BIOBIBLIOGRAPHIE
Née à Brest, Marie-Hélène Prouteau, agrégée de lettres et titulaire d’un DEA de littérature contemporaine, a enseigné dans le secondaire puis en classes préparatoires scientifiques. Elle recherche l’échange avec des créateurs venus d’ailleurs (Dimitri Baranov, Les Allumées de Saint-Pétersbourg) ou de sensibilités artistiques différentes (plasticiens Olga Boldyreff, Catherine Séher, Michel Remaud…). Seule ou avec d’autres, elle a organisé plusieurs conférences, (autour de Jean-Pierre Vernant, Michel Chaillou, Josyane Savigneau, Jacqueline Lévi-Valensi…) et animé des Rencontres en hommage à Julien Gracq, participé aux Rencontres de Sophie. Ses premiers textes portent sur la situation des femmes. Elle a publié des études littéraires (écrivains français ou étrangers), trois romans, des poèmes et des ouvrages de prose poétique. Elle collabore à diverses revues, Terres de femmes, Terre à ciel, Recours au poème, La pierre et le sel.
Bibliographie
Romans
« L’Enfant des vagues », édition Apogée, Rennes, 2014.
« Les Balcons de la Loire » Editions La Part Commune, Rennes, 2012.
« Les Blessures fossiles », Editions La Part Commune, Rennes, 2008.
Poésie et prose poétique
« La Petite plage, Autobiographie d'un lieu », Editions La Part commune, 2015.
« Nostalgie blanche » livre d’artiste sur les marais salants de Guérande avec le peintre Michel Remaud.
« La ville aux maisons qui penchent », Editions La Chambre d’échos, Paris, 2017.
Lettre ouverte à Asli Erdogan, revue en ligne « Ce qui reste ».
Poèmes pour « A côté de la plaque », Maison de la poésie de Nantes.
« Couleurs d’enfance » dans Spered Gouez, n°19, 2013, « Mystiques sans dieu(x) ».
« Chambre d’enfant gris tristesse » autour d’un tableau de la plasticienne Olga Boldyreff, mai 2015, en ligne sur Terres de femmes.
« Stèle du chemin de l’âme » sur Victor Segalen, septembre 2015, en ligne sur Terre à ciel.
« Bord de l’Elorn », novembre 2015, en ligne sur Le capital des mots.
« La croisière immobile » sur Nantes vue du ciel, Terres de femmes.
Hommage au poète et éditeur Yves Landrein, Décharge, n°159, septembre 2013.
« La tristesse du magnolia, hommage à Libertaire Rutigliano » sur Le capital des mots.
« Sagesse de la poussière » autour d’une sculpture de Mandela et de son portrait par Louis Le Brocquy, sur Terre à ciel.
Chroniques
- Terres de femmes, en ligne
« Ardeur du poème » sur « Chante-perce » du poète Dominique Sampiero.
« Atacama » de la poète Guénane, id.
« Les lèvres et la soif » du poète Yves Namur, id.
« Alaska » du poète Jean-claude Caer, id.
« Lucia Antonia funambule » du romancier Daniel Morvan, id.
« Luce Guilbaud ou la traversée de l’intime », id.
« Ma fille au ventre rond » du poète Pierre Tanguy,id.
« Liscorno » du poète Jacques Josse, id.
« Ton ventre est l’océan » de la poète Anne Bihan.id.
« Monsieur Mandela », anthologie de poètes francophones par le poète Paul Dakeyo, id.
- Poezibao, en ligne
« Elégie du 4 juin » de Liu Xiaobo, poète chinois Nobel de la paix emprisonné, juin 2015.
- La pierre et le sel, en ligne
« Tramonti » de la poète Angèle Paoli.
« Ossature » de la poète Isabelle Lévesque, id.
« Poèmes suivis de La Route du sel » de la poète Cécile A.Holban, id.
- Paysages Ecrits, en ligne
« Est-ce ainsi que les hommes vivent ? » sur Erri de Luca, Jacques Josse et Danielle Auby, n°23, décembre 2014.
« La becquée du haïku », de Roland Halbert, avril 2014.id.
« Cette simple joie » du poète Jean-Pierre Boulic, n°25, id.
- Recours au poème, en ligne
« Il y a des choses que non » de la poète Claude Ber.
« J’écris dehors » sur l’œuvre du poète Pierre Tanguy, id.
« Si brève l’éclaircie » de Ghislaine Lejard, id.
« Pas encore et déjà » de Luce Guilbaud, id.
« Le jardin de l’orme » de Paul Morin, id.
« Paysage d’été » Nathalie Riera, Lanskine, id.
« Renouées » d’Amandine Marembert et Luce Guilbaud, id.
- Encres de Loire, en ligne
chroniques depuis le n °61 (sur Eric Pessan, Marie-Hélène Bahain, Jean Rouaud, la plasticienne Catherine Séher…)
Biobiblio complète sur Maison des Ecrivains et de la Littérature, http://www.m-e-l.fr/,ec,979
Bibliographie
Romans
« L’Enfant des vagues », édition Apogée, Rennes, 2014.
« Les Balcons de la Loire » Editions La Part Commune, Rennes, 2012.
« Les Blessures fossiles », Editions La Part Commune, Rennes, 2008.
Poésie et prose poétique
« La Petite plage, Autobiographie d'un lieu », Editions La Part commune, 2015.
« Nostalgie blanche » livre d’artiste sur les marais salants de Guérande avec le peintre Michel Remaud.
« La ville aux maisons qui penchent », Editions La Chambre d’échos, Paris, 2017.
Lettre ouverte à Asli Erdogan, revue en ligne « Ce qui reste ».
Poèmes pour « A côté de la plaque », Maison de la poésie de Nantes.
« Couleurs d’enfance » dans Spered Gouez, n°19, 2013, « Mystiques sans dieu(x) ».
« Chambre d’enfant gris tristesse » autour d’un tableau de la plasticienne Olga Boldyreff, mai 2015, en ligne sur Terres de femmes.
« Stèle du chemin de l’âme » sur Victor Segalen, septembre 2015, en ligne sur Terre à ciel.
« Bord de l’Elorn », novembre 2015, en ligne sur Le capital des mots.
« La croisière immobile » sur Nantes vue du ciel, Terres de femmes.
Hommage au poète et éditeur Yves Landrein, Décharge, n°159, septembre 2013.
« La tristesse du magnolia, hommage à Libertaire Rutigliano » sur Le capital des mots.
« Sagesse de la poussière » autour d’une sculpture de Mandela et de son portrait par Louis Le Brocquy, sur Terre à ciel.
Chroniques
- Terres de femmes, en ligne
« Ardeur du poème » sur « Chante-perce » du poète Dominique Sampiero.
« Atacama » de la poète Guénane, id.
« Les lèvres et la soif » du poète Yves Namur, id.
« Alaska » du poète Jean-claude Caer, id.
« Lucia Antonia funambule » du romancier Daniel Morvan, id.
