autre processus, peut-être moins identifié, qui consiste à occulter les femmes de l’entourage — mères, sœurs, amies, amantes, professeures, compagnes de lutte, rivales — de celle que l’on a hissée sur un piédestal ? Elles l’ont pourtant éduquée, encouragée, conseillée, inspirée, aimée, accueillie, et ont parfois aussi laissé une œuvre qui mériterait d’être (re)découverte. Ainsi, dès qu’elles s’écartent un tant soit peu des normes de la féminité, les femmes se perçoivent comme orphelines, illégitimes et... exceptionnelles. Leur excellence se retourne alors contre elles. Comment s’étonner de leur fréquent sentiment de solitude, de leur absence de solidarité, parfois, voire de leurs inimitiés ? Les places sont si rares pour elles au Panthéon, et la concurrence si rude… Retranchée dans son splendide isolement, Auclert en offre une excellente illustration. Elle stigmatisait la pingrerie de ses contemporaines réticentes à soutenir matériellement leur propre cause, mais, le moment venu, elle ne légua rien à quelque compagne de lutte désargentée ou au Suffrage des femmes. Elle affaiblit ainsi la cause et le groupe qu’elle avait fondé et contribua à son propre effacement.
Il faudrait promouvoir une culture mixte, ce qui passe forcément par l’école. Or, pour s’en tenir à la seule histoire, dans les programmes de collège, les femmes font une apparition tardive, à partir de la quatrième. Celles du XIXe siècle sont reléguées et recluses dans le dernier chapitre (« Conditions féminines au XIXe siècle »), comme si elles demeuraient en marge de l’histoire universelle dont elles ne représenteraient qu’un appendice, un post scriptum hâtivement rédigé. Les manuels renvoient volontiers des féministes une image caricaturale : dans le cas d’Hubertine Auclert, la fameuse gravure du Petit Journal illustré est volontiers convoquée. Quel·le élève prendra au sérieux la question de l’accès des femmes au politique ? Quelle adolescente aura envie de s’identifier à cette furie désuète et ridicule ? Alors qu’Emmanuel Macron a fait de l’égalité femmes-hommes la priorité de son quinquennat, l’association Mnémosyne pour le développement de l’histoire des femmes et du genre exprimait récemment sa « consternation et sa colère » à la lecture des nouveaux programmes de lycée qui « renvoient les femmes dans les oubliettes de l’histoire ».
Dans l’espace public, les femmes, a fortiori les féministes, sont sous-représentées et marginalisées : en France, en 2014, 6 % des rues portaient des noms de femmes. Dans la statuaire publique, elles sont encore plus rares. Il existe bien une villa, une promenade, un parvis, quelques allées, impasses et rues Hubertine-Auclert, mais apparemment aucune avenue ni boulevard. Aucune statue non plus, si l’on excepte son monument funéraire. Un collège de Toulouse a pris son nom, mais aucun lycée ni université : les odonymes reflètent et renforcent la hiérarchie de genre. On objectera que depuis le commencement du nouveau millénaire, les initiatives en faveur d’une féminisation des noms de rues se multiplient. À Paris, on attribue désormais en majorité des noms de femmes aux nouvelles voies, stations de tramway ou de métro, mais ces nouvelles venues sont fatalement rejetées dans les périphéries. À Rennes, un bataillon de femmes illustres — Rosa Luxembourg, Élisabeth Vigée-Le-Brun, Françoise Héritier, Alice Guy, Hubertine Auclert… — a récemment investi une ZAC. Mais ces héroïnes exilées sur le rocher de Sainte-Hélène de la reconnaissance, loin du centre, de la foule et des théâtres de leur geste sont-elles condamnées à ne rester que des personnalités de seconde zone, des héroïnes de banlieue ? À ne régner que sur d’obscures venelles où l’on déconseille aux passantes de s’aventurer seules, surtout après la nuit tombée ? Aussi, j’éprouve presque un sentiment de triomphe lorsque je découvre, au détour d’une recherche Internet, l’existence d’une place Hubertine-Auclert, au cœur du 11e arrondissement. Sa notice Wikipédia (encore à l’état d’ébauche) précise qu’elle fut inaugurée en 2013 à proximité de la mairie. Dans mon enthousiasme, j’interprète aussitôt : devant la mairie du 11e, c’est-à-dire au bon endroit. Je n’approfondis pas pour l’instant : j’irai voir sur place.
15 avril 2019, 18 heures. Après une journée studieuse à l’Arsenal, je m’apprête à rejoindre la place Hubertine-Auclert, quand cette nouvelle me saisit : Notre-Dame de Paris brûle. Mon projet, soudain, semble futile. Notre-Dame est en flammes et je lui tournerais le dos ? Je pense à André Mariani : l’Europe était à feu et à sang, lui ne songeait qu’à la Bibliothèque qu’il s’était donné pour mission de sauver. Je n’irai pas au chevet de la cathédrale, elle n’a pas besoin de moi, contrairement à Hubertine…
Devant la mairie du 11e arrondissement, je suis accueillie par Léon Blum dont la statue en pied trône sur la place qui porte son nom. La place Hubertine-Auclert est à cent mètres de là, à l’angle de deux rues résidentielles, la rue Camille-Desmoulins et la Cité industrielle. Ici, pas de statue, seulement une plaque :
11e Arrt
PLACE
HUBERTINE AUCLERT
1848-1914
FÉMINISTE MILITANTE POUR LE DROIT
DE VOTE DES FEMMES
Qui, du reste, aurait vu la statue ? La place rectangulaire plantée de maigres châtaigniers, dépourvue de tout mobilier urbain, hormis le réverbère sur lequel la plaque est fixée, encombrée de dépôts sauvages (un matelas souillé, des vêtements qui débordent d’un sac éventré), bornée sur les deux autres côtés par deux murs aveugles, n’a rien d’une agora. Je prends quelques photos, m’éloigne de la triste place. Je remonte la Cité industrielle, tourne à gauche rue de la Roquette, longe le jardin qui a remplacé l’ancienne prison devant laquelle Vaillant fut décapité. Je lève les yeux vers l’immeuble d’où Hubertine Auclert assista horrifiée à la scène de son exécution, vers la façade où est apposée la plaque mémorielle. Deux panneaux indicateurs superposés, aux flèches divergentes, juste devant son immeuble, interceptent mon regard : « Salle Olympe de Gouges, 15 rue Merlin », « Salle Olympe de Gouges, accès rue Servan ». Il est donc là, le Panthéon des femmes ?