« Luce Guilbaud ou la traversée de l’intime », id.
« Ma fille au ventre rond » du poète Pierre Tanguy,id.
« Liscorno » du poète Jacques Josse, id.
« Ton ventre est l’océan » de la poète Anne Bihan.id.
« Monsieur Mandela », anthologie de poètes francophones par le poète Paul Dakeyo, id.
- Poezibao, en ligne
« Elégie du 4 juin » de Liu Xiaobo, poète chinois Nobel de la paix emprisonné, juin 2015.
- La pierre et le sel, en ligne
« Tramonti » de la poète Angèle Paoli.
« Ossature » de la poète Isabelle Lévesque, id.
« Poèmes suivis de La Route du sel » de la poète Cécile A.Holban, id.
- Paysages Ecrits, en ligne
« Est-ce ainsi que les hommes vivent ? » sur Erri de Luca, Jacques Josse et Danielle Auby, n°23, décembre 2014.
« La becquée du haïku », de Roland Halbert, avril 2014.id.
« Cette simple joie » du poète Jean-Pierre Boulic, n°25, id.
- Recours au poème, en ligne
« Il y a des choses que non » de la poète Claude Ber.
« J’écris dehors » sur l’œuvre du poète Pierre Tanguy, id.
« Si brève l’éclaircie » de Ghislaine Lejard, id.
« Pas encore et déjà » de Luce Guilbaud, id.
« Le jardin de l’orme » de Paul Morin, id.
« Paysage d’été » Nathalie Riera, Lanskine, id.
« Renouées » d’Amandine Marembert et Luce Guilbaud, id.
- Encres de Loire, en ligne
chroniques depuis le n °61 (sur Eric Pessan, Marie-Hélène Bahain, Jean Rouaud, la plasticienne Catherine Séher…)
Biobiblio complète sur Maison des Ecrivains et de la Littérature, http://www.m-e-l.fr/,ec,979
EXTRAITS
Je suis une mangeuse de vent
Sur la petite plage, un unique promeneur annonce la fin de la saison. Les parasols et serviettes de bain ont disparu. Le vent de mer souffle sans faiblir. La mer est forte. Une frise blanche court sur les flots verdâtres.
Dans la crique, des bateaux au mouillage dansent une chorégraphie haletante.
Je la remarque tout de suite : c’est une vieille barque aux formes ventrues. Sa carcasse bleue au bois écaillé, rincé par le sel dit qu’elle a vécu tous les tourments dans les tempêtes.
Et le vent est fou à lier, lui, le grand ordonnateur, capable d’agencer toutes les manettes en même temps. Actionner les percussions des vagues. Pétrir les airs de son souffle puissant. Faire courir les nuages à reculons. Le vent me prête sa vitalité, passe dans mon corps qui devient un champ d’énergie. Je le porte comme une seconde peau. Mais il ne reste pas en surface, il pénètre à l’intérieur, dans mes poumons, mes veines, mon crâne. J’ai en bouche ses gourmandises qui ont goût de sel et d’algues. Je sens sa fraîcheur sous le palais et la langue. Je suis une mangeuse de vent.
Sa rhapsodie sauvage me donne envie de sauter dans les vagues. Ses longues écharpes me fouettent le visage, cheveux collés par les embruns. Me voici unie à toutes ses vibrations. J’écoute sa respiration. Lui, le maître de cette transe guerrière. Il en dirige chaque moment. La force des vagues, il la jette brutalement contre les rochers. Je scrute des accélérations : bousculades de geysers, de cratères, de cataractes à l’envers. L’instant d’après, c’est le ralenti.
Je connais cette mutinerie des vagues. Elles grossissent, grossissent. Explosent tout à trac en traînées, giclées, myriades de gouttes. Grondements de crue, embellies brusques, tumultes exaspérés. Le vent, les vagues, pas moyen d’échapper à cette opulence minimaliste.
Se tenir là suffit : à présent, je retrouve le regard d’enfance sur l’infini des vagues. Tant de fois guettées. Je retrouve la jubilation hypnotique du déjà-vu quand on s’amusait à compter les vagues une à une.
Je vois la vieille barque s’enfoncer, hoqueter, tournoyer frénétiquement. Bringuebalée, perdue, malmenée par les lames qui viennent cogner ses flancs à grands coups. Sa coque se plante dans chaque vague et, déjà, pointe la suivante. La barque disparaît presque derrière la masse d’eau toute en tensions, qui enfle, se creuse, se lâche. Elle n’est plus qu’une petite chose prisonnière comme un moineau entré dans une maison cherche, affolé, la sortie.
Le vent mène sa danse de vieux chamane. J’aime ses cadences tantôt allègres, tantôt belliqueuses. Ses sauts périlleux, ses danses de guerre, ses joutes exubérantes.
À chaque retour, j’hésite entre le maudire ou le louer. Il s’immisce, s’impose, colonise sans égards. Se faufile dans les rochers, attend son heure dans les dunes, débusque un tamaris, s’en prend au totem de la digue du port. Prêt à s’insinuer dans les replis les plus intimes de la côte. En femme indienne, je repère ses traces. Quand il met ses peintures de guerre, il balaie vivement les mottes de ma tristesse. Il fait de la place en moi, avale les peines, efface les épreuves.
Le vent ignore superbement tout certificat d’hébergement. Il est partout en transit. Il passe sa route sans faire jamais d’escale. Que devient-il quand il ne souffle pas ? Nul ne connaît sa demeure. Est-elle d’eau, est-elle de terre ou de sable ?
Il y a un secret dans le vent : il est là, il n’est pas là. Ça n’a pas de bord, le vent. Ça n’a pas de corps. On le sent mais on ne le voit jamais. Présence rétive, frappée d’absence. Il est le sorcier de l’invisible. Flamboyant, timide, loquace, hurlant, il se rit de tout. Un peu gitan sur les bords, il trafique dans les coins. C’est l’éternel fouineur, l’éternel fugueur.
Je pense à ce vers d’Ingeborg Bachmann. Il m’emporte soudain, toute distance abolie :
« La Bohême est au bord de la mer ».
Mais oui ! C’est la mer bretonne qui borde la Bohême.
L’imagination est un lieu où il fait grand vent. Et le vent, ce bohémien, n’en finit pas de hanter cette mer intranquille.
Le promenoir de songes
Sur la grève, je la vois récolter du goémon d’hiver. Corps maigre, courbé en deux. Une vieille femme, du genre à parler à ses fleurs et qu’on doit dire un peu dérangée. Elle s’active tranquillement, fouillant d’une main experte les fucus noirs. Son affaire ? Ramasser sa floraison nourricière dans l’idée de l’enfouir ensuite pour amender la terre de son jardin. Il faut ce geste quand la terre est en repos et les graines en dormance. Naîtront peut-être dans le jardin de la vieille dame des fleurs aux couleurs et aux textures multiples, des hortensias, des glaïeuls, des roses, des fuchsias.
Ma grand-mère avait l’habitude de ramasser un peu d’algues quand elle venait nous voir. Je revois ses mains, tannées, couvertes de taches de rousseur. Et l’ongle dur, prêt à couper ou gratter. Les mains révèlent la trame des êtres. Leur part d’humanité. Les mains se taisent, si fort parfois. Mais elles ont leur langage et leur vie, faite de signes simples. Offrandes de ses mains ouvertes. « Il y a un secret dans la terre, il y a un secret dans la mer. Le goémon, ma petite-fille, c’est bon pour les racines des plantes ». Elle m’apprit que la mer peut conjuguer ses efforts à ceux de la terre pour offrir des promesses de vitalité végétale. Manière de greffer un futur aux choses, de préparer les éclosions à venir.
Ce legs, je le garde, intact. Impossible d’oublier son code de jardinière contemplative : elle pouvait s’émerveiller devant chaque plant, devant chaque pousse de fleur, en ce jardin qui fut son royaume minuscule après la mort de son mari.
C’est elle aussi qui m’apprit l’art du bouturage. Bouturer les pousses de bois tendre aussi bien que les mots éclos dans le silence. Ici et là, tout est en devenir. Il peut suffire d’un geste maladroit pour briser le lent parcours de la vie des plantes. Elle le savait, comme le savaient tous mes aïeux. C’est pareil pour les mots, je l’ai découvert plus tard. Et puis il faut du temps. Attendre sans hâte l’invisible et continue poussée de la sève, végétale ou langagière. La laisser mener sa vie à bas bruit. Les choses adviennent au bout du silence. Se jaugent à ce qui en jaillit.
En confiant à ces rouleaux d’algues mon histoire de la petite plage, je voudrais faire comme elle me l’apprit. Recueillir ce qui multiplie et féconde l’existence. J’ai l’impression que ma mémoire de sable est bue par la mouvance de la marée. Pourtant, des trous d’eau sur la grève remontent des souvenirs. Par bribes. Je pense à tous mes parents, à ces hommes et ces femmes qui m’ont précédée. Je sens leur présence sur la petite plage comme un champ magnétique autour de moi. Revenants rassemblés sur ce promenoir de songes.
C’est étrange, leurs visages restent blancs, fondus dans une totalité indistincte, disparus dans l’écume des années. Leurs noms dorment sous les arborescences laissées par les vagues sur le sable. C’est la silhouette de ma grand-mère qui se dessine en tête de ce cortège de témoins muets. Comme si elle convoquait la communauté des vivants et des morts, ma grand-mère gigogne, entourée et pleine de toutes ces vies qu’elle recueille en elle.
J’attends que ses gestes sortent peu à peu des milliards de grains de sable. Yeux écarquillés, je redeviens l’enfant qui n’était que regard. Je laisse sa vie affleurer dans la mienne. Je pose mes mains dans les siennes, par-delà les années. Je crois sentir sur ma peau leur tiédeur vivante. Je pense à ses mains qui ont baratté l’ordinaire de la vie, souffrances, joies, drames. Qui se sont penchées sur les berceaux, ont joué avec les boucles de cheveux ou apaisé les nourrissons bouillant de larmes. Ces bégaiements de petites vies commençantes, elle s’y est donnée, elle qui s’échina dans ses dix maternités.
À côté, rudes et taciturnes, des mains d’hommes, mari et fils qui ont porté tant de charges dans les saisons de patience. Quintaux de blé, de goémon, de vie promise. Des gestes commandés par la terre, suspendus à la course des nuages et à l’imprévisible partition qui se joue entre le ciel et le vent. Ces mains qui ont cueilli quelques épis de blé mûrs, puis frotté le grain entre le pouce et l’index pour vérifier si la balle se sépare bien. Juste à point pour la moisson, si l’épi s’égrène facilement. Il faut bien veiller au grain de la vie.
Ses mains à elle qui, le soir à la lampe, ont écrit des lettres, en tremblant. À l’époux mobilisé en août 14 et parti pour la terrible « Bataille des frontières ». En tremblant, elles ont ouvert ses lettres. Parla-t-il de la plaine des Ardennes belges creusée de labours géants où se levaient de si noires récoltes ? Sang et chair dans ces fosses communes qui ne disaient pas leur nom. La main qui avait signé la déclaration de guerre n’avait pas tremblé, elle.
Ses mains qui ont versé dans la cruche le lait des vaches, encore chaud de la traite, où demeurent, secrets dépôts, la pluie reçue du ciel et la lente rumination du troupeau. Ou qui se sont abîmées dans le halo bleuté des lessives. Et dans ses mains, la lenteur d’un geste oublié, repriser, ravauder ces choses qu’on prenait soin de ne pas jeter. Un point à l’envers et un point à l’endroit, tant de chaleur dans les maisons de ferme. Ces mains expertes, rires ou chagrins, au chevet des jours. Trois de ses fils morts avant elle.
Elles qui savaient le parler muet des paumes nues. Toucher les fronts brûlant de fièvre des accouchées, s’ouvrir pour recueillir le silence des agonies, quand la tendresse hésite, faire la toilette et ajuster le linceul pour sceller une vie. Murmures et chuchotements de ces messagères de l’intime.
Elles que j’ai vues se lever au ciel, frémissantes quand elle lançait un « Hopala ! » mêlé d’étonnement et d’indignation. Terme générique pour dire que, dans les petites et les grandes anomalies de nos vies, on avait dépassé les limites du sens commun et de la mesure.
Elles sont un peu de moi, un peu moi, ces mains. Ce qui nous lie perdure si fortement. Pourtant, je n’ai pas vécu comme ma grand-mère, pas travaillé, pensé, lutté comme elle. Mais il me semble que nous avons cherché la même chose. Comment vivre debout ?
Non, les lignes de ses mains ne se sont pas arrêtées avec sa mort. Elles ont ouvert d’autres lignes, de vie en vie, celles-là mêmes que je déroule sur ces rouleaux où s’inscrivent mes mots travaillés par le sel et le granit.
Alors, je veux prêter mes mains qui tiennent la plume afin de retrouver le fil du chemin que nous avons fait ensemble.
Marie-Hélène Prouteau, La Petite plage.
Musiciens des rues
Il y a des jours où les dernières nouvelles semblent colportées par un diable ricanant de ses dents noires. Cette histoire dans le journal. Un policier municipal de Nantes est venu verbaliser le violoniste de rue Dinu Vancea Andrei : occupation illégale de l’espace public. Dix ans qu’au pied du Passage Pommeraye, la musique du violoniste roumain s’en va dans la ville, de l’autre côté du vacarme médiatique. Danses roumaines, Minor Swing et jazz manouche sous les doigts du vieil homme en gilet et haut-de-forme.
Ça rappelle une autre histoire, place du Bouffay. Un pianiste avait installé son piano au beau milieu de la place et jouait. Une émeute de sons sous les doigts de Pierre-Henri Weiss. Dégaine bohême et chevelure blanche. Aux terrasses les gens écoutaient. Ce chant du piano qui rebondissait entre les vieux immeubles. Un élan d’une grâce singulière effaçant les pensées sombres, l’air empli d’un inspir et d’un expir de légèreté. Soudain une ombre grise, celle des policiers venus verbaliser.
Sale attentat contre la musique : les témoins de la scène n’ont rien pu faire. Nous devons être bien malheureux pour faire cette méchante guerre à la musique.
Nous sommes soudain dans le livre de Mandelstam, Le timbre égyptien, qui s’ouvre sur une étrange scène. Un piano à queue, tel un noir météore, est transféré dans un dépôt de meubles. On confisque à l’instrument sa fonction de produire des sons. On le déporte dans le silence forcé. Le poète se souvient des concerts dans la gare de Pavlosk où il venait, enfant, avec sa mère, tandis que les accords de violon se mêlaient aux sifflets des locomotives. « La musique résonne une dernière fois », écrit-il dans le « Concert à la gare ». C’est qu’il devenait impossible d’« écouter la musique de la révolution », dit son ami Alexandre Blok, avant de mourir dans les persécutions et la misère. La musique est une respiration, cette respiration qui manquait à Mandelstam atteint d’asthme et qu’il trouvait en elle.
Et nous, notre respiration ? La musique hors les murs, n’est-ce pas comme un ciel illimité où courent les nuages ? Partout dans l’air, elle est là, conversant avec les marronniers, les lampadaires, les escaliers qui dégringolent dans la ville. Sans salle de concert, sans tralala. Les notes filent, limpides, par des chemins d’air, balaient les obstacles, comme portées par le désir d’aller au plus vite saluer un ami très cher.
Est-ce que nous avons oublié le musicien de rue qui a trouvé asile de nuit au Musée des Beaux-Arts ? La silhouette toute maigre, peinte par Georges de La Tour. Le vielleur en cape grise élimée qui joue de la vielle. Et chante pour l’éternité la mélopée de la vie vulnérable des gens à la rue, au temps du Grand Siècle ou des agences de notation. Il ne voit plus. Il n’a plus qu’une bouche durcie, édentée d’où sort ce cri doux au bout de la nuit. Pourtant, cet homme que le sort a jeté à la rue devant ce pan de mur décrépi, n’a pas renoncé à la verticale. Il lui reste une fierté. Quelque chose en lui a préservé un irréductible éclat, signe que la vie dans son atome élémentaire résiste.
La musique dans les rues, il faut la préserver, c’est le ferment qui permet à chacun de rester debout.
Extrait de La ville aux maisons qui penchent. Suite nantaise. Editions La Chambre d’échos, Paris, octobre 2017.
Stèle du chemin de l’âme
Sentier en bord de mer. Je rencontre un groupe de marcheurs. Ils se déplacent en bandes comme les oiseaux migrateurs. Visages couleur de terre cuite, irradiés par la lumière qui monte de la mer, comme une grâce.
C’est une steppe. Le sable et les oyats échangent leurs frissons. Sur la plage, au loin, les croupes des rochers polies par les vents offrent leur patine mystérieuse.
J’ai quitté les dunes littorales. Chemin de randonnée. Loin des bruits du monde, c’est un de ces lieux où l’on invente d’autres rites, nos bâtons se disent bonjour, on se salue, on s’aère le cœur.
Je longe un petit champ. Au milieu des artichauts, le menhir de Kergallec. Haute pierre dressée de trois mètres. Le temps semble faire la pause.
Devant le menhir droit et immuable, je pense à d’autres pierres levées, les Stèles de Victor Segalen. Des poèmes inspirés par ces « monuments restreints à une table de pierre [qui] incrustent dans le ciel de la Chine leurs fronts plats. » Avec elles, le mystère s’invite : « Elles forcent à l’arrêt debout, face à leurs faces. »
Il a suffi que la lumière se ravive un instant dans la fraîcheur de l’air. Un tremblement qui naît de rien. Je crois apercevoir près du menhir l’ombre de Victor Segalen. Le jeune homme myope, en costume de drap noir impeccable est là devant moi. Il porte la main à sa moustache, silhouette frêle, nerveuse, que l’on dirait sortie d’un roman anglais.
Depuis longtemps, je l’ai suivi dans ses poèmes. Partir comme médecin de marine, comme explorateur au cœur de la Chine, comme écrivain, c’est chez lui la même évidence tendue, frémissante. S’en aller ailleurs pour cheminer en quête de soi, c’est sa manie de l’âme.
Dans ses textes, je sens, je touche les choses, la boue des sandales, les dalles de pierre qu’on caresse de ses pieds nus, les nœuds du bâton de marche. Loin du pittoresque, loin de l’exotisme des voyages. Il utilise les cailloux du réel. Pour ouvrir aux profondeurs de l’imaginaire.
« Tibet, tu te mugis d’une haleine ».
Dans sa poésie, je suis le rythme lent d’une respiration de marcheur. Un rythme dicté par le timbre austère et dépouillé d’un homme qui pose un regard autre sur le monde.
« Repose-toi du son dans le silence et du silence daigne revenir au son ».
Dans le tissage serré et concis de ses vers, une passion froide et brûlante explose. Ce pays enveloppé de mystère, qui a enfanté la « Cité interdite » l’attire. Mais son expérience est trop intérieure, l’homme trop énigmatique. S’il prend la route de la lointaine Chine, c’est pour aller au plus obscur, voir clair en lui-même.
Il a filé à vélo depuis Brest, à fleur de chemins et de dunes. Le temps d’une visite sur la côte pour voir ses enfants en ce mois de septembre 1918. Derrière lui, il laisse l’hôpital maritime où la grippe espagnole prend le relais des tranchées pour cisailler les vies des soldats blessés. Sur le visage fin et distingué, aux lunettes cerclées, je sens l’énergie qui déserte. Une hémorragie lente de forces. Comment oublier la lumière blanche des salles où s’entassent les mutilés, les visages ravagés des gueules cassées ou les soldats fous au regard vide ? Comment oublier l’épidémie qui fait ses morts par fagots dans l’odeur d’éther et d’agonie ?
Il y a aussi cette faim d’autre chose qui le tarabuste. Cette impression angoissée de poursuivre un rêve impossible. Ce lointain où il tente de se trouver lui-même, n’est-ce pas un pays où l’on n’arrive jamais ?
Assis dans l’herbe sur un petit tertre, il sort une bouteille d’encre et un carnet de moleskine. Il s’accorde ce qu’il appelle son « heure bénédictine ». Il dessine la pierre dressée. Son regard ardent scrute longuement cette borne sans inscriptions ni symboles. Est-il en train d’imaginer son grand poème « Tibet » ? Ou peut-être ces Immémoriaux bretons qu’il a en tête d’écrire sur son pays natal ? À moins qu’il n’ait une pensée pour cet ami, double de lui-même qu’il appelle « Toussaint de Bretagne et du Litang » ?
La minute est miraculeusement suspendue.
Le vent de la Côte des sables franchit les continents, se mêle aux souffles de la lointaine Asie. Il me semble voir Segalen griffonner nerveusement quelque chose sur son carnet. Déchiffre-t-il l’invisible calligraphie du temps sur le granit ?
Qu’est-il en train de me suggérer, celui qui est là, près de moi, arrimé au grand corps du monde ?
Dans l’étourdissement du vent, le face-à-face avec la pierre est face-à-face avec soi. Ces pierres sont-elles chinoises ou armoricaines ? Peu m’importe, au bout du compte. C’est une leçon d’humilité que nous livre leur étrangeté venue du fond des temps.
Quelque chose ici incline, « oblige », comme si la pierre indiquait le lieu intérieur.
Comme si l’essentiel était de voir le proche avec les yeux du divers, si cher à Segalen.
Me revient ce qu’il écrit dans Équipée : « Ceci est un rêve de marche, un rêve de route, un sommeil sur deux pieds balancés, ivres de fatigue à la tombée de l’étape. »
Peut-être, sur ce chemin, n’y a-t-il eu qu’un instant rêvé, où s’est invité pour moi le fantôme de Victor Segalen ?
Marie-Hélène Prouteau Extrait de La Petite plage. La Part Commune, 2015.
Follow the leaders
Vous avez traversé hier ce quartier, entendu le carillon familier de l’église Sainte-Croix, tout était comme d’habitude. Que s’est-il passé ? Les rues sont envahies de gravats. Et cette Place, c’est étrange. Les premières lézardes apparues se sont élargies. Est-ce une hallucination ? Où êtes-vous ?
La ville est un monceau de décombres.
Le monde saute à la gorge. Un agrégat de ruines gris béton, des corps enterrés dans les gravats jusqu’à la taille ou le cou. Est-ce après des bombardements ? Un instant, une hésitation. Est-ce hier ? Nantes 1943 ? Brest 1944 ? Hambourg d’Automne allemand de Stig Dagerman ? Mais, non, il faut se rendre à l’évidence. Ces gens autour de vous, quinquagénaires livides au crâne chauve appartiennent bien au morne présent du CAC 40. Complet-veston et attaché-case, ces bureaucrates, ces businessmen se ressemblent tous. Pantelante, vous les voyez s’enfoncer vivants dans le sol.
Pas moyen d’échapper à ce monceau de décombres.
Quelque chose comme les ruines de Bhopal et de Ground Zero réunies. Rien que des immeubles effondrés, après la catastrophe. Quelle catastrophe ? Plus un brin d’herbe. Plus une fleur. Plus un jet d’eau. Vous traversez cette place pétrifiée dans le chaos. La mort ici rôde, la mort ici se répand. Et, qui sait, peut-être sur le monde ?
Le plus inquiétant, c’est que ces gens ne regardent personne, tête baissée, yeux perdus, ils ne sont pas menaçants. Leur destin englué, ils semblent le porter sans la moindre colère. L’odeur de la servitude envahit tout, jusqu’aux rêves. C’est l’horreur à bas bruit, dans son ampleur muette. On n’entend même plus les arrogantes injonctions des téléscripteurs, « calculer », « rentabiliser », « à flux tendus, la vie ». Ils tournent dans le vide, ayant sombré dans le néant. Ici, l’on a renoncé à l’imagination, à la beauté. À la vie tout simplement.
Dans le ciel glacé, le soleil est mort. Les luttes et les rêves aussi.
Des gens traversent la Place, un journal sous le bras. Que se passe-t-il ? Sont-ils pris dans l’épouvante de ce qui reste après la catastrophe ? Frappés eux aussi par l’onde de choc de cette folie.
Le fond de l’air est immanquablement gris. Dans un coin, vous finissez par déchiffrer un panneau. Follow the leaders, c’est la vaste installation d’Isaac Cordal : deux mille figurines créées par l’artiste espagnol qui occupent toute la Place du Bouffay.
Pas moyen d’échapper à ce monceau de décombres.
Ces hommes hauts de vingt centimètres, c’est vous. Comme vous, ils suivent les leaders. Fréquentent les supermarchés, suivent d’hypnotiques injonctions à consommer, à penser ready-made. Et sont fiers de cette servitude.
Vous allez disparaître.
Extrait de La ville aux maisons qui penchent. Suite nantaise, La Chambre d’échos, Paris. Octobre 2017.
Sur la petite plage, un unique promeneur annonce la fin de la saison. Les parasols et serviettes de bain ont disparu. Le vent de mer souffle sans faiblir. La mer est forte. Une frise blanche court sur les flots verdâtres.
Dans la crique, des bateaux au mouillage dansent une chorégraphie haletante.
Je la remarque tout de suite : c’est une vieille barque aux formes ventrues. Sa carcasse bleue au bois écaillé, rincé par le sel dit qu’elle a vécu tous les tourments dans les tempêtes.
Et le vent est fou à lier, lui, le grand ordonnateur, capable d’agencer toutes les manettes en même temps. Actionner les percussions des vagues. Pétrir les airs de son souffle puissant. Faire courir les nuages à reculons. Le vent me prête sa vitalité, passe dans mon corps qui devient un champ d’énergie. Je le porte comme une seconde peau. Mais il ne reste pas en surface, il pénètre à l’intérieur, dans mes poumons, mes veines, mon crâne. J’ai en bouche ses gourmandises qui ont goût de sel et d’algues. Je sens sa fraîcheur sous le palais et la langue. Je suis une mangeuse de vent.
Sa rhapsodie sauvage me donne envie de sauter dans les vagues. Ses longues écharpes me fouettent le visage, cheveux collés par les embruns. Me voici unie à toutes ses vibrations. J’écoute sa respiration. Lui, le maître de cette transe guerrière. Il en dirige chaque moment. La force des vagues, il la jette brutalement contre les rochers. Je scrute des accélérations : bousculades de geysers, de cratères, de cataractes à l’envers. L’instant d’après, c’est le ralenti.
Je connais cette mutinerie des vagues. Elles grossissent, grossissent. Explosent tout à trac en traînées, giclées, myriades de gouttes. Grondements de crue, embellies brusques, tumultes exaspérés. Le vent, les vagues, pas moyen d’échapper à cette opulence minimaliste.
Se tenir là suffit : à présent, je retrouve le regard d’enfance sur l’infini des vagues. Tant de fois guettées. Je retrouve la jubilation hypnotique du déjà-vu quand on s’amusait à compter les vagues une à une.
Je vois la vieille barque s’enfoncer, hoqueter, tournoyer frénétiquement. Bringuebalée, perdue, malmenée par les lames qui viennent cogner ses flancs à grands coups. Sa coque se plante dans chaque vague et, déjà, pointe la suivante. La barque disparaît presque derrière la masse d’eau toute en tensions, qui enfle, se creuse, se lâche. Elle n’est plus qu’une petite chose prisonnière comme un moineau entré dans une maison cherche, affolé, la sortie.
Le vent mène sa danse de vieux chamane. J’aime ses cadences tantôt allègres, tantôt belliqueuses. Ses sauts périlleux, ses danses de guerre, ses joutes exubérantes.
À chaque retour, j’hésite entre le maudire ou le louer. Il s’immisce, s’impose, colonise sans égards. Se faufile dans les rochers, attend son heure dans les dunes, débusque un tamaris, s’en prend au totem de la digue du port. Prêt à s’insinuer dans les replis les plus intimes de la côte. En femme indienne, je repère ses traces. Quand il met ses peintures de guerre, il balaie vivement les mottes de ma tristesse. Il fait de la place en moi, avale les peines, efface les épreuves.
Le vent ignore superbement tout certificat d’hébergement. Il est partout en transit. Il passe sa route sans faire jamais d’escale. Que devient-il quand il ne souffle pas ? Nul ne connaît sa demeure. Est-elle d’eau, est-elle de terre ou de sable ?
Il y a un secret dans le vent : il est là, il n’est pas là. Ça n’a pas de bord, le vent. Ça n’a pas de corps. On le sent mais on ne le voit jamais. Présence rétive, frappée d’absence. Il est le sorcier de l’invisible. Flamboyant, timide, loquace, hurlant, il se rit de tout. Un peu gitan sur les bords, il trafique dans les coins. C’est l’éternel fouineur, l’éternel fugueur.
Je pense à ce vers d’Ingeborg Bachmann. Il m’emporte soudain, toute distance abolie :
« La Bohême est au bord de la mer ».
Mais oui ! C’est la mer bretonne qui borde la Bohême.
L’imagination est un lieu où il fait grand vent. Et le vent, ce bohémien, n’en finit pas de hanter cette mer intranquille.
Le promenoir de songes
Sur la grève, je la vois récolter du goémon d’hiver. Corps maigre, courbé en deux. Une vieille femme, du genre à parler à ses fleurs et qu’on doit dire un peu dérangée. Elle s’active tranquillement, fouillant d’une main experte les fucus noirs. Son affaire ? Ramasser sa floraison nourricière dans l’idée de l’enfouir ensuite pour amender la terre de son jardin. Il faut ce geste quand la terre est en repos et les graines en dormance. Naîtront peut-être dans le jardin de la vieille dame des fleurs aux couleurs et aux textures multiples, des hortensias, des glaïeuls, des roses, des fuchsias.
Ma grand-mère avait l’habitude de ramasser un peu d’algues quand elle venait nous voir. Je revois ses mains, tannées, couvertes de taches de rousseur. Et l’ongle dur, prêt à couper ou gratter. Les mains révèlent la trame des êtres. Leur part d’humanité. Les mains se taisent, si fort parfois. Mais elles ont leur langage et leur vie, faite de signes simples. Offrandes de ses mains ouvertes. « Il y a un secret dans la terre, il y a un secret dans la mer. Le goémon, ma petite-fille, c’est bon pour les racines des plantes ». Elle m’apprit que la mer peut conjuguer ses efforts à ceux de la terre pour offrir des promesses de vitalité végétale. Manière de greffer un futur aux choses, de préparer les éclosions à venir.
Ce legs, je le garde, intact. Impossible d’oublier son code de jardinière contemplative : elle pouvait s’émerveiller devant chaque plant, devant chaque pousse de fleur, en ce jardin qui fut son royaume minuscule après la mort de son mari.
C’est elle aussi qui m’apprit l’art du bouturage. Bouturer les pousses de bois tendre aussi bien que les mots éclos dans le silence. Ici et là, tout est en devenir. Il peut suffire d’un geste maladroit pour briser le lent parcours de la vie des plantes. Elle le savait, comme le savaient tous mes aïeux. C’est pareil pour les mots, je l’ai découvert plus tard. Et puis il faut du temps. Attendre sans hâte l’invisible et continue poussée de la sève, végétale ou langagière. La laisser mener sa vie à bas bruit. Les choses adviennent au bout du silence. Se jaugent à ce qui en jaillit.
En confiant à ces rouleaux d’algues mon histoire de la petite plage, je voudrais faire comme elle me l’apprit. Recueillir ce qui multiplie et féconde l’existence. J’ai l’impression que ma mémoire de sable est bue par la mouvance de la marée. Pourtant, des trous d’eau sur la grève remontent des souvenirs. Par bribes. Je pense à tous mes parents, à ces hommes et ces femmes qui m’ont précédée. Je sens leur présence sur la petite plage comme un champ magnétique autour de moi. Revenants rassemblés sur ce promenoir de songes.
C’est étrange, leurs visages restent blancs, fondus dans une totalité indistincte, disparus dans l’écume des années. Leurs noms dorment sous les arborescences laissées par les vagues sur le sable. C’est la silhouette de ma grand-mère qui se dessine en tête de ce cortège de témoins muets. Comme si elle convoquait la communauté des vivants et des morts, ma grand-mère gigogne, entourée et pleine de toutes ces vies qu’elle recueille en elle.
J’attends que ses gestes sortent peu à peu des milliards de grains de sable. Yeux écarquillés, je redeviens l’enfant qui n’était que regard. Je laisse sa vie affleurer dans la mienne. Je pose mes mains dans les siennes, par-delà les années. Je crois sentir sur ma peau leur tiédeur vivante. Je pense à ses mains qui ont baratté l’ordinaire de la vie, souffrances, joies, drames. Qui se sont penchées sur les berceaux, ont joué avec les boucles de cheveux ou apaisé les nourrissons bouillant de larmes. Ces bégaiements de petites vies commençantes, elle s’y est donnée, elle qui s’échina dans ses dix maternités.
À côté, rudes et taciturnes, des mains d’hommes, mari et fils qui ont porté tant de charges dans les saisons de patience. Quintaux de blé, de goémon, de vie promise. Des gestes commandés par la terre, suspendus à la course des nuages et à l’imprévisible partition qui se joue entre le ciel et le vent. Ces mains qui ont cueilli quelques épis de blé mûrs, puis frotté le grain entre le pouce et l’index pour vérifier si la balle se sépare bien. Juste à point pour la moisson, si l’épi s’égrène facilement. Il faut bien veiller au grain de la vie.
Ses mains à elle qui, le soir à la lampe, ont écrit des lettres, en tremblant. À l’époux mobilisé en août 14 et parti pour la terrible « Bataille des frontières ». En tremblant, elles ont ouvert ses lettres. Parla-t-il de la plaine des Ardennes belges creusée de labours géants où se levaient de si noires récoltes ? Sang et chair dans ces fosses communes qui ne disaient pas leur nom. La main qui avait signé la déclaration de guerre n’avait pas tremblé, elle.
Ses mains qui ont versé dans la cruche le lait des vaches, encore chaud de la traite, où demeurent, secrets dépôts, la pluie reçue du ciel et la lente rumination du troupeau. Ou qui se sont abîmées dans le halo bleuté des lessives. Et dans ses mains, la lenteur d’un geste oublié, repriser, ravauder ces choses qu’on prenait soin de ne pas jeter. Un point à l’envers et un point à l’endroit, tant de chaleur dans les maisons de ferme. Ces mains expertes, rires ou chagrins, au chevet des jours. Trois de ses fils morts avant elle.
Elles qui savaient le parler muet des paumes nues. Toucher les fronts brûlant de fièvre des accouchées, s’ouvrir pour recueillir le silence des agonies, quand la tendresse hésite, faire la toilette et ajuster le linceul pour sceller une vie. Murmures et chuchotements de ces messagères de l’intime.
Elles que j’ai vues se lever au ciel, frémissantes quand elle lançait un « Hopala ! » mêlé d’étonnement et d’indignation. Terme générique pour dire que, dans les petites et les grandes anomalies de nos vies, on avait dépassé les limites du sens commun et de la mesure.
Elles sont un peu de moi, un peu moi, ces mains. Ce qui nous lie perdure si fortement. Pourtant, je n’ai pas vécu comme ma grand-mère, pas travaillé, pensé, lutté comme elle. Mais il me semble que nous avons cherché la même chose. Comment vivre debout ?
Non, les lignes de ses mains ne se sont pas arrêtées avec sa mort. Elles ont ouvert d’autres lignes, de vie en vie, celles-là mêmes que je déroule sur ces rouleaux où s’inscrivent mes mots travaillés par le sel et le granit.
Alors, je veux prêter mes mains qui tiennent la plume afin de retrouver le fil du chemin que nous avons fait ensemble.
Marie-Hélène Prouteau, La Petite plage.
Musiciens des rues
Il y a des jours où les dernières nouvelles semblent colportées par un diable ricanant de ses dents noires. Cette histoire dans le journal. Un policier municipal de Nantes est venu verbaliser le violoniste de rue Dinu Vancea Andrei : occupation illégale de l’espace public. Dix ans qu’au pied du Passage Pommeraye, la musique du violoniste roumain s’en va dans la ville, de l’autre côté du vacarme médiatique. Danses roumaines, Minor Swing et jazz manouche sous les doigts du vieil homme en gilet et haut-de-forme.
Ça rappelle une autre histoire, place du Bouffay. Un pianiste avait installé son piano au beau milieu de la place et jouait. Une émeute de sons sous les doigts de Pierre-Henri Weiss. Dégaine bohême et chevelure blanche. Aux terrasses les gens écoutaient. Ce chant du piano qui rebondissait entre les vieux immeubles. Un élan d’une grâce singulière effaçant les pensées sombres, l’air empli d’un inspir et d’un expir de légèreté. Soudain une ombre grise, celle des policiers venus verbaliser.
Sale attentat contre la musique : les témoins de la scène n’ont rien pu faire. Nous devons être bien malheureux pour faire cette méchante guerre à la musique.
Nous sommes soudain dans le livre de Mandelstam, Le timbre égyptien, qui s’ouvre sur une étrange scène. Un piano à queue, tel un noir météore, est transféré dans un dépôt de meubles. On confisque à l’instrument sa fonction de produire des sons. On le déporte dans le silence forcé. Le poète se souvient des concerts dans la gare de Pavlosk où il venait, enfant, avec sa mère, tandis que les accords de violon se mêlaient aux sifflets des locomotives. « La musique résonne une dernière fois », écrit-il dans le « Concert à la gare ». C’est qu’il devenait impossible d’« écouter la musique de la révolution », dit son ami Alexandre Blok, avant de mourir dans les persécutions et la misère. La musique est une respiration, cette respiration qui manquait à Mandelstam atteint d’asthme et qu’il trouvait en elle.
Et nous, notre respiration ? La musique hors les murs, n’est-ce pas comme un ciel illimité où courent les nuages ? Partout dans l’air, elle est là, conversant avec les marronniers, les lampadaires, les escaliers qui dégringolent dans la ville. Sans salle de concert, sans tralala. Les notes filent, limpides, par des chemins d’air, balaient les obstacles, comme portées par le désir d’aller au plus vite saluer un ami très cher.
Est-ce que nous avons oublié le musicien de rue qui a trouvé asile de nuit au Musée des Beaux-Arts ? La silhouette toute maigre, peinte par Georges de La Tour. Le vielleur en cape grise élimée qui joue de la vielle. Et chante pour l’éternité la mélopée de la vie vulnérable des gens à la rue, au temps du Grand Siècle ou des agences de notation. Il ne voit plus. Il n’a plus qu’une bouche durcie, édentée d’où sort ce cri doux au bout de la nuit. Pourtant, cet homme que le sort a jeté à la rue devant ce pan de mur décrépi, n’a pas renoncé à la verticale. Il lui reste une fierté. Quelque chose en lui a préservé un irréductible éclat, signe que la vie dans son atome élémentaire résiste.
La musique dans les rues, il faut la préserver, c’est le ferment qui permet à chacun de rester debout.
Extrait de La ville aux maisons qui penchent. Suite nantaise. Editions La Chambre d’échos, Paris, octobre 2017.
Stèle du chemin de l’âme
Sentier en bord de mer. Je rencontre un groupe de marcheurs. Ils se déplacent en bandes comme les oiseaux migrateurs. Visages couleur de terre cuite, irradiés par la lumière qui monte de la mer, comme une grâce.
C’est une steppe. Le sable et les oyats échangent leurs frissons. Sur la plage, au loin, les croupes des rochers polies par les vents offrent leur patine mystérieuse.
J’ai quitté les dunes littorales. Chemin de randonnée. Loin des bruits du monde, c’est un de ces lieux où l’on invente d’autres rites, nos bâtons se disent bonjour, on se salue, on s’aère le cœur.
Je longe un petit champ. Au milieu des artichauts, le menhir de Kergallec. Haute pierre dressée de trois mètres. Le temps semble faire la pause.
Devant le menhir droit et immuable, je pense à d’autres pierres levées, les Stèles de Victor Segalen. Des poèmes inspirés par ces « monuments restreints à une table de pierre [qui] incrustent dans le ciel de la Chine leurs fronts plats. » Avec elles, le mystère s’invite : « Elles forcent à l’arrêt debout, face à leurs faces. »
Il a suffi que la lumière se ravive un instant dans la fraîcheur de l’air. Un tremblement qui naît de rien. Je crois apercevoir près du menhir l’ombre de Victor Segalen. Le jeune homme myope, en costume de drap noir impeccable est là devant moi. Il porte la main à sa moustache, silhouette frêle, nerveuse, que l’on dirait sortie d’un roman anglais.
Depuis longtemps, je l’ai suivi dans ses poèmes. Partir comme médecin de marine, comme explorateur au cœur de la Chine, comme écrivain, c’est chez lui la même évidence tendue, frémissante. S’en aller ailleurs pour cheminer en quête de soi, c’est sa manie de l’âme.
Dans ses textes, je sens, je touche les choses, la boue des sandales, les dalles de pierre qu’on caresse de ses pieds nus, les nœuds du bâton de marche. Loin du pittoresque, loin de l’exotisme des voyages. Il utilise les cailloux du réel. Pour ouvrir aux profondeurs de l’imaginaire.
« Tibet, tu te mugis d’une haleine ».
Dans sa poésie, je suis le rythme lent d’une respiration de marcheur. Un rythme dicté par le timbre austère et dépouillé d’un homme qui pose un regard autre sur le monde.
« Repose-toi du son dans le silence et du silence daigne revenir au son ».
Dans le tissage serré et concis de ses vers, une passion froide et brûlante explose. Ce pays enveloppé de mystère, qui a enfanté la « Cité interdite » l’attire. Mais son expérience est trop intérieure, l’homme trop énigmatique. S’il prend la route de la lointaine Chine, c’est pour aller au plus obscur, voir clair en lui-même.
Il a filé à vélo depuis Brest, à fleur de chemins et de dunes. Le temps d’une visite sur la côte pour voir ses enfants en ce mois de septembre 1918. Derrière lui, il laisse l’hôpital maritime où la grippe espagnole prend le relais des tranchées pour cisailler les vies des soldats blessés. Sur le visage fin et distingué, aux lunettes cerclées, je sens l’énergie qui déserte. Une hémorragie lente de forces. Comment oublier la lumière blanche des salles où s’entassent les mutilés, les visages ravagés des gueules cassées ou les soldats fous au regard vide ? Comment oublier l’épidémie qui fait ses morts par fagots dans l’odeur d’éther et d’agonie ?
Il y a aussi cette faim d’autre chose qui le tarabuste. Cette impression angoissée de poursuivre un rêve impossible. Ce lointain où il tente de se trouver lui-même, n’est-ce pas un pays où l’on n’arrive jamais ?
Assis dans l’herbe sur un petit tertre, il sort une bouteille d’encre et un carnet de moleskine. Il s’accorde ce qu’il appelle son « heure bénédictine ». Il dessine la pierre dressée. Son regard ardent scrute longuement cette borne sans inscriptions ni symboles. Est-il en train d’imaginer son grand poème « Tibet » ? Ou peut-être ces Immémoriaux bretons qu’il a en tête d’écrire sur son pays natal ? À moins qu’il n’ait une pensée pour cet ami, double de lui-même qu’il appelle « Toussaint de Bretagne et du Litang » ?
La minute est miraculeusement suspendue.
Le vent de la Côte des sables franchit les continents, se mêle aux souffles de la lointaine Asie. Il me semble voir Segalen griffonner nerveusement quelque chose sur son carnet. Déchiffre-t-il l’invisible calligraphie du temps sur le granit ?
Qu’est-il en train de me suggérer, celui qui est là, près de moi, arrimé au grand corps du monde ?
Dans l’étourdissement du vent, le face-à-face avec la pierre est face-à-face avec soi. Ces pierres sont-elles chinoises ou armoricaines ? Peu m’importe, au bout du compte. C’est une leçon d’humilité que nous livre leur étrangeté venue du fond des temps.
Quelque chose ici incline, « oblige », comme si la pierre indiquait le lieu intérieur.
Comme si l’essentiel était de voir le proche avec les yeux du divers, si cher à Segalen.
Me revient ce qu’il écrit dans Équipée : « Ceci est un rêve de marche, un rêve de route, un sommeil sur deux pieds balancés, ivres de fatigue à la tombée de l’étape. »
Peut-être, sur ce chemin, n’y a-t-il eu qu’un instant rêvé, où s’est invité pour moi le fantôme de Victor Segalen ?
Marie-Hélène Prouteau Extrait de La Petite plage. La Part Commune, 2015.
Follow the leaders
Vous avez traversé hier ce quartier, entendu le carillon familier de l’église Sainte-Croix, tout était comme d’habitude. Que s’est-il passé ? Les rues sont envahies de gravats. Et cette Place, c’est étrange. Les premières lézardes apparues se sont élargies. Est-ce une hallucination ? Où êtes-vous ?
La ville est un monceau de décombres.
Le monde saute à la gorge. Un agrégat de ruines gris béton, des corps enterrés dans les gravats jusqu’à la taille ou le cou. Est-ce après des bombardements ? Un instant, une hésitation. Est-ce hier ? Nantes 1943 ? Brest 1944 ? Hambourg d’Automne allemand de Stig Dagerman ? Mais, non, il faut se rendre à l’évidence. Ces gens autour de vous, quinquagénaires livides au crâne chauve appartiennent bien au morne présent du CAC 40. Complet-veston et attaché-case, ces bureaucrates, ces businessmen se ressemblent tous. Pantelante, vous les voyez s’enfoncer vivants dans le sol.
Pas moyen d’échapper à ce monceau de décombres.
Quelque chose comme les ruines de Bhopal et de Ground Zero réunies. Rien que des immeubles effondrés, après la catastrophe. Quelle catastrophe ? Plus un brin d’herbe. Plus une fleur. Plus un jet d’eau. Vous traversez cette place pétrifiée dans le chaos. La mort ici rôde, la mort ici se répand. Et, qui sait, peut-être sur le monde ?
Le plus inquiétant, c’est que ces gens ne regardent personne, tête baissée, yeux perdus, ils ne sont pas menaçants. Leur destin englué, ils semblent le porter sans la moindre colère. L’odeur de la servitude envahit tout, jusqu’aux rêves. C’est l’horreur à bas bruit, dans son ampleur muette. On n’entend même plus les arrogantes injonctions des téléscripteurs, « calculer », « rentabiliser », « à flux tendus, la vie ». Ils tournent dans le vide, ayant sombré dans le néant. Ici, l’on a renoncé à l’imagination, à la beauté. À la vie tout simplement.
Dans le ciel glacé, le soleil est mort. Les luttes et les rêves aussi.
Des gens traversent la Place, un journal sous le bras. Que se passe-t-il ? Sont-ils pris dans l’épouvante de ce qui reste après la catastrophe ? Frappés eux aussi par l’onde de choc de cette folie.
Le fond de l’air est immanquablement gris. Dans un coin, vous finissez par déchiffrer un panneau. Follow the leaders, c’est la vaste installation d’Isaac Cordal : deux mille figurines créées par l’artiste espagnol qui occupent toute la Place du Bouffay.
Pas moyen d’échapper à ce monceau de décombres.
Ces hommes hauts de vingt centimètres, c’est vous. Comme vous, ils suivent les leaders. Fréquentent les supermarchés, suivent d’hypnotiques injonctions à consommer, à penser ready-made. Et sont fiers de cette servitude.
Vous allez disparaître.
Extrait de La ville aux maisons qui penchent. Suite nantaise, La Chambre d’échos, Paris. Octobre 2017